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III

Où peut-on saisir la propriété privée ennemie

sous pavillon ennemi ?

214. —La propriété privée ennemie sous pavillon ennemi peut être saisie en pleine mer et dans les eaux territoriales des États belligérants; le droit de prise ne peut s'exercer dans les eaux territoriales des États neutres ni dans les mers fermées dont toutes les côtes sont sous la puissance d'un État neutre, ou dans lesquelles les États riverains, s'ils sont neutres, prohibent les hostilités d'un commun accord.

Reprenons sommairement ces idées, en y insistant d'autant moins qu'elles sont aujourd'hui incontestées et que l'application n'en offre plus guère de difficultés.

215. La puissance de l'État riverain d'une mer n'expire pas à la côte; elle s'étend à une certaine portion de la mer qui a reçu le nom de mer territoriale, parce que l'État riverain exerce sur elle une souveraineté analogue à celle qui s'exerce sur le territoire. Mais quelle est l'étendue d'une telle mer? On discutait beaucoup autrefois sur ce point. Cette étendue doit se déterminer d'après les motifs mêmes qui ont fait admettre l'existence d'une mer territoriale, et que voici jusqu'à une certaine distance, la mer est, en fait, sous la domination de l'État dont elle baigne les côtes; la liberté absolue de la navigation sur cette partie de la mer qui est adjacente au littoral, pourrait compromettre la sûreté de l'État riverain, exposer cet État à des attaques soudaines, et c'est là un motif accessoire, mais qui a sa valeur, - diminuerait l'utilité qu'offre à sa population le voisinage immédiat de la mer. S'il en est ainsi, la limite de la mer territoriale sera celle des moyens d'action placés sur la côte la portée du canon placé à terre (qui y est en réalité ou qu'on y suppose placé, car les droits de l'État riverain existent même si le rivage est désarmé), voilà la mesure de cette zone maritime à laquelle ne s'applique pas pleine

ployés sont assimilés aux troupes de terre et aux navires de l'État. Pistoye et Duverdy, op. cit., I, p. 166-67,

ment le principe de la liberté des mers, et qui est soumise à une surveillance et à une police spéciales de la part de l'Etat riverain.

Malgré les prétentions surannées de certaines puissances, dont quelques-unes semblent subsister encore, on peut dire qu'aujourd'hui la mer territoriale est considérée par le droit international positif universel comme s'étendant jusqu'à la portée du canon au-delà de la laisse de la basse mer; qu'il est généralement admis que cette portée est de trois milles marins c'est ainsi qu'elle a été fixée dans la convention du 2 août 1839 entre la Grande-Bretagne et la France, relative à la pêche côtière (1).

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216. Beaucoup de publicistes contemporains, à l'opinion desquels nous nous rallions, admettent que des portions de la mer peuvent être considérées comme soumises. à la souveraineté d'une puissance, lorsqu'étant en communication naturelle avec l'Océan, toutes les côtes, ainsi que les deux rives du détroit par lequel a lieu cette communication, en sont soumises à la souveraineté de cette puissance, et que l'ouverture est assez étroite pour être dominée par l'artillerie placée sur les deux rives. Il s'agit des mers fermées; et par cette expression, on entend seulement les mers qui (première condition) communiquent avec l'Océan par un détroit compris tout entier dans le territoire maritime d'un État, et dont (seconde condition) tous les rivages sont entre les mains de l'État souverain du détroit. L'accord de tous les États riverains équivaut à l'accomplissement de la seconde condition (2). — D'autres publicistes, comme Heffter, pen

(1) Ainsi jugé par le Conseil des Prises le 19 janvier 1871 dans l'affaire du Frei. Barboux, op. cit., p. 66-68.

