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L'idée à laquelle répond la création d'une personne morale est de tous les pays. Dès lors, dans tous les pays, nous trouvons, comme en France, la personnalité civile conférée par la puissance publique à certaines unités politiques, administratives ou religieuses, à certains établissements scientifiques ou charitables, à certaines sociétés commerciales. Et partout nous voyons ces différentes personnes emprunter la nationalité du législateur dont elles ont reçu l'existence. Les personnes morales créées par la loi française sont elles-mêmes françaises. Sont au contraire étrangères les personnes morales à la naissance desquelles est intervenu un législateur étranger.

SECTION II.

De la condition juridique des personnes morales étrangères.

De ce que la personne morale n'existe pas par elle-mème et procède d'une création législative, il faut conclure qu'elle ne participe pas, comme les personnes physiques, au bénéfice du droit naturel, et que la loi est maîtresse absolue de réglementer, d'étendre ou de restreindre les droits et la capacité qu'elle lui attribue. Tout droit est pour la personne morale une concession du législateur, et comme elle existe en vue d'un but déterminé, elle devra en principe être revêtue de tous les droits nécessaires à la réalisation de ce but, mais de ceuxlà seulement. Ces droits est-il besoin de le dire? - seront, à part quelques droits publics, exclusivement patrimoniaux, car il ne peut être question en cette matière de droits politiques, de droits et de relations de famille. C'est ainsi que la personne morale pourra être propriétaire, créancière, débitrice, sur le territoire de l'État qui l'a créée, et, comme sanction de ces droits et de ces obligations, ce dernier lui reconnaîtra la faculté d'ester en justice, soit coinme demanderesse, soit en défendant.

La loi française prend d'ailleurs grand soin de marquer la différence qui sépare les personnes physiques des personnes morales, en soumettant la gestion du patrimoine de ces dernières à certaines règles restrictives, qui sont inspirées soit par des considérations économiques, soit par une idée de tutelle administrative (C. civ., art. 537, 910, 1712, 2045; Décret du 4 février 1901).

Les droits que notre législation reconnaît aux personnes morales seront-ils valablement invoqués en France par une personne morale de création étrangère, et hors de France par une personne morale française?

La solution que ce problème comporte dépend de celle qui sera donnée à la question de savoir si une personne morale étrangère a par elle-même une existence juridique en dehors des frontières du pays où elle a été organisée.

Sur ce dernier point, nous avons le regret de nous séparer de la grande majorité des auteurs. Nous croyons que la personne fictive créée hors de France n'existe chez nous qu'en vertu de la reconnaissance expresse ou tacite qui lui est donnée par le législateur français, et qu'en dehors de cette reconnaissance, elle n'a en principe aucun droit à faire valoir devant nos tribunaux. La loi qui lui a donné la vie n'a aucune autorité au delà des limites du pays qu'elle régit. L'intérêt auquel cette loi s'est proposé de pourvoir par sa création est un intérêt purement national; et il ne peut en être autrement, car elle n'a pas qualité pour parler au nom des intérêts du monde. entier.

Il existe donc une différence importante entre les personnes physiques et les personnes morales étrangères. Les unes, par cela seul qu'elles ont une existence réelle, qui se manifeste en tous lieux avec les mêmes caractères, jouissent de certaines facultés inhérentes à leur nature humaine; les autres, n'ayant qu'une existence fictive, locale et précaire, n'ont d'autres droits que ceux que leur confère la reconnaissance du législateur français, sans laquelle elles ne seraient pas sur notre territoire. Et c'est bien là l'idée que nous trouvons exprimée. dans un arrêt de rejet rendu le 1er août 1860 par la Cour de cassation, à propos d'une société anonyme : « La société anonyme n'est qu'une fiction de la loi; elle n'existe que par la loi et elle n'a d'autres droits que ceux que la loi lui confère. Or la loi, émanation de la souveraineté, n'a d'empire que dans les limites du territoire sur lequel cette souveraineté s'exerce. Donc la société anonyme étrangère, quoique régulièrement constituée dans le pays où elle s'est formée, ne peut avoir d'existence en France que par l'effet de la loi française et en se soumettant à ses prescriptions'. >>

