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santes encore, lorsque le bénéficiaire de la libéralité est un établissement étranger, lorsque cette libéralité ne doit pas profiter à la France. L'avis du Conseil d'État de 1854 est formel en ce sens.

Mais l'État étranger, appelé à recueillir en France le bénéfice d'un legs ou d'une donation, sera-t-il tenu de satisfaire à la condition exprimée par l'article 910 du Code civil? devra-t-il se munir et justifier de l'autorisation du Gouvernement français? Notre savant collègue M. Lainé se prononce en faveur de l'affirmative: « L'article 910, dit-il, n'est que l'expression, à l'égard de certaines personnes morales, d'un principe, à savoir que l'État n'entend pas laisser aux personnes morales pleine liberté d'acquérir à titre gratuit. Le principe, consacré formellement pour les unes s'étend implicitement aux autres. Il me paraît impossible d'admettre que l'État français, en réservant son droit de souveraineté envers de simples établissements d'utilité publique, ait entendu abdiquer à l'égard des États étrangers1».

Cette théorie ne nous paraît pas admissible. Que l'article 910 du Code civil s'applique aux établissements d'utilité publique et aux établissements publics étrangers, comme il s'applique aux établissements français, cela, nous le répétons, n'est pas douteux. Mais l'État étranger n'est ni un établissement public ni un établissement d'utilité publique, selon cet article.

Qu'est-ce en effet qu'un établissement d'utilité publique, au sens légal du mot? Une institution procédant de l'initiative privée, s'administrant elle-même, à laquelle les pouvoirs publics ont, à raison des services d'ordre moral, intellectuel ou charitable, qu'elle rend, reconnu ce caractère : telles les sociétés de secours mutuels, certaines sociétés artistiques, les caisses d'épargne elles-mêmes.

Qu'est-ce qu'un établissement public? Les auteurs les plus considérables qui ont écrit sur le droit administratif vont nous le dire : « Les établissements publics, enseigne M. Ducrocq, font partie intégrante de l'organisation administrative de la France, ou se rattachent à certaines parties de cette organisation de la façon la plus intime ». La même doctrine est professée par M. Batbie: « L'établissement public se rattache d'une manière plus ou moins étroite à l'administration générale, départementale ou communale; il est créé pour assurer ou faciliter un service public, service auquel il faut pourvoir par des

1 Lainé, dans le Journal du dr. int. pr., 1893, p. 302.

2 Cours de droit administratif, 6o éd., t. II, no 1333.

3 Traité de droit public et administratif, 2e éd., t. V, p. 3.

institutions administratives, générales ou spéciales ». Enfin M. Léon Aucoc définit à son tour l'établissement public, en disant que « dans la langue spéciale du droit administratif, ce mot indique une personne civile, ayant une existence distincte et des ressources propres, créée pour la gestion d'un service public1»; et plus loin, il ajoute que « le caractère d'établissement public dérive de la loi même qui organise les services publics et dispose que les administrations chargées de tels services peuvent recueillir des ressources spéciales en vue de l'œeuvre dont elles sont chargées ». Ainsi, cé qui caractérise l'établissement public, c'est qu'il est créé par l'État, pour la gestion d'un service public se rattachant à l'administration, et qu'il fonctionne sous le contrôle et sous l'autorité de l'État. Au premier rang des établissements publics se placent la commune, le département, le diocèse.

De ces définitions qu'il était nécessaire de rappeler, il ressort clairement qu'un État étranger ne peut être considéré en France, ni comme un établissement d'utilité publique, ni comme un établissement public. Ce n'est pas un établissement d'utilité publique, car il ne procède pas de l'initiative privée; il ne poursuit pas parmi nous la réalisation de vue scientifiques ou charitables; ce n'est pas davantage un établissement public proprement dit, car il ne constitue pas un rouage de l'administration française. Et de là résultent deux conséquences importantes :

La première, que nous nous bornons à mentionner, est d'ordre fiscal. Les immeubles dont un État étranger se sera rendu acquéreur en France ne tomberont pas sous le coup de la taxe de mainmorte à laquelle l'article 1er de la loi du 20 février 1849 assujettit « les biens immeubles passibles de la contribution foncière, appartenant aux départements, communes, hospices, séminaires, fabriques, congrégations religieuses, consistoires, établissements de charité, bureaux de bienfaisance, sociétés anonymes et tous établissements publics, légalement autorisés ».

