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"Ce qu'ont dit les détracteurs des places fortes, continuait le rapporteur, n'a qu'une valeur, la voici c'est que les places fortes construites à la frontière d'un État ne suffisent plus, et qu'il en faut à l'intérieur pour que, si la ceinture est percée, l'intérieur puisse se défendre. » Or, les points qu'il importe surtout de fortifier à l'intérieur, ce sont les capitales; car c'est là, en effet, le but des guerres d'invasion, devenues si fréquentes depuis un demi-siècle; c'est le but du nouveau système de guerre pratiqué par Napoléon.

⚫ Tandis que pour marcher sur Berlin, dit M. Thiers, il faut faire en partant de notre frontière cent quatre-vingt-deux lieues, passer le Rhin, le Weser, l'Elbe; franchir des places telles que Luxembourg, Mayence, Erhenbreitstein, Magdebourg; tandis qu'il faut faire, en partant de notre frontière, deux cent seize lieues pour aller à Vienne, franchir le Rhin, le Danube, le Lech, l'Inn, une foule de places, et Ulm, que la Confédération germanique va convertir en place de premier ordre; au contraire, pour venir à Paris, que faut-il? Il faut faire soixante lieues à peine, en partant de la frontière du nord; on n'a aucun grand fleuve à passer, à peine quelques cours d'eau de médiocre importance, comme la Marne ou la Seine.

» A cette circonstance géographique s'en joint une autre toute politique. La Prusse, l'Autriche, l'Espagne, l'Angleterre même ne sont pas une comme la France. Notre beau pays a un immense avantage, il est un. Jamais dans aucun temps un aussi vaste royaume n'a présenté, sous tous les rapports, une unité si compacte. Trente-quatre millions d'hommes sur un sol de moyenne étendue, y vivent d'une même vie, y sentent, y pensent, y disent la même chose presque au même instant. Grâce surtout à des institutions qui portent la parole en quelques heures d'un bout de la France à l'autre, grâce à des moyens administratifs qui portent en quelques minutes un ordre aux extrémités du sol, ce grand tout pense et se meut comme un seul homme. Il doit à cet ensemble une force que n'ont pas des empires beaucoup plus considérables, mais qui sont privés de cette prodigieuse simultanéité d'action. Mais il n'a ces avantages qu'à la condition d'un centre unique, d'où part l'impulsion commune et qui meut tout l'ensemble: c'est Paris, qui parle par la presse et qui commande par le télégraphe. Frappez ce centre, et la France est comme un homme frappé à la tête.

Mais ce Paris, cette tête de la France, qui répand sur l'Europe ce torrent de pensées nouvelles exprimées en un langage entendu de tous les peuples, ce Paris qui remue le monde, ce Paris placé tout près de la frontière, il suffit de faire quelques marches pour le frapper.

Eh bien! que devons-nous faire dans une situation semblable? Ce Paris qu'on veut frapper, il faut le couvrir. Ce but que se proposent les grandes guerres d'invasion, il faut le leur enlever en le mettant à l'abri de leurs coups. En supprimant le but, vous ferez tomber toutes les combinaisons qui tendent vers lui. En un mot, fortifiez la capitale, et vous apportez une modification immense à la guerre, à la politique, vous rendez impraticables les guerres d'invasion, c'est-à-dire les guerres de principes. Cela est de nature à frapper les esprits les plus simples, et il ne faut pas de grandes démonstrations pour le rendre plus évident. Mais si, en cette matière, on peut joindre à la raison les autorités, quelle autorité plus grande que celle de T'homme qui a été le moteur, l'inventeur pour ainsi dire de ce système de guerre, prompt, rapide, qui va droit au but, c'est-à-dire aux capitales ?