Ce n'est pas à dire évidemment qu'une personne morale soit toujours et nécessairement réputée n'exister que là où elle est née et qu'ailleurs, tout droit, toute capacité doive lui être refusée. Il appartient à l'État sur le territoire duquel cette personne prétend exercer ses facultés, de la repousser, de l'exclure; mais, dès qu'il consent à

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la reconnaître, elle se trouve placée dans ses rapports avec lui dans la même situation, sur la même ligne que les personnes physiques de même nationalité. Aucune forme d'ailleurs n'est prescrite pour cette reconnaissance. Elle peut être expresse, lorsqu'elle se présente sous l'aspect d'une loi ou d'un décret d'autorisation émané de la puissance publique locale; elle peut être collective, lorsque le décret ou le traité international d'où elle résulte s'applique à une classe plus ou moins nombreuse de personnes morales.

Enfin, de l'avis général, un État étranger est de plein droit reconnu comme personne juridique capable, dès que l'État sur le territoire duquel il invoque sa capacité a reconnu officiellement son existence politique et entretient avec le Gouvernement qui le représente des rapports diplomatiques.

Et l'on admet en général que le bénéfice de cette reconnaissance s'étend aux départements, aux communes, en un mot aux circonscriptions administratives qui vivent de la vie de l'État étranger, et qui se confondent en réalité avec lui. En effet, il n'est pas de pays où l'on ne rencontre des divisions et des organes analogues, et l'on peut dire dans une certaine mesure que les départements, que les communes constituent, comme l'État lui-même, des personnes civiles nécessaires, n'ayant pas besoin, pour exercer leurs droits à l'étranger, d'une habilitation individuelle et directe. Mais les autres établissements publics, les institutions scientifiques ou charitables qu'il plaît à cet État de créer sont dans une situation toute différente; leur création répond à des nécessités contingentes et arbitraires; ils sont à vrai dire distincts de l'État, et la reconnaissance dont celui-ci a été l'objet n'implique nullement la leur.

Mais quels droits une personne morale étrangère, légalement existante en France, sera-t-elle admise à y exercer? En principe, tous ceux que la loi attribue aux personnes morales françaises de même nature, pourvu qu'ils ne rentrent pas dans la catégorie des droits civils réservés à nos nationaux et que leur loi d'origine les reconnaisse, pourvu aussi que la législation locale n'ait pas cru devoir, par mesure de précaution spéciale, leur en refuser l'exercice ou tout au moins le restreindre.

Empressons-nous de dire que la loi française ne connaît pas de semblables rigueurs.

Vainement prétendrait-on établir une distinction entre l'État étranger

et les autres personnes morales étrangères et voudrait-on soutenir que la reconnaissance diplomatique dont cet État a été l'objet est étrangère au domaine des intérêts privés. « Cette doctrine, a dit très justement l'illustre professeur Laurent, pèche par excès de subtilité : elle sépare et distingue dans l'État deux qualités qui sont inséparables et que, dans la réalité des choses, on ne distingue point l'État comme corps diplomatique et l'État comme personne civile. L'État est un et non pas double. Du moment qu'il est reconnu comme corps politique et qu'il figure comme tel dans les traités, il existe..... Il faudrait donc, outre les traités qui le reconnaissent comme puissance indépendante, de nouveaux traités qui le reconnaissent à titre de personne juridique. Cela ne se fait point; cela ne s'est jamais fait. N'en faut-il pas conclure que, d'après le droit des gens, un État reconnu a une personnalité complète, politique et civile, qu'il a capacité de signer des contrats privés aussi bien que des conventions diplomatiques? Le droit public domine ici le droit privé. Il serait absurde que la Belgique pût acquérir une province par un traité et que l'État belge ne pût acquérir à Paris un hôtel pour son ambassa

deur »1.

