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prises pour que la France de 1792 fût sauvegardée. Des quatre grandes puissances, elle en avait deux avec elle. « Elle avait coupé l'Europe en deux à son profit. »

Il faut lire les journaux de Berlin de cette époque pour se représenter les colères que souleva en Prusse l'issue de cette mémorable négociation. Le prince de Hardenberg, qui n'avait pu maintenir la Saxe au pouvoir des Prussiens, était l'objet des plus véhéments reproches; ce même prince de Hardenberg qui, dans la première réunion des plénipotentiaires à la conférence de Vienne, demandait ce que le droit public venait faire dans leurs délibérations, et à qui M. de Talleyrand répondait : « Il fait que vous y êtes. "

Doit-on encore reprocher à M. de Talleyrand de ne pas avoir abandonné la Saxe? Mais abandonner la Saxe, c'était, en dehors des questions d'équilibre et de stratégie, abandonner aussi le principe de la légitimité même, dans lequel M. de Talleyrand faisait résider toute la force des négociateurs français.

Au lieu de la Saxe protestante, qu'elle se serait assimilée trop facilement, la Prusse reçut les Provinces rhénanes, c'est-à-dire des pays catholiques, séparés d'elle par le Hanovre, la Hesse, le duché de Brunswick, celui de Nassau, etc., habitués à une administration

française, plus éloignés d'elle encore par leurs croyances religieuses, les mœurs et la législation. Il a fallu à la Prusse un demi-siècle pour s'assimiler des pays si différents d'elle-même.

Il y a eu dans sa situation ce phénomène bizarre que, pour rallier ces éléments disparates, elle a dû, elle, puissance protestante, se faire la protectrice des intérêts catholiques en Allemagne. C'est la Prusse, constituée en gouvernement absolu, qui dut se plier aux idées libérales de ces provinces; c'est elle, protectionniste, qui dut se mettre à la tête du mouvement de liberté commerciale et créer, à force de persistance et de sacrifices, la grande union douanière de l'Europe centrale (Zollverein), afin de pouvoir rejoindre ses propres provinces.

Mais tandis qu'à Vienne M. de Talleyrand s'employait tout entier à consolider la paix, à Paris, le Gouvernement de la Restauration, à peine établi, travaillait déjà à sa propre ruine. On verra par les notes extraites de lettres inédites des correspondants parisiens de M. de Talleyrand, à Vienne, le jugement que portaient sur la politique du nouveau Gouvernement ses plus clairvoyants amis ' « Hélas! pourquoi n'avez-vous

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1 Nous avons pu consulter à ce sujet le manuscrit des lettres de M. de

pas pu rester avec nous? Mes lettres vous auront fait voir mes alarmes, mon découragement, et vous avez facilement jugé, puisque je trouvais tout en si fausse et si fâcheuse position, ce qu'il y avait à craindre du retour de l'homme. Je ne me suis fait aucune illusion sur la marche funeste que nous suivons.» (Jaucourt à Talleyrand, 9 avril 1815.) « ... Grand Dieu! quel chemin nous avons parcouru depuis ce jour-là (la séance royale)! Il faut le dire en un seul mot, il conduisait à l'île d'Elbe.» (Le même, 10 avril 1815.)

Le traité de Fontainebleau n'était pas exécuté, Napoléon était menacé de déportation aux Açores. Il profite du désarroi général, de l'impéritie et de l'impopularité de la Restauration, il quitte l'île d'Elbe, l'armée se rallie à lui; il a manifestement pour lui, non-seulement ce que M. de Jaucourt appelait alors les jacobins, mais encore les constitutionnels et les parlementaires. A la faveur de ce tardif retour vers la liberté, Carnot est ministre de l'intérieur; Benjamin Constant, Sismondi se rallient à lui; c'est Benjamin Constant qui se charge de rédiger lui-même l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire; la haine de l'ancien régime, avivée par les fautes des Bourbons, l'emporte sur l'ancienne

Jaucourt et une copie d'une correspondance qu'on attribue à M. d'Hauterive. Nous en donnons quelques extraits.

aversion des républicains et des libéraux pour Bonaparte, et sur leur crainte de la coalition et de la guerre renaissante; le 7 juin, Napoléon ouvre la session par cet hommage tardif que, dans sa détresse, il rendait à la liberté : « Je viens commencer la Monarchie constitutionnelle; les hommes sont trop impuissants pour assurer l'avenir, les institutions seules fixent les destinées des nations. >>

Qu'on nous permette de signaler en passant l'influence qu'a exercée sur nos destinées futures, pour le retour des Bonaparte, au milieu de notre siècle, l'accord momentané des républicains, des libéraux et de Napoléon, durant cette pénible période des Cent-Jours.

Le retour de Bonaparte a provoqué, de la part de M. de Talleyrand, la rédaction d'un mémoire malheureusement perdu, et qu'il adressait aux puissances réunies à Vienne. Si l'on en juge par sa correspondance à cette époque, ce mémoire devait renfermer contre le revenant de l'île d'Elbe des formules d'exorcisme empruntées plutôt à son ancien rôle d'évêque qu'à celui d'ami clairvoyant et de collaborateur désabusé de Napoléon.

On connaît la déclaration du 13 mars, celle du 25; la coalition se reforme; à ce moment, Talleyrand, sur le terrain de la diplomatie, a le droit de dire qu'il défend

la cause de la France en obtenant le maintien du traité du 30 mai, qui nous garantissait nos frontières, et en signant l'acte final du Congrès de Vienne.

Il rentre à Paris avec Louis XVIII, il reprend son rôle de premier ministre, mais le mémoire de Gand n'a fait qu'une impression éphémère sur le Roi, et bientôt celui même qui avait favorisé le retour de Louis XVIII est obligé de se retirer devant la réaction triomphante et l'hostilité d'Alexandre, cette hostilité qu'il avait si noblement méritée en défendant contre lui les principes du droit des gens au Congrès de Vienne. Le jour même où la Gazette officielle annonça sa retraite, se conclut à Paris, sous les auspices d'Alexandre, la Sainte-Alliance. Nous étions loin du traité du 3 janvier 1815.

M. de Talleyrand, évidemment, n'a pas eu la force de caractère nécessaire pour faire prévaloir contre les préférences personnelles du Roi Louis XVIII, et surtout contre les passions rétrogrades de son entourage, son système de Monarchie parlementaire et constitutionnelle, qui plaçait la Charte au-dessus de la Royauté même. Mais alors même qu'il cédait devant la force des choses qu'il n'aimait pas à combattre, sa haute clairvoyance et son expérience consommée lui démontraient que, dans un avenir plus ou moins éloigné, la

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