D

Quelle autorité plus grande pouvez-vous avoir que celle de Napoléon lui-même, vous disant du fond de sa retraite que si Vienne, si Berlin, si Madrid, avaient été fortifiés, il aurait échoué dans ses plus grandes campagnes d'Autriche, de Prusse et d'Espagne ? »

M. Thiers citait à ce sujet un passage des Mémoires de l'empereur où cette opinion est exprimée; il établissait ensuite qu'il fallait que Paris fût couvert par des ouvrages de fortification permanente; que de simples retranchements en terre ne suffiraient pas, et que si Napoléon avait pu en 1815 en faire usage, c'est qu'il n'avait pas le temps de faire davantage en trois mois; que ses Mémoires révélaient également qu'il eût voulu pour Paris une fortification régulière; qu'enfin, des positions retranchées peuvent être plus. ou moins difficiles à enlever, mais que cela se tente avec l'artillerie de campagne et des baïonnettes, et que cela. réussit quand on ne craint pas les pertes d'hommes. Il faut, au contraire, que Paris soit capable de résister à une attaque en règle; alors toute invasion sera impossible; alors Paris sera à tout jamais délivré des terreurs et des dangers d'un siége.

Mais admettant ici une autre hypothèse, et supposant que les armées européennes pussent pénétrer jusqu'à Paris et l'assiéger, M. Thiers réfutait l'opinion qui prétend que la capitale est incapable de soutenir une attaque regulière.

L'honorable rapporteur rappelait à ce sujet les actes de patriotisme par lesquels la population parisienne s'est si sou

vent signalée depuis un demi-siècle. Il empruntait également à l'histoire moderne l'exemple de siéges soutenus par des villes populeuses: celui de Vienne en 1683, et celui de Gênes pendant les guerres d'Italie. L'ancien ministre du 1" mars en concluait qu'il n'est pas impossible de soutenir, de diriger le moral d'une grande population assiégée, surtout quand elle contient un principe d'organisation militaire, tel que la garde nationale de Paris, autour de laquelle peut se ranger la population tout entière, Paris serait en outre le centre principal de la force militaire, le rendez-vous des. dépôts de l'armée, le point de ralliement des secours venant de toutes les parties de la France; enfin Paris serait le camp sur lequel se replierait l'une au moins de nos armées. Paris aurait donc, dans tous les cas, une garnison suffisante qui donnerait à la population l'exemple du devoir et qui le recevrait sans doute souvent d'elle; Paris serait un foyer ardent de patriotisme et d'esprit militaire, au lieu d'être un théâtre de découragement et de défection.

Restait une difficulté, celle des approvisionnements: à cet égard le rapporteur démontrait, du moins à son point de vue, que les assiégeants ne pouvaient pas tenir plus de trente jours devant Paris, et qu'il était possible de nourrir 1,300,000 hommes dans la capitale pendant soixante jours.

Enfin, Paris peut être entouré de murailles sans une dépense disproportionnée, avec l'objet qu'on se propose : cette dépense, en effet, suivant les prévisions de la commission, s'élèverait à environ 133,000,000 fr.

Mais la grande objection, celle qui avait fait échouer la loi en 1831, 1832 et 1833, était encore à résoudre. Les fortifications de Paris ne seront-elles point un danger pour la liberté? M. Thiers répondait d'abord que l'ancien projet des forts détachés n'existait plus.

⚫ Imaginer que des ouvrages de fortification quelconque, ajoutait-il, peuvent nuire à la liberté ou à l'ordre, c'est se placer hors de toute réalité. D'abord, c'est calomnier un gouvernement, quel qu'il soit, de supposer qu'il

puisse un jour chercher à se maintenir en bombardant sa capitale. (Sensations diverses, mouvement d'assentiment.) Quoi! après avoir percé de ses bombes la voûte des Invalides ou du Panthéon, après avoir inondé de ses feux la demeure de vos familles, il se présenterait à vous pour vous demander la confirmation de son existence! Mais il serait cent fois plus impossible après la victoire qu'auparavant.

D'ailleurs, plaçons-nous dans la réalité. Nous avons de tristes souvenirs de guerre civile, nous pouvons nous les rappeler. Le gouvernement a eu des désordres à comprimer, est-il allé placer des batteries incendiaires dans l'une des positions dominantes de Paris pour tirer à toute volée sur les quartiers occupés par la rébellion ? Non; il est allé droit au désordre; il l'a combattu corps à corps, et lui a enlevé une à une les barricades qu'il avait construites. S'il en avait agi autrement, les factieux, enhardis, seraient devenus maître de Paris.

