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APPENDICE

Gonflits de lois relatifs aux personnes morales.

Ce n'est pas seulement, nous l'avons vu, aux personnes physiques étrangères qu'il appartient d'exercer des droits sur le territoire français. Les personnes morales créées hors de nos frontières, peuvent elles aussi, sous certaines conditions de reconnaissance, y être investies d'un droit de propriété, d'un droit de créance, d'un droit intellectuel. Mais ces droits, d'après quelles lois seront-ils appréciés. Est-ce toujours la loi française, loi du lieu où ils sont exercés, qui en déterminera la nature et qui en mesurera l'étendue? ou bien la personne morale étrangère pourra-t-elle se prévaloir, comme une personne physique, de sa loi nationale, c'est-à-dire de celle qui a présidé à sa naissance?

C'est par l'examen de cette question importante que nous terminerons notre étude sur le conflit des lois.

Et d'abord pour qu'elle puisse être soulevée, nous devons supposer que l'être fictif qui demande à agir en France jouit, dans le pays où il a été organisé, de la personnalité civile, qu'il a été régulièrement constitué. Et ce point ne peut être jugé que conformément à la loi étrangère. Une société commerciale de formation étrangère, ne pourra sans aucun doute invoquer en France les droits d'une personne, si cette qualité lui est refusée par la loi de son origine, soit pour cause d'inobservation de certaines prescriptions légales, soit pour toute autre raison. Mais la réciproque n'est pas vraie d'une manière absolue. Une société valablement formée en pays étranger, et y étant revêtue de l'individualité juridique, ne sera pas admise à en réclamer le bénéfice sur le sol français, si son but est contraire à l'ordre public international, si par exemple elle a pour objet la contrebande, l'exploitation de loteries non autorisées, etc. Admettons qu'il n'en soit pas ainsi. La personne morale, légalement existante en pays étranger, reconnue en France, et ne poursuivant pas des vues opposées à l'intérêt général de l'État français, a-t-elle une loi personnelle, dont elle puisse invoquer les dispositions devant nos tribunaux, même lorsque la loi française s'en est écartée, pour des motifs étrangers à l'ordre public international? M. Laurent ne le croit pas. « Par elles-mêmes,

dit-il, les corporations n'existent pas à l'étranger, bien qu'elles aient une existence légale là où elles ont été créées. Elles n'existent que si elles sont reconnues par la loi du pays où elles veulent exercer un droit si c'est la loi territoriale qui leur donne l'existence à l'étranger, c'est aussi cette loi qui détermine l'étendue des droits qu'elle leur reconnaît. Ces droits forment par conséquent un statut réel. L'intérêt social est engagé dans le débat. Cela est décisif. C'est done. la loi du pays, où les corporations étrangères agissent, qui définira et limitera leurs droits; ce qui aboutit à la conclusion que les corporations étrangères jouissent des droits qui sont reconnus aux corporations analogues du pays1».

Nous ne pouvons, à notre grand regret, partager sur ce point la doctrine enseignée par l'illustre professeur de Gand. L'argument sur lequel il la fonde revient, si nous l'avons bien compris, à dire que la personne morale reconnue par un Gouvernement étranger perd en quelque façon l'étiquette de son origine, et devient, par une sorte de naturalisation, la nationale de ce Gouvernement, qui dès lors a le droit de lui dicter des lois, comme à tous ses sujets. N'y a-t-il pas là une confusion? M. Laurent nous paraît s'être mépris sur le caractère de la reconnaissance obtenue par une personne morale hors de son pays d'origine. Cette reconnaissance, qui lui est nécessaire pour qu'elle puisse exercer ses droits sur un territoire étranger, ne la crée pas, ne lui donne, ni une personnalité qui lui était déjà acquise, ni une nationalité nouvelle; elle se borne à lui permettre d'exercer ses droits loin du lieu de sa naissance. Elle est aussi distincte d'une naturalisation que peut l'être l'admission à domicile accordée en France à un sujet étranger, et dont l'effet n'est jamais de changer son statut personnel.

Sans doute il y a une grande différence entre la personne physique et la personne morale étrangère. L'une, création de la nature, peut réclamer en tous lieux, sans autorisation spéciale, les facultés qu'elle en a reçues, tandis que l'autre, création d'une loi limitée dans l'espace quant à ses effets, ne peut agir, en dehors du territoire que cette loi régit, qu'en vertu d'une reconnaissance de l'autorité étrangère. Mais cette différence n'a trait qu'à la jouissance même du droit; elle ne touche pas au mode suivant lequel il pourra être exercé.

Quant à nous, d'accord avec la presque unanimité des auteurs,

1 Laurent, op. cit., t. IV, p. 262.

nous préférons rattacher en principe à la loi sous l'empire de laquelle elles ont pris naissance, l'exercice des droits que les personnes morales étrangères reconnues en France peuvent invoquer chez nous. C'est cette loi qui, en les organisant en vue d'un but déterminé, a pu le mieux apprécier, en connaissance de cause, les droits qui leur sont nécessaires pour l'atteindre, et ce n'est qu'autant que l'intérêt public pourrait se trouver compromis par ses dispositions, que la loi française devra l'emporter sur elle.

