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de la pensée qui lui ont conquis tant d'empire sur l'esprit humain? Lingratitude peut profiter à la gloire, car elle la rend plus touchante, mais elle n'enrichit jamais les nations. Que ne devons-nous pas à ces hommes dont nous avons laissé si longtemps dilapider l'héritage? Cinq ou six noms immortels sont toute une nationalité dans le passé. Poètes, philosophes, orateurs, historiens, artistes restent dans la mémoire, l'éclatant abrégé de plusieurs siècles et de tout un peuple.

» Montaigne joue en sceptique avec les idées et les remet en circulation en les frappant du style moderne. Pascal creuse la pensée, non plus seulement jusqu'au doute, mais jusqu'à Dieu. Bossuet épanche la parole humaine d'une hauteur d'où elle n'était pas encore descendue depuis le Sinaï. Racine, Molière, Corneille, Voltaire, trouvent et notent tous les cris du cœur de l'homme. Montesquieu scrute les institutions des empires, invente la critique des sociétés et formule la politique; Rousseau la passionne. Fépélon la sacrifie; Mirabeau l'incarne et la pose sur la tribune. De ce jour, les gouvernements rationnels sont découverts, la raison publique a son organe légal, et la liberté marche au pas des idées, à la lumière de la discussion. Mœurs, civilisation, richesses, influence, gouvernement, la France doit tout à ces hommes; nos enfants devront tout peut-être à ceux qui viendront après eux. Le patrimoine éternel et inépuisable de la France, c'est son intelligence. En en livrant la généreuse part à l'humanité, en s'en réservant à elle-même cette part glorieuse qui fait son caractère entre tous les peuples, le moment n'était-il pas venu d'en constituer en propriété personnelle cette part utile qui fait de la dignité des lettres l'indépendance de l'écrivain, le patrimoine de la famille et la rétribution de l'État ? Permettezmoi d'ajouter que la constitution sérieuse et légale de la propriété littéraire, artistique, industrielle, est un fail éminemment conforme à ces principes démocratiques qui sont la nécessité et le labeur de notre temps. Cette nature de propriété porte avec soi tout ce qui manque aux démocraties. C'est de l'éclat sans privilége; c'est du respect sans contrainte; c'est de la grandeur pour quelques-uns sans abaissement pour les autres. On a supprimé la noblesse, mais on n'a pas supprimé la gloire : ce don éclatant de la nature est comme les autres dons de Dieu, accessible de toutes les classes. Le génie, qui naît partout, est le grand niveleur du monde ; mais c'est uú níveleur qui élève le niveau général des peuples. La propriété littéraire est surtout la forme de la démocratie; la gloire est la noblesse de l'égalité. »

Nous venons de mettre en regard les deux projets du gouvernement et de la commission: il nous reste à les suivre dans les débats de la Chambre. La discussion générale commença le 22 mai. On pouvait s'attendre à ce que le principe lui-même d'une propriété littéraïré fût d'abord

attaqué les idées nouvelles, répondant à un ordre de choses nouveau, prennent racine difficilement. Et ce fut sur ce terrain que porta, en premier lieu, le débat.

M. Berville le dit nettement: C'est le principe même du rapport qu'il venait combattre. Il y a, disait-il, dans la définition de ce rapport, dans le mot propriété un abus de mots, et cet abus de mots conduira à une exagération extrême dans les conséquences. << Vous déclarez en principe la propriété ; or la propriété est transmissible à l'infini. Proposez donc de proclamer la propriété littéraire transmissible à l'infini. Perpétuelle ou cinquantenaire, il vous faudra bien venir aux héritiers: où les prendrez-vous s'ils sont disséminés? où les prendrez-vous si la propriété est passée à des donataires, des cessionnaires ou aux héritiers de ces derniers? Et s'il y a plusieurs auteurs, la difficulté ira se compliquant, cela est évident. » L'orateur envisagea plus sérieusement que ne l'avait fait le rapport, l'hypothèse d'héritiers répudiant l'œuvre de leur auteur: il cita Frédéric le Grand, donnant mission à Voltaire de faire disparaître l'anti-Machiavel, et la famille de Descartes scandalisée de voir ce grand homme se livrer à la carrière des sciences. Il y avait de plus, selon M. Berville, inégalité, inégalité extrême, inégalité choquante dans la rémunération qu'on se proposait de donner aux divers produits de la pensée. On accorde aux inventeurs des brevets. Est-ce que les pensées d'inventeurs tels que Watt, Fulton et Guttemberg, s'ils vivaient aujourd'hui, seraient peut-être d'un ordre moins important que celles de tel ou tel écrivain, même célèbre? Et cependant on leur accordera dix, quinze ou vingt ans au plus de jouissance privative. (M. Berville ne remarquait pas que toujours, presque toujours ces grands hommes écrivent leurs pensées, leurs inventions.) Les cinquante années accordées à l'écrivain après sa mort, continuait l'adversaire de la loi, équivalent à cent années et peut-être davantage : témoin la longévité de Voltaire, de Fontenelle. Au surplus, ce sont deux choses contradic