La seconde, c'est que l'autorisation à laquelle est soumise l'acceptation de toute libéralité faite soit à un établissement d'utilité publique, soit un établissement public (C. civ., art. 910), ne peut être exigée de l'État étranger appelé à recueillir en France le bénéfice d'un legs ou d'une donation.

1 Conférences sur le droit administratif, t. I, no 193.

2 Eod op., no 300.

En droit, ce dernier point nous paraît certain. Mais, alors même qu'une interprétation ingénieusement extensive permettrait d'appliquer aux États étrangers la règle de l'article 910, la nécessité de l'autorisation gouvernementale serait, en législation pure, singulièrement difficile à admettre. Elle aurait peine à se concilier avec les droits souverains des États, avec les égards réciproques qu'ils se doivent. Quel ne serait pas l'embarras du Gouvernement auquel une semblable autorisation viendrait à être demandée? L'accorder, ce serait consacrer officiellement une prise de possession de son territoire par un État étranger, par un adversaire de demain peut-être, et en même temps, créer un précédent, dont il sera difficile de récuser l'autorité plus tard. La refuser, ce serait faire preuve de défiance et de mauvais vouloir, ce serait préparer des mesures de rétorsion; ce serait parfois soulever un incident diplomatique.

Le mieux est donc de s'en tenir au droit commun. Ne créons pas pour les États étrangers, ne leur étendons pas une incapacité que la loi n'a pas édictée pour eux; laissons-les acquérir librement même des immeubles sur le sol hospitalier de la France; l'expérience prouve qu'ils n'abuseront pas de cette liberté; et le jour où elle deviendrait dangereuse, remettons-nous-en aux pouvoirs publics du soin de la restreindre, en prenant telles mesures générales qu'ils jugeraient nécessaires.

Mais la capacité de recevoir et de succéder en France qui, selon nous, appartient à tout État étranger, sans le secours d'aucune autorisation gouvernementale ou administrative, le Saint-Siège est-il, à l'heure présente, dans les conditions voulues pour y prétendre? La question s'est posée il y a quelques années devant les tribunaux français; mais une transaction intervenue entre les parties n'a pas permis à la Chambre civile de la Cour de cassation de lui donner sa solution définitive; elle revient à se demander si la Papauté est aujourd'hui reconnue par la France comme une personne du droit des gens, comme un État. S'il en est ainsi, il ne faut pas hésiter à déclarer pleinement efficaces et valables par elles-mêmes les libéralités, même immobilières, qu'elle aurait reçues en France.

Nous ne nous proposons pas de traiter ici d'une manière complète et approfondie de la situation qui est faite au Saint-Siège dans les rapports internationaux, d'examiner si les divers éléments que l'existence d'un Élat suppose ordinairement réunis s'y rencontrent en fait

depuis que le patrimoine de Saint-Pierre a cessé d'exister, depuis que Rome est devenue la capitale de l'Italie; ce problème de droit international public a été souvent étudié. Nous devons nous placer au point de vue exclusif de la France et du Gouvernement français; or, à ce point de vue, il ne nous paraît pas possible, même dans les circonstances actuelles, de dénier au Saint-Siège la qualité d'État, au Pape la qualité de souverain.