» Mais à Lyon, à Lyon où existaient des forts dominant cette ville, bien autrement que ceux qu'on pourrait élever à Paris ne pourraient jamais le faire, s'est-on servi de ces forts? Non, on les a délaissés pour aller combattre dans les rues mêmes de cette cité les ouvriers égarés qui menaçaient la société tout entière. Mais laissons les tristes souvenirs de guerre civile: élevons-nous plus haut; élevons-nous aux raisons morales qui décident du sort des révolutions!

» Leur succès est tout entier dans l'assentiment moral de l'opinion générale. Toute la question est là: est-ce une minorité factieuse qui vient imposer sa pensée au pays? ou bien est-ce la majorité froissée dans ses instincts généreux, outragée dans ses lois, qui s'indigne et se soulève contre un gouvernement réprouvé de tous? Dans le premier cas, le désordre peut faire couler le sang, mais il est bientôt réduit; dans le second, tout disparaît devant la force morale de l'opinion générale du pays: les armes tombent des mains des plus vaillants soldats. En un mot, pour comprimer une émeute, même sanglante, il ne faut pas de forteresses. Pour opprimer des majorités justement indignées, toutes les citadelles du monde seraient impuissantes et inutiles. »

21 janvier.-M. de Golbéry prit le premier la parole, pour combattre ce projet de loi antipathique au caractère bouillant et agressif de la nation, contraire à l'intérêt du pays dont il compromet l'unité en faisant de Paris la France, contraire à l'intérêt de Paris lui-même, dont il compromet l'existence en l'exposant à toutes les horreurs d'un siége; 'à la royauté qu'il menace de déchéance au sein d'une ville dans l'anarchie. C'est ainsi, du moins, que l'orateur résumait

ses vues sur cette question: il pensait lui que le moyen de résistance le plus efficace serait un meilleur système de réserve, une bonne organisation militaire donnée à la population, l'augmentation de la marine et la réparation des places fortes des frontières. Et n'est-ce pas, en effet, la meilleure défense du pays qu'une population tout exercée, toute prête à devenir une armée ? ce sont d'impénétrables murailles; elles ont une autre puissance, produisent un autre effet moral sur l'étranger qui ne peut jamais mouvoir autant d'agresseurs qu'il rencontrera de défenseurs. Que risque-t-il, au contraire, en attaquant un pays qui sacrifie trop à la défense? Rien que d'être repoussé, rien que de faire une tentative inutile. Qu'il sache que c'est au bord du Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées qu'il trouvera des murailles vivantes et non des amas de pierres, et que ces mobiles remparts, après l'avoir écrasé couvriront de ruines. son propre pays. Il est également important de créer des chemins de fer de Paris aux frontières pour pouvoir, en cas de guerre, jeter rapidement nos troupes au-devant de l'ennemi et jusque sur son territoire, dans toutes les directions: cela est même tout-à-fait nécessaire pour le Nord; car il y a des chemins de fer de la Vistule au Rhin, et les armées étrangères pourraient arriver avec la rapidité de l'éclair par la Belgique, jusqu'à notre territoire, y établir la guerre, tandis que nos armées, au lieu de la porter à l'étranger, se traîneraient vers nos frontières à longues journées d'étape.

Revenant de nouveau au projet de fortification de Paris, l'orateur ajoutait :

Quand on reporte son esprit à ce qui fut l'occasion de cette entreprise inconcevable, quand on se demande contre qui elle doit nous protéger, l'étonnement redouble. Triste et vaine préoccupation, qui nous fait tourner nos efforts du côté cù n'est, où ne sera pas le danger! élever une barriere du côté où la nature des choses, le cours des évènements, les tendances nationales, nous permettent des alliances faciles à conclure!

» Doutez-vous que la France, malgré son isolement et, peut-être à cause de son isolement, ne puisse choisir ses amis à la première complication

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