Par application de cette idée, nous ne dénierons pas aux personnes morales étrangères, capables d'après la loi de leur pays d'origine, la faculté, qui appartient à tout étranger, d'être titulaires d'un droit réel, d'un droit d'obligation ou d'un droit intellectuel.

Si donc la loi étrangère leur permet d'acquérir un droit d'usufruit, elles le pourront en France; et la durée de cet usufruit sera fixée en principe par la loi qui gouverne leur existence, pourvu que cette durée soit inférieure au délai maximum de trente ans, dans lequel la loi française, obéissant à des considérations économiques, a renfermé l'usufruit des personnes morales; nous avons déjà indiqué cette restriction.

De même, l'hypothèque légale attribuée par la loi étrangère à un établissement public non français, sur les biens de ses comptables, grèvera les immeubles appartenant à ces derniers sur le sol français, et elle les grèvera de la manière déterminée par cette loi, pourvu que le régime de la propriété foncière et le crédit public soient à l'abri de toute atteinte. La loi étrangère soumet-elle cette hypothèque à la spécialité, elle n'affectera pas en France tous les immeubles présents et à venir du débiteur, en dépit de l'article 2122 du Code civil; mais d'autre part, elle ne pourra se soustraire chez nous, quelles que soient à cet égard les dispositions en vigueur à l'étranger, à la publicité à laquelle l'hypothèque légale des établissements publics est assujettie en France dans l'intérêt général.

La personne morale étrangère recevra valablement des dons et legs, pourvu qu'elle y soit habilitée par sa loi nationale. Si donc cette loi exige une autorisation administrative, elle sera tenue d'en justifier, même en France. Mais cette autorisation ne lui suffira pas toujours; et il sera souvent nécessaire d'y joindre celle qui est prescrite par l'article 910 du Code civil, et qui est, comme nous l'avons dit plus haut, d'ordre public international'.

1 V. ci-dessus, p. 582.

La Cour de cassation de Belgique a fait, il y a quelques années, une application intéressante de notre doctrine. La marque de la régie française qui a, chez nous, le monopole exclusif de la fabrication du tabac, avait été contrefaite en Belgique. L'administration porta plainte, en s'appuyant sur l'article 191 du Code pénal belge, qui réprime l'apposition, sur les objets fabriqués, du nom d'un fabricant autre que celui qui en est le véritable auteur; et elle obtint gain de cause. Sa prétention aurait sans doute été rejetée si la juridiction appelée à en connaître avait rattaché au statut réel l'appréciation des droits de l'État français. En effet, en Belgique, la fabrication du tabac n'est l'objet d'aucun monopole officiel; par conséquent, il eût fallu refuser à l'État voisin un droit que l'administration belge n'aurait pu exercer. La solution contraire suppose la reconnaissance à l'État français, personne morale étrangère, d'un statut personnel différent de la loi locale'.

Toute personne morale a donc une loi personnelle qui la suit même dans les opérations qu'elle peut faire en pays étranger, et cette règle s'applique aussi bien aux sociétés commerciales qu'à l'État et aux établissements publics.

En ce qui touche les sociétés étrangères autorisées par le Gouvernement à opérer en France, conformément à la loi du 30 mai 1857, on pourrait objecter à notre solution l'article 1er de cette loi, qui permet aux sociétés dont elle s'occupe « d'exercer leurs droits en France, en se conformant aux lois de l'Empire ». Mais ce texte nous paraît devoir être combiné avec les principes généraux du droit international privé. Ce serait une rigueur injustifiable que d'imposer à des sociétés étrangères, déjà soumises peut-être, dans leur pays d'origine. à des prescriptions nombreuses, l'observation complète de toutes les lois françaises qui régissent la matière. Il ne peut donc être question ici que des dispositions d'ordre public international et de celles que le législateur français a expressément appliquées aux sociétés étrangères.

Telles sont, en dehors du droit commun, les lois relatives à la négociation des valeurs étrangères en France, et aux droits fiscaux qui les grèvent; telle est l'obligation de payer patente'; tel est encore l'article 15 de la loi du 24 juillet 1867 qui punit, comme constituant des faits d'escroquerie, certains actes ayant eu pour objet d'obtenir, par des moyens frauduleux, des souscriptions ou des versements, ou encore

1 Bruxelles, 26 décembre 1876 (Pasicrisie, 1877. 1. 54).

d'opérer entre les actionnaires la répartition des dividendes fictifs. La jurisprudence prête à l'article 1er de la loi de 1857, aux décrets et aux traités qui l'ont appliqué aux sociétés des divers États, le sens restrictif que nous lui attribuons nous-mêmes : nous relevons dans un arrêt de la Cour de Paris du 22 février 1866, le considérant suivant: « L'obligation de se conformer aux lois françaises n'a trait qu'aux lois générales de police et de sûreté, à celles qui régissent la propriété immobilière et les formes de procédure, mais non aux lois particulières qui règlent dans chaque pays la constitution même des associations industrielles et commerciales1. >>

1 Gazette des tribunaux du 9 mars 1866.

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