Page images
PDF
EPUB

ou qu'on la dédaigne, on s'efforce d'attirer les esprits à soi en les éclairant, ou de les tromper et de les maîtriser. Tel est l'éternel antagonisme de la liberté et de l'oppression, du droit et de la force.

Les plus anciennes civilisations dont le souvenir soit venu jusqu'à nous reposent sur le principe de l'intolérance. L'Inde et l'Égypte sont des pays de castes où tout était enchaîné dans une hiérarchie inflexible. Les prêtres y gardaient dans l'ombre du sanctuaire le secret du dogme, ne livrant à la foule que des superstitions grossières. Instruits, mais pour eux seuls, ils se gardaient de propager des lumières qui, concentrées en leurs mains, assuraient leur autorité. Toute leur action au dehors se bornait à renfermer chaque homme dans sa classe, chaque classe dans sa fonction propre, et l'État dans la routine. Ils duraient, à condition de ne pas vivre. L'humanité vivait dans le seul pays du monde où elle était libre.

La liberté, la philosophie dans l'antiquité, c'était la Grèce. Pendant près de mille ans, l'histoire de la Grèce est l'histoire du monde. Là la philosophie naît avec Pythagore; elle s'épure avec Platon; elle s'étend, elle se fortifie avec Aristote; elle devient, avec le stoïcisme, la maîtresse et la régulatrice des mœurs. Eschyle éteint fait place à Sophocle. Chaque siècle apporte à l'art une nouvelle forme, une nouvelle idée à la science. Ce n'est pas que, sur cette terre héroï

[ocr errors]

que, la liberté n'ait eu ses martyrs; mais quand Socrate mourait, victime des rancunes sacerdotales, sa doctrine régnait sur toute la Grèce, et sur l'esprit même de ses juges.

Vous connaissez, messieurs, l'admirable développement de la civilisation grecque, et cet étrange phénomène d'un si petit peuple gouvernant le monde pendant plusieurs siècles par l'ascendant de ses mœurs et de ses idées. Un jour vint où le génie de la Grèce commença à décroître. L'imitation, dans les arts, prit la place de l'invention. La philosophie, épuisée, et désormais incapable d'enfanter de nouveaux systèmes, ne songea plus qu'à tirer parti des systèmes anciens par un ingénieux et stérile éclectisme. La grandeur de Rome, en ôtant à la Grèce toute importance politique, avait contribué à cette décadence, car il est impossible qu'un peuple qui n'agit plus conserve longtemps la supériorité de la pensée. Rome elle-même, qui n'avait été grande que par l'action, ne se retrouva plus, quand le monde conquis ne lui laissa plus de champs de batailles, et elle devint aisément la proie d'un ambitieux. C'est à ce moment-là, entre la Grèce éteinte et Rome asservie sous un empereur, que l'avénement du christianisme produisit la plus grande révolution philosophique et la plus grande révolution sociale de l'histoire. C'est là aussi, messieurs, qu'en présence de la première religion vraiment digne de ce nom,

nous commencerons l'histoire de la liberté de conscience.

Jetons un regard rapide sur la société romaine aux premiers siècles de notre ère, afin de mieux juger l'étendue et la portée de la révolution qui se produit. La décrépitude était partout, dans les choses et dans les âmes. Caton avait emporté en mourant ce qui restait des mœurs de la république. Rome avait crû par le patriotisme; elle tomba par la servitude. Les patriciens, devenus courtisans, prirent des âmes de courtisans despotes chez eux, flatteurs chez le maître, ils se jetèrent dans un luxe effréné qui traîna la misère à sa suite, car le luxe, quoi qu'on en dise, est le contraire de l'art, et il aboutit toujours à une déperdition de forces. Le peuple, qui ne savait pas travailler et n'avait plus de guerres, s'accoutuma à vivre de largesses. Quand il y eut au-dessus des tribunaux la volonté d'un homme, la loi perdit son autorité et sa fixité. Point de philosophie; le stoïcisme même était inconnu comme théorie. Sous la république, il n'avait été que dans les lois et les mœurs : il eût effrayé les courtisans de César. Le père de famille avait-il besoin pour ses enfants d'un maître de philosophie? il le faisait acheter au marché. Ce maître était stoïcien ou épicurien, selon la vente et le hasard de la journée. A vrai dire, la philosophie n'était plus qu'un art frivole, qu'on se hâtait d'oublier en

quittant la robe prétexte. S'il restait un fantôme de religion, elle était toute en cérémonies, sans aucune croyance. Quel homme sérieux aurait pu croire à cette absurde religion du polythéisme? Cicéron, qui était pontife, assure que les vieilles femmes ellesmêmes en riaient. Rome ne manquait pourtant ni de temples ni de colléges sacerdotaux. Jamais elle n'avait eu sur ses places plus de statues de dieux, que depuis qu'elle ne croyait à rien. Ces simulacres amusaient la superstition populaire; ils servaient au faste des grands; tout au plus rappelaient-ils quelques souvenirs patriotiques, selon la mode des Romains, pour qui la religion n'avait jamais été qu'un symbole de la patrie; mais depuis l'avénement des Césars, l'empereur avait pris dans le Panthéon romain la place de Rome. Il avait sa statue parmi les statues des dieux, et ce dieu-là était le seul qui conservât des adorateurs.

Tel était le monde, quand le christianisme commença à prendre des forces. Rome, qui avait à peine entendu le nom de Jésus-Christ, apprit avec étonnement que cette religion nouvelle, née parmi les barbares, à l'extrémité du monde civilisé, recrutait chaque jour des milliers de sectateurs. Ils suivaient les apôtres en grandes troupes et campaient à l'approche des villes, vivant entre eux avec austérité, et enseignant une doctrine que les païens n'avaient pas connue, la doctrine de la fraternité universelle et de

l'égalité des hommes devant Dieu. Une école philosophique, au milieu de tant de sophistes hardis et subtils dont les disputes n'étaient considérées que comme un vain amusement, n'aurait à coup sûr ému personne; une religion même pouvait s'établir sans alarmer le pouvoir, car il y avait toujours au Capitole un piédestal vacant pour les divinités de fraîche date: mais il ne s'agissait cette fois ni de disputes entre savants, ni d'une forme nouvelle de la religion commune. Le nouveau dogme paraissait fait exprès pour les ignorants et les simples: grand scandale pour les philosophes grecs, qui voyaient leur science méprisée; il établissait un lien entre les petits, dans un monde où l'oligarchie était oppressive et se sentait menacée; il affectait le dédain pour les grandeurs de convention, et tout ce que Pascal appela plus tard « la grimace; » il n'attaquait pas la propriété, mais il enseignait à s'en passer et à la dédaigner. Enfin, ce qui paraissait dans les idées antiques un attentat contre la majesté du peuple, les chrétiens non contents d'annoncer un nouveau Dieu, proclamaient la déchéance de tous les autres. Cette religion exclusive frappait d'étonnement les Romains. Devenus tolérants en matière de dogmes à force d'indifférence, ils se voyaient pour la première fois en face de l'intolérance religieuse.

Soyez attentifs, messieurs, à ce grand fait de la première apparition de l'intolérance religieuse dans

« PreviousContinue »