La loi des garanties du 13 mai 1871 a reconnu au Saint-Père l'indépendance, l'inviolabilité, les prérogatives personnelles d'un souverain sur le sol italien; les attentats contre sa personne sont punis avec la même rigueur que les attentats dirigés contre le roi d'Italie luimême; le droit de légation actif et passif lui appartient. Le Pape est donc regardé comme souverain par ceux-là mêmes qui l'ont dépouillé de ses États; il en partage les prérogatives avec le monarque qui a succédé à son pouvoir temporel; à ce titre, il peut acquérir, il peut posséder. Si telle est la situation, si tels sont les droits du Pape au sein de l'Italie unifiée, à plus forte raison sa souveraineté, et la personnalité morale qui en découle sont-elles demeurées intactes dans ses rapports avec le dehors, avec la France notamment.

Même depuis la rupture de nos relations diplomatiques avec le Vatican, le Pape n'a pas cessé d'être une puissance politique, un souverain au regard de la France; et ce souverain sans armée, sans royaume, peut réclamer parmi nous tous les droits, toutes les immunités auxquels les autres souverains peuvent prétendre, entre autres l'immunité de juridiction, et aussi la protection particulière que les lois sur la presse assurent aux Chefs d'État étrangers. Dès lors on ne voit pas pourquoi cette égalité qu'on reconnaît au Saint-Siège dans le domaine politique, on la lui refuserait dans la sphère des intérêts privés. Capable comme les autres États, comme les autres souverains, de négocier avec nous, il doit être aussi capable qu'ils le sont eux-mêmes d'acquérir, par donation ou par legs, des immeubles sur notre territoire, en dehors de toute autorisation du Gouvernement français.

Aussi ne pouvons-nous souscrire à la doctrine contenue dans le jugement du tribunal civil de Montdidier du 4 février 1892, qui, tout en proclamant la capacité de recueillir du Saint-Siège, en subordonne l'exercice à l'autorisation du Gouvernement français; et à plus forte raison repoussons-nous la thèse de la Cour d'Amiens qui, confondant la qualité de souverain du Saint-Père et celle de Chef spirituel de l'Église catholique, affirme que ces qualités sont indivisibles, que le

chef de l'Église étant incapable de recevoir comme tel, le souverain ne le peut pas davantage, même avec autorisation1. Ce sont là de pures allégations. En admettant que l'Église catholique n'ait pas, par ellemême, l'aptitude nécessaire pour posséder et pour acquérir en France, encore aurait-il fallu démontrer dans l'espèce,' que c'est l'Église, et non pas le Saint-Siège, personne du droit international, que le disposant avait entendu gratifier. Or, pareille appréciation, quoi qu'en dise la Cour, était en contradiction absolue avec les termes mêmes du testament annulé ; l'affectation donnée aux immeubles légués, qui devaient servir de résidence au nonce, représentant diplomatique de la Papauté à Paris, attestait avec évidence que c'est au Pape, souverain, et non au Pape, chef de la communion des fidèles, que la testatrice avait voulu laisser sa fortune.

Laissons maintenant ces données générales sur la condition juridique des personnes morales étrangères en France, et arrivons aux sociétés de commerce, dont l'importance, tous les jours plus grande, réclame des développements particuliers.

TITRE II

Des sociétés commerciales étrangères 2.

SECTION I. Considérations générales.

La société commerciale est, au regard de la loi française, toute réunion de personnes ou de capitaux, ayant pour but d'accomplir des actes de commerce, c'est-à-dire, aux termes de l'article 632, § 2 du Code de commerce, « d'acheter des denrées et des marchandises pour les revendre »; et une tradition lointaine attribue à toutes les sociétés de commerce constituées en France une personnalité juridique, distincte de celle de leurs membres. Cette tradition a force de loi; d'ailleurs, elle se trouve confirmée par un certain nombre de dispositions légales qui, sans reconnaître expressément aux sociétés le caractère de personnes morales, leur attribuent certains droits qui. l'impliquent.

1 Amiens, 21 février 1893 (Journal du dr. int. pr., 1893, p. 384).

2 V. sur ce sujet, Lyon-Caen, De la condition légale des sociétés étrangères en France et de leurs rapports avec leurs actionnaires, porteurs d'obligations et autres créanciers, Paris, 1870.

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