(2) Hautefeuille, Droits et dev. des neutres, 3e éd., 1868, tit. I, ch. II, sect. II, p. 60-64. Wheaton soutient aussi cette opinion: Ilübner l'avait déjà formulée, mais moins nettement que Galiani. Plus récemment, Schiattarella, Il diritto della neutralita nelle guerre marittime, Introd., 1877, p. 17; Gessner, Droit des neutres, 2o éd., p. 21-23. — II est des auteurs qui donnent le nom de mers intérieures à ce que nous appelons avec la généralité des publicistes, mers fermées par mers intérieures proprement dites, on entend les mers entourées de terres de tous côtés et sans communication directe avec d'autres mers: en réalité ces mers sont de grands lacs dont l'eau est plus ou moins salée; l'État dans le territoire duquel de semblables mers sont enclavées, en est souverain; s'il y a plusieurs États environnants, chacun d'eux a

sent qu'en aucun cas les eaux en communication naturelle avec l'Océan ne peuvent devenir objet de propriété ou plutôt de souveraineté. Il paraît bien difficile de souscrire à cette dernière opinion, car pour les mers dont il s'agit, l'État qui domine le détroit, d'accord avec ses coriverains, ou seul, s'il est souverain de toutes les côtes, à la possibilité matérielle d'en fermer l'accès aux navires étrangers; et, s'il en use, au nom de quels principes s'opposer à cette rigueur qui, en temps de guerre et appliquée aux navires de guerre des belligérants, se comprend et s'est d'ailleurs pratiquée fréquemment sans objections?

217. Cela posé, la pleine mer, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas compris dans les eaux territoriales d'un État quelconque ni dans une mer fermée ainsi définie, étant libre, devient en temps de guerre maritime un champ ouvert aux hostilités le droit de saisir la propriété privée ennemie sous pavillon ennemi peut y être exercé. Mais ce droit de prise en pleine mer ne souffre-t-il pas quelque modification, quand le bâtiment ennemi contre lequel on veut l'exercer, se trouve à portée du canon d'un vaisseau neutre ? La question, comme le dit M. Massé, vient de ce que le bâtiment qui navigue en pleine mer a la possession exclusive de la partie de la mer qui lui est nécessaire pour sa manœuvre (1). Le procureur général Dupin, dans un réquisitoire prononcé devant la chambre criminelle de la Cour de cassation dans l'affaire du Carlo-Alberto, a émis incidemment l'idée que le bâtiment réfugié dans le rayon déterminé par la portée des canons d'un vaisseau neutre était à l'abri des poursuites de l'agresseur. «< Un vaisseau qui navigue en pleine mer, patrimoine commun de toutes les nations, (car nous ne disons pas avec l'anglais Selden mare clausum, mais nous disons avec les autres publicistes mare liberum), ce vaisseau qui vogue à pleines voiles, emporte avec lui sur l'Océan une souveraineté ambulatoire, momentanée, fugitive comme

sur elles des droits de co-souveraineté. Il est évident, d'une part, que si l'État souverain d'une telle mer (par ex. la mer Caspienne) est en guerre, l'autre belligérant pourra, s'il réussit à y avoir accès, y exercer le droit de prise, et, d'autre part, que, si cet État est neutre, les belligérants ne pourront y accomplir aucun acte d'hostilité.

(1) Massé, op. cit., I, p. 314-316, no 363; M. Massé discute la question proposée avec quelque développement et la résout par la négative.

