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fice de sa législation d'origine et revenir à la territorialité la plus absolue et la plus oppressive. Il arrive souvent que plusieurs tribunaux soient également compétents, au choix du demandeur, pour connaître du litige; le droit applicable à chaque affaire pourrait donc dépendre de la volonté arbitraire d'une seule des parties; M. de Savigny déclare une semblable conséquence absolument inadmissible.

D'autre part, est-il toujours possible de déterminer avec certitude le lieu où une relation de droit a pris naissance? Toute relation peut avoir et doit avoir plusieurs termes ayant chacun peut-être un siège différent. Est-ce à son sujet ou à l'objet sur lequel elle porte qu'il faudra s'attacher? M. Schaeffner ne le dit pas. Enfin, la nature intrinsèque du rapport à apprécier, dont M. de Savigny fait la base de sa théorie, ne sera pas toujours aisée à préciser; loin de résoudre la difficulté, le savant auteur n'a fait que la déplacer, que la reproduire sous une autre forme1.

On peut donc dire que les théories allemandes, quoique parties d'une idée plus juridique que celle des statuts, ne présentent pas, au point de vue pratique, plus d'exactitude et de garanties; elles ne donnent pas la dernière formule du droit international privé.

TITRE III

Théorie de la personnalité du droit.

SECTION I. Sa démonstration.

Le problème dont le droit international privé poursuit la solution revient à rechercher dans quelle mesure les droits qui appartiennent à tout homme, même en dehors du territoire de sa patrie, sont compatibles avec ceux de l'État sur le sol duquel il en demande l'exercice, dans quelle mesure la souveraineté personnelle peut être conciliée avec la souveraineté territoriale de la loi.

1 V. la critique du système de M. de Savigny, dans Pillet, Journal du dr. int. pr., 1894, p. 422, note 1. Notre savant collègue a lui-même développé, dans son beau livre, Des principes du droit international privé, une thèse très ingénieuse et très personnelle sur la solution du conflit des lois, qui s'écarte absolument des idées reçues jusqu'à ce jour.

La théorie des statuts et les théories allemandes sont, nous l'avons vu, impuissantes à résoudre cette question avec certitude, quoiqu'elles aient contribué à l'éclaircir, l'une en réclamant, au nom de la comitas gentium, le bénéfice de l'exterritorialité pour certaines lois plus particulièrement relatives à la personne, les autres en attribuant pour base à cette exterritorialité, non plus un motif de convenance réciproque, mais une raison strictement juridique.

Le critérium que ces théories n'ont pu dégager d'une manière sûre et complète, nous croyons qu'il est possible de le trouver dans la doctrine de la personnalité du droit.

Cette doctrine est moderne, et italienne par son origine. Affirmée pour la première fois en 1851 par Mancini, dans un discours célèbre, elle est enseignée aujourd'hui par la plupart des jurisconsultes de la Péninsule qui ont écrit à une époque récente sur le droit international privé, et elle gagne sans cesse des adhésions nouvelles dans les autres contrées de l'Europe1.

Nous la formulerons ainsi :

La loi, lorsqu'elle statue sur un intérêt privé, a toujours pour objet l'utilité de la personne; elle ne peut régir que ceux pour qui elle a été faite, mais ceux-là, elle doit, en principe, les régir en tous lieux et dans tous leurs rapports juridiques, sauf les exceptions ou atténuations qui résultent de l'ordre public international, de la règle locus regit actum, de l'autonomie de la volonté.

Laissons pour un instant de côté les exceptions, qui trouveront place dans les sections suivantes, et contentons-nous de démontrer la règle.

