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l'Autriche, et moitié sous celle de la Prusse. Le maréchal de Wrède a demandé que le nombre des directeurs fùt augmenté, et que la direction alternât entre eux; on a proposé en outre de former entre tous les États confédérés une ligue très-étroite pour défendre l'état de possession de chacun tel qu'il sera établi par les arrangements qui vont se faire. Le Roi de Bavière, qui a bien compris que par cette ligue la Prusse avait surtout en vue de s'assurer la possession de la Saxe contre l'opposition des puissances qui veulent conserver ce Royaume, qui sent bien qu'il aurait tout à craindre lui-même si la Saxe était une fois sacrifiée, et qui est prêt à la défendre pour peu qu'il ne soit pas abandonné à ses propres forces, a ordonné de lever chez lui vingt mille recrues, qui porteront son armée à soixante-dix mille hommes; loin de vouloir entrer dans la ligue proposée, son intention, du moins jusqu'à présent, est qu'aussitôt que les Prussiens se seront emparés de la Saxe, son ministre se retire de la commission, en déclarant qu'il ne veut pas être complice et bien moins encore garant d'une telle usurpation.

Les Prussiens ne connaissent pas cette intention du Roi, mais ils n'ignorent pas ses armements et le soupçonnent très-probablement d'être disposé à joindre ses forces à celles des puissances qui voudraient défendre la Saxe; ils sentent d'ailleurs que sans le consentement de la France, la Saxe ne serait point une acquisition solide. On dit aussi que le Cabinet, qui ne partage pas l'aveugle dévouement du Roi pour l'Empereur Alexandre, n'est pas sans inquiétude du côté de la Russie; qu'il renoncerait peut-être à

la Saxe pourvu qu'il retrouvât ailleurs de quoi compléter le nombre de sujets que la Prusse, d'après ses traités, doit

avoir.

Quels que soient ses sentiments et ses vœux, les ministres prussiens paraissent vouloir se rapprocher de nous, et nous envoient invitations sur invitations.

Lord Castlereagh, qui a imaginé de fortifier la Prusse en deçà de l'Elbe sous le prétexte de la faire servir de barrière contre la Russie, a toujours ce projet fort à cœur. Dans une conversation qu'il eut il y a peu de jours chez moi, il me reprocha de faire de la question de la Saxe une question de premier ordre, tandis que selon lui elle n'était rien, et que la question de Pologne était tout. Je lui répondis que la question de Pologne serait pour moi la première de toutes, s'il ne l'avait pas réduite à n'être qu'une simple question de limites. Voulait-il rétablir toute la Pologne dans une entière indépendance? je serais avec lui en première ligne : mais quand il ne s'agissait que de limites, c'était à l'Autriche et à la Prusse, qui y étaient le plus intéressées, à se mettre en avant. Mon rôle alors devait se borner à les appuyer, et je le ferais. Sur son projet d'unir l'Autriche et la Prusse, je lui fis des raisonnements auxquels il ne put répondre, et je lui citai, sur la politique de la Prusse depuis soixante ans, des faits qu'il ne put nier. Mais en passant condamnation sur les anciens torts de ce Cabinet, il se retrancha dans l'espérance d'un meilleur avenir.

Cependant je sais qu'il lui a été fait par diverses personnes des objections qui l'ont frappé; on lui a demandé comment il consentait à mettre l'une des plus grandes villes

commerçantes de l'Allemagne (Leipzig), où se tient une des plus grandes foires de l'Europe, sous la domination de la Prusse, avec laquelle l'Angleterre ne pouvait pas être sûre d'être toujours en paix, au lieu de la laisser entre les mains d'un prince avec lequel l'Angleterre ne pouvait jamais avoir rien à démêler; il a été frappé d'une sorte d'étonnement et de crainte de ce que son projet pouvait compromettre en quelque chose l'intérêt mercantile de l'Angleterre.

Il m'avait invité à concerter avec lui un projet pour la convocation du Congrès; je lui en avais remis un, et il en avait été content.

Je rédigeai aussi quelques projets sur la première réunion des ministres, la vérication des pouvoirs, et les commissions à former à la première séance du Congrès. (Ces différentes pièces seront jointes à ma dépêche au Département que M. de Jaucourt soumettra à Votre Majesté.)