son passage, incontestable toutefois : un vaisseau, dans cette situation, a même une sorte de territoire autour de lui, une atmosphère propre, qui a pour mesure la portée de ses canons. Cela est si vrai, que si un navire poursuivi par un autre se réfugie dans ce rayon, il sera à l'abri des poursuites de l'agresseur, comme s'il était dans une rade ou dans un port neutre (1). » L'assimilation n'est pas généralement admise, et ne nous paraît pas exacte, d'après les caractères mêmes que reconnaît le savant procureur général à la souveraineté exercée par le vaisseau qui vogue en pleine mer : c'est précisément parce que cette souveraineté est passagère et ambulatoire, qu'elle ne peut avoir les mêmes effets que la souveraineté fixe et permanente exercée par le souverain des côtes sur la mer adjacente. De plus, comme le constate M. Massé, « la possession de la mer littorale est exclusive, en ce sens qu'elle ne peut être exercée par aucun autre de la même manière et au même titre que par le souverain des côtes. La possession d'un mouillage en pleine mér, au contraire, est essentiellement promiscue, en ce sens que, si chaque bâtiment qui y navigue possède seul actuellement la partie de la mer sur laquelle il repose, il ne peut étendre sa possession à une certaine distance mesurée par la nécessité de sa défense ou de sa manœuvre, sans que cette possession soit exposée à se confondre avec celle des bâtiments qui naviguent dans les mêmes parages et à des distances rapprochées. » Sans doute, si deux ennemis viennent se livrer bataille à portée d'un vaisseau neutre, de manière à entraver sa marche ou à le mettre en danger, il pourra leur donner par signaux l'avis de s'éloigner; mais, de là à prendre l'un ou l'autre sous sa protection, il y a un abîme, et cet abîme ne pourrait être franchi sans sacrifier le principe même de la liberté des mers.

218. Le droit de saisir la propriété privée ennemie peut être exercé dans les mers territoriales ou dans les mers fermées des belligérants, aussi bien qu'en pleine mer. « Le droit de la guerre, disent MM. Pistoye et Duverdy, permet aux belligérants d'occuper le territoire continental de leur ennemi; à plus forte raison, leur permet-il d'exercer

(1) Sirey, 1832, I, p. 586.

le droit de prise dans les ports, rades, havres et mers closes qui appartiennent à cet ennemi (1). » L'exercice du droit de prise par les belligérants sur leurs propres mers ne peut souffrir aucune difficulté. Cependant, quant au droit de prise dans le territoire maritime ou fluvial ennemi, un édit rendu par Louis XIV en juillet 1691 défendait aux corsaires ennemis d'entrer dans aucune rivière du royaume, sous peine, au cas où ils seraient pris, d'être condamnés aux galères, tant les capitaines que les gens de l'équipage, qu'ils aient une commission ou non. Valin fait observer à ce propos que, les lois à cet égard devant être réciproques, les corsaires français, s'ils contrevenaient à cet édit, s'exposeraient à la même peine en pays ennemi; les prises qu'ils feraient en rivière, seraient confisquées au profit de M. l'Amiral. Martens présente cette règle comme générale, et cite, outre l'édit de juillet 1691, les Placards des États-Généraux des Provinces-Unies de 1695, de 1747, du 9 janvier 1781. L'édit de 1691, étant un édit ab irato, paraît entièrement aboli à MM. Pistoye et Duverdy; M. Massé en retient que les prises faites par les corsaires français dans les rivières ennemies seraient confisquées au profit de l'État. La question nous paraît d'autant moins importante que nous croyons la course morte et bien morte, et que les querelles sur le partage de la proie entre les armateurs et l'État qui les commissionne, nous laissent indifférent : s'il fallait nous prononcer, nous le ferions dans le sens de Valin et de M. Massé, vu le caractère de généralité que Martens donne à la restriction apportée aux exploits des corsaires (2).

219. Une mer fermée peut être interdite aux puissances belligérantes par la puissance neutre qui la détient, ou en vertu d'un accord intervenu entre toutes les nations riveraines, pourvu que celles-ci soient toutes neutres: c'est ce qui eut lieu en 1759 pour la Baltique, par l'effet d'une convention que nous avons appelée le prélude de la neutralité armée, et, en 1780, par les conventions de neutralité armée conclues entre la Russie, la Prusse, la Suède et le Dane

(1) Pistoye et Duverdy, op. cit., I, p. 111.

(2) Valin, Traité des prises, I, p. 44; Martens, Armateurs, p. 65-68; Pistoye et Duverdy, op. cit., I, p. 112; Massé, op. cit., I, p. 311, no 360.

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