Au surplus, la pratique est constante. Divers États étrangers ont pu acquérir des immeubles en France, sans que personne ait songé à leur objecter la prétendue mort civile dont ils seraient frappés. Fant-il rappeler que l'Allemagne, l'Angleterre, la Russie et l'Autriche sont propriétaires à Paris des hôtels habités par leurs ambassadeurs, que l'église russe de la rue Daru, que la chapelle roumaine de la rue Jean-de-Beauvais et d'autres encore appartiennent à leurs Gouvernements respectifs.

Et puis, si les États étrangers étaient, à raison même de leur qualité, incapables de posséder des biens en France, on ne s'expliquerait pas que, pour leur refuser les successions en déshérence de leurs nationaux et pour les attribuer à l'État français, la jurisprudence de nos tribunaux ait besoin d'invoquer le caractère particulier, le caractère d'ordre public du droit qui appartient au fisc sur les biens, même mo

1 Droit civil international, t. IV, p. 251. La question de l'aptitude des États étrangers à recueillir le bénéfice d'un legs ou d'une donation a été soulevée dans les rapports de la Roumanie et de la Grèce par la célèbre affaire Zappa. V. sur cette affaire, qui avait occasionné la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, Arthur Desjardins dans le Journ. de dr. int. pr., 1893, p. 1009; et les consultations délibérées par M. Lainé et par nous-même dans les Archives diplomatiques, t. XLVIII, p. 127 et s.

biliers, laissés en déshérence par un étranger sur notre territoire, et ne se contente pas de viser l'incapacité successorale de l'État dont cet étranger relevait de son vivant.

Enfin les incapacités sont de droit étroit et ne peuvent résulter que d'une disposition formelle de la loi; or la loi du 14 juillet 1819, en restituant aux étrangers la capacité de recevoir et de succéder n'a pas exclu de cette capacité nouvelle les États étrangers; c'est assez dire qu'ils sont en droit de la réclamer.

Rien n'empêche donc la personne morale étrangère, quelle qu'elle soit, de posséder, d'acquérir des droits patrimoniaux réels ou intellectuels, d'être créancière ou débitrice en France; mais, en revanche, les privilèges accordés par les articles 14 et 16 du Code civil aux plaideurs français lui sont refusés, comme aux autres étrangers, et peuvent être invoqués contre elle, à moins qu'un traité diplomatique ne lui en ait conféré la jouissance; et, en décidant par son avis du 12 janvier 1854, que la loi du 14 juillet 1819 a rendu, sous certaines conditions, la capacité de recevoir à titre gratuit aussi bien aux personnes civiles qu'aux personnes physiques étrangères, le Conseil d'État a par cela même reconnu qu'avant cette loi les articles 726 et 912 du Code civil les constituaient incapables de recueillir le bénéfice d'une succession, d'un legs ou d'une donation.

Toutefois, si les personnes morales étrangères reconnues en France ont, dans le silence de la loi, les mêmes droits et la même capacité que les personnes similaires dont la nationalité est française, ces droits et cette capacité ne sauraient être plus étendus; aux unes comme aux autres s'applique la règle écrite dans l'article 910 du Code civil, suivant lequel «<les dispositions entre-vifs ou par testament, au profit des hospices, des pauvres d'une commune ou d'établissements d'utilité publique, n'auront leur effet qu'autant qu'elles seront autorisées par un décret du Chef de l'État1». La nécessité de l'autorisation gouvernementale exigée par ce texte se justifie, d'une part, par le danger qui résulterait pour notre pays et pour ses institutions de l'augmentation indéfinie et sans contrôle des biens de mainmorte, de l'autre, par le devoir de protection qui incombe à l'État vis-à-vis de familles dignes d'intérêt, qu'un sentiment philanthropique ou religieux, respectable mais excessif, ou encore une vanité coupable viendrait à dépouiller au profit d'établissements déjà riches; or ces raisons d'ordre public sont plus pres

1 Cf. le décrel du 4 février 1901.

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