Devant à lord Castlereagh, M. le duc de Dalberg et moi, une visite, nous allâmes ensemble les lui porter hier au soir; il n'y trouva rien à redire, mais il fit observer que la crainte que les Prussiens avaient de nous ferait sûrement qu'ils y soupçonneraient quelque arrière-pensée. Les craintes réelles ou simulées des Prussiens amenèrent naturellement la conversation sur l'éternel sujet de la Pologne et de la Saxe; il

1 Cette ville subissait une forte occupation militaire; le 7 novembre 1814, le général-major prussien de Bismarck était arrivé à Leipzig pour prendre le commandement de la ville.

avait sur sa table des cartes avec lesquelles je lui fis voir que la Saxe étant dans les mêmes mains que la Silésie, la Bohême pouvait être enlevée en peu de semaines', et que la Bohême enlevée, le cœur de la Monarchie autrichienne était à découvert et sans défense. Il parut étonné : il nous avait parlé comme s'il eût tourné ses espérances du côté de la Prusse par l'impossibilité d'en mettre aucune dans l'Autriche. Il eut l'air surpris quand nous lui dîmes qu'il ne lui manquait que de l'argent pour réunir ses troupes ; qu'elle aurait alors les forces les plus imposantes, et que pour cela il lui suffirait aujourd'hui d'un million sterling. Cela l'anima, et il parut disposé à soutenir l'affaire de la Pologne jusqu'au bout. Il savait que l'on travaillait dans la chancellerie russe à une réponse à son mémoire, et il ne paraissait point s'attendre à ce qu'elle fût satisfaisante. Il était instruit que les Serviens avaient repris les armes, et il nous apprit qu'un corps russe, commandé par un des meilleurs généraux de Russie, s'approchait des frontières de l'Empire ottoman. Rien ne lui paraissait donc plus nécessaire et plus urgent que d'opposer une digue à l'ambition

1 On sait que la tactique des Rois de Prusse, dans chacune de leurs guerres avec l'Autriche, a consisté à se jeter dès l'abord sur la Bohême (1741, 1757, 1778, 1866).

et

2 « Metternich de confiance dans les moyens de sa Monarchie, manque son caractère n'est pas décidé. » Ce jugement se retrouve souvent dans les lettres transmises au Département par nos plénipotentiaires au Congrès de Vienne.

3 On sait que Czerni-Georges avait mérité le surnom de Libérateur de la Serbie; abandonné par les Russes au traité de Bukarest (1812), il avait émigré (1813) en Bessarabic; mais il se préparait dès lors à reparaître dans son pays natal.

de la Russie. Mais il voudrait que cela se fit sans guerre, ou que, si la guerre ne pouvait être évitée, elle pût se faire sans le secours de la France. A sa manière d'estimer nos forces, on peut juger que c'est la France qu'il redoute le plus. « Vous avez, nous dit-il, vingt-cinq millions d'hommes; nous les estimons comme quarante millions. » Une fois il lui échappa de dire: « Ah! s'il ne vous était resté aucune vue sur la rive gauche du Rhin! » Il me fut aisé de lui prouver, par la situation de la France, par celle de l'Europe qui était tout entière en armes, que l'on ne pouvait supà la France des vues ambitieuses sans la supposer poser insensée. «Soit, répondit-il, mais une armée française traversant l'Allemagne pour une cause quelconque ferait trop d'impression, et réveillerait trop de souvenirs. » Je lui représentai que la guerre ne serait point nécessaire, et qu'il suffirait de placer la Russie vis-à-vis de l'Europe unie dans une même volonté, ce qui nous ramena à l'ouverture du Congrès. Mais lui, parlant toujours de difficultés sans dire en quoi consistaient ces difficultés, me conseilla de voir M. de Metternich; d'où je conclus qu'ils étaient convenus entre eux de quelque chose dont il ne m'aurait pas fait mystère, s'il eût eu lieu de croire que je n'aurais rien à y objecter; du reste, en nous accusant d'avoir tout retardé, il nous a naïvement avoué que, sans nous, tout serait maintenant réglé, parce que dans le principe ils étaient d'accord, aveu qui donne la mesure de l'influence que, dans leur propre opinion, il appartient à Votre Majesté d'avoir sur les affaires de l'Europe.

Au total, les dispositions de lord Castlereagh, sans être

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