L'État est avant tout un agrégat de personnes, réunies par un lien contractuel de sujétion commune. Mais, pour qu'il puisse assurer à chacune de ces personnes les garanties et la protection qu'elle a le droit d'attendre de lui, il faut que cet État ait un territoire. Sa puissance s'exerce donc à la fois sur les personnes et sur le sol; mais ces deux éléments sont d'importance très inégale. Privé de sujets, l'État ne se conçoit même pas, tandis que l'imagination peut à la rigueur concevoir un État dénué de territoire et réduit à sa seule souveraineté personnelle. Les tribus sauvages de l'Amérique et celles qui habitent les déserts africains n'ont pas à vrai dire de territoire, et

↑ Elle est enseignée en France par M. Durand, Essai de droit international privé, Paris, 1884, par M. Audinet et par MM. Surville et Arthuys, dans leurs ouvrages précités. M. Laurent a été en Belgique un de ses plus illustres défenseurs.

cependant elles constituent dans une certaine mesure des États, ayant une organisation, qui, pour être imparfaite, ne leur garantit pas moins une existence indépendante et autonome. Suivant une ingénieuse remarque, le territoire est à l'État ce que le domicile est à la personne; il n'est pas plus l'État que le domicile n'est la personne. C'est donc par ses sujets et pour ses sujets que l'État existe; sa souveraineté territoriale n'est que l'accessoire, que la dépendance de sa souveraineté personnelle.

Cette dernière, qui se manifeste par le droit qui appartient à l'Etat de donner des lois à ses nationaux, ne connaît pas de frontières territoriales. Ce serait violer la souveraineté égale des autres États que de prétendre imposer à ceux qui s'y rattachent l'application des lois étrangères, à moins que l'intérêt général ne l'exige, mais d'autre part ce serait abdiquer sa propre souveraineté que de renoncer au droit exclusif de gouverner la condition juridique de ses nationaux expatriés.

Quelle loi d'ailleurs est plus appropriée que la loi nationale aux intérêts et aux besoins de la personne? Les lois, nous l'avons dit avec Montesquieu, sont en rapport direct avec la race et le tempérament naturel de ceux qu'elles régissent. « Les qualités distinctives et immanentes sont la conséquence de la race, des usages, des traditions, du lieu d'origine, et de tout l'ensemble des éléments qui constituent le caractère et le génie civil de chaque peuple et de chaque nation... Il semble par conséquent plus raisonnable de dire que les qualités fondamentales juridiques de la personne sont réglées partout par les lois de sa patrie 2. »

Cependant un grand nombre d'auteurs, soit anciens, soit modernes, tout en reconnaissant que certaines lois peuvent franchir les limites du territoire où elles ont été promulguées, donnent la préférence à la loi du domicile sur la loi nationale.

C'est à son domicile, disent-ils, que la personne accomplit la plupart des actes de sa vie juridique; c'est là que son caractère se développe, que ses mœurs se forment, que son individualité s'affirme. La loi du domicile est donc plus conforme à sa nature que celle d'un État auquel le rattache une sujétion souvent purement nominale. D'ailleurs le seul fait d'avoir fixé son principal établissement sur la

Montesquieu, Esprit des lois, livre 1, chapitre 3.

2 Fiore, Droit international privé (trad. Pradier-Fodéré), p. 85.

terre étrangère dénote chez l'émigrant la volonté de renoncer à sa législation nationale, de s'identifier avec le milieu dans lequel il est désormais appelé à vivre et à exercer ses droits; l'acquisition d'un domicile à l'étranger implique soumission à la loi de ce domicile 1.

Ce système ne nous satisfait pas; nous ne pouvons admettre que le domicile soit une base suffisante pour la souveraineté personnelle de l'État. Qu'est-ce en effet, que le domicile d'une personne? c'est le centre actuel de ses intérêts et de ses affaires. Or, l'assiette de ce domicile manque de précision et surtout de fixité. Il n'est pas toujours facile de déterminer avec exactitude en quel endroit tel individu a son principal établissement; et de toute manière cet établissement ne peut rendre compte de son état intellectuel et moral; car comment croire que le séjour, peut-être momentané, qu'il fait en pays étranger ait modifié à tel point sa nature qu'il devienne nécessaire de lui appliquer une loi nouvelle? La condition civile des personnes ne saurait d'ailleurs s'accommoder des vicissitudes et des variations auxquelles la soumettrait tout changement de domicile. L'application de la loi nationale au contraire lui garantit une fixité relative.

En vain nous objecterait-on l'opinion des anciens statutaires? A l'époque où ils écrivaient, il ne pouvait être question de loi nationale; l'unité de législation n'existait pas; et c'est par le domicile seulement que chaque personne relevait de telle coutume plutôt que de telle autre, comprise dans le même État; par la force même des choses, le domicile était donc le seul critérium applicable aux conflits de

coutumes.

Au reste, même parmi ceux qui se sont prononcés pour la lex domicilii, beaucoup s'en tiennent au domicile d'origine et refusent aux changements qui peuvent lui être apportés toute l'influence sur l'état juridique des personnes. Leur doctrine se confond ainsi dans la plupart des cas avec la nôtre, puisque c'est ordinairement, si ce n'est toujours, dans sa patrie, que chacun a son domicile d'origine.

Cependant nous ne prétendons pas refuser à la loi du domicile toute application théorique à la solution des conflits de lois. Dans certaines hypothèses exceptionnelles, il sera possible d'y recourir,

1 Les législations du Danemark et de la République argentine et la jurisprudence anglo-américaine se prononcent en faveur de la lex domicilii, toutes les fois qu'elles autorisent l'application de la loi personnelle. V. aussi le traité sud-américain de droit international privé de 1889.

lorsque la loi nationale de l'intéressé y renvoie, ou, à titre subsidiaire, lorsque le critérium de la nationalité ne fournit pas les éléments d'une solution, soit que la personne n'ait pas de patrie ou en ait deux à la fois, soit que le conflit s'élève entre deux législations civiles coexistant dans le même État, par exemple entre deux lois de l'Amérique du Nord, entre deux lois cantonales suisses 1.

Théorie du renvoi en droit international privé. En dehors de l'hypothèse où l'étranger dont la condition est en jeu n'a pas de patrie certaine, il est, avons-nous dit, un cas dans lequel la loi du domicile prendra la place qui appartient de droit à la loi nationale de l'étranger c'est lorsque cette dernière aura elle-même renoncé, en sa faveur, à son empire exclusif sur ceux qu'elle gouverne, aura ellemême soumis à la loi du lieu où ils ont fixé leur principal établissement la solution des litiges auxquels ils peuvent se trouver intéressés ou mêlés.

:

Le Code civil italien dispose, dans son article 6, que « l'état et la capacité des personnes et les rapports de famille sont réglés par la loi de la nation à laquelle elles appartiennent ». Ce texte, que nous choisissons à dessein comme exemple, est plus large que l'article 3, § 3 du Code civil français, auquel il correspond; il pose une règle générale; il vise non seulement l'Italien qui s'expatrie, mais encore l'étranger qui se trouve, avec ou sans esprit de retour, sur le sol italien; à l'un comme à l'autre il applique les dispositions de leurs lois nationales. respectives. Mais que l'étranger domicilié en Italie se rattache précisément par sa nationalité à un pays, tel que l'Angleterre, dont la législation repose sur le domicile et laisse à la loi du domicile, cette loi fût-elle une loi étrangère, le soin de fixer l'état et la capacité de ses ressortissants, nous n'hésitons pas à dire que c'est cette dernière seule qui doit être prise en considération par le juge italien; ce n'est pas la loi anglaise, loi nationale de l'étranger, qu'il appliquera à son état, à sa capacité, à ses relations de famille; c'est la loi italienne, loi de son domicile2.

Cette opinion est loin d'être acceptée par tout le monde; elle a trouvé dans la doctrine des adversaires considérables, et il faut reconnaître que les raisons ne manquent pas pour la combattre3.

1 V. notamment la loi fédérale suisse du 25 juin 1891 sur les rapports de droit civil des citoyens établis ou en séjour.

2 Ch. Brocher, Cours de droit international privé, t. I, p. 167.

3 Laurent, note dans Sirey, 1881. 4. 41; J -E. Labbé, dans le Journal du dr.

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