toires que publicité et propriété : la propriété est une individualité qui peut être appréhendée d'une manière certaine et exclusive. Et le droit de la société, qu'en fait-on ? on ne peut pas le supprimer arbitrairement; on ne peut pas l'abandonner à l'incurie d'un héritier, d'une femme, à la négligence ou au caprice d'un cessionnaire. Voici un autre danger: les bons écrits, qui doivent être vendus à bon marché parce qu'ils doivent devenir populaires, pourront être tenus à un très-haut prix. Enfin on crée une prime au profit de la contrefaçon étrangère et de la contrefaçon intérieure. Quel est, en effet, leur bénéfice ? le droit d'auteur. Et ne faut-il pas ensuite tenir compte des vicissitudes de la science? Thénard remplace Fourcroy, et peut-être qu'aujourd'hui l'auteur du Cours de Chimie modifierait lui-même son premier ouvrage. Et quant aux œuvres d'imagination, une fois les gloires intellectuelles établies, une fois qu'une nation a ce qu'il lui faut, qu'elle a une littérature et des modèles pour la langue, alors les plus beaux talents, les talents égaux et même supérieurs, n'auraient plus en eux la vertu de donner une durée semblable à leurs ouvrages; car ce n'est pas le talent seul qui fait la réputation et les perpétue, ce sont les circonstances où l'on se trouve.

De l'avis de M. Lestiboudois, qui succéda à M. Berville à la tribune, la démarcation entre les produits des beauxarts et les produits industriels n'était pas suffisamment tracée; et, tout en défendant le projet, il combattait la pensée dominante du rapport, c'est-à-dire la pensée d'une propriété absolue.

<< Votre illustre rapporteur, dit à son tour M. Renouard, agrandit trop notre tâche en disant que nous avons à rédiger le code de la pensée. Nous n'en écrivons qu'un des chapitres : celui qui règle les droits de chacun sur les choses matérielles, sur les fabrications industrielles, transmissibles et vénales qui naissent de leur publication. Il n'y a nulle offense contre la dignité des lettres, des sciences, des arts, à dire

que nous faisons une loi d'industrie et rien autre chose. »>

Ayant ainsi marqué son point de départ, l'orateur posa ce principe que les ouvrages de domaine privé sont nécessairement plus chers que les ouvrages de domaine public. M. Berville avait déjà indiqué cet argument, M. Renouard le développa. Si le public doit à l'auteur, l'auteur doit aussi au public. Un droit exclusif, c'est-à-dire un renchérissement pendant trente ans après l'auteur, est pour le public une assez lourde charge, et pour les familles un avantage suffisant.-Dans tout le reste de son discours, M. Renouard ne s'attacha plus qu'à des critiques de détail : on accorderait aux arts du dessin et aux productions musicales un droit de même étendue et de même durée qu'aux œuvres littéraires! « Avec une telle législation, bien des années devraient s'écouler avant que la faculté de dessiner une tête d'un tableau de David pour la donner en modèle à des écoliers appartint à tout le monde... Le projet de votre commission donne au propriétaire du modèle d'une pendule ou d'un vase, un privilége exclusif qui dure toute sa vie et cinquante ans après sa mort. Cette exagération me paraît dépasser toutes les limites. >>

Voici maintenant, pour justifier les vues de la commission, de belles paroles de M. Vatout; elles s'adressaient à M. Berville, qui s'étonnait, comme on l'a vu, que l'on ne traitât pas les auteurs comme les inventeurs : « Personne ne se refusera à reconnaître que celui qui a découvert la vapeur, que celui qui a créé les métiers à la Jacquart, que le fondateur de l'imprimerie ont rendu de grands services à l'humanité; mais, au nom du ciel! dans ce siècle déjà si matériel, laissez-nous au moins quelques illusions; ainsi laissez-nous croire qu'il y a pour l'humanité deux existences, l'existence matérielle et l'existence de l'intelligence et de l'imagination: rangez dans la première les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les métiers à la Jacquart: mais laissez-nous admirer comme des choses exceptionnelles et presque surhumaines

Athalie, le Misanthrope, le système de Newton, l'Apollon du Belvédère et la Sainte-Famille de Raphael!.... On ne demande que ce qui est juste, de permettre aux sciences, aux arts, aux lettres d'alimenter par eux-mêmes les veuves et les héritiers de ceux qui ont honoré leur pays.

M. Portalis parla dans le sens des adversaires du principe; il ne fit pas valoir d'autres arguments; ils se trouvaient en effet tous, quelle que fût leur valeur, dans le discours de M. Berville.

Les doctrines du rapport trouvèrent un sage partisan en M. de La Grange: cet orateur démontra en particulier que le prix des ouvrages ne dépendait pas, ainsi que le croyait M. Renouard, de la différence entre les propriétés de domaine privé et de domaine public, mais bien du nombre des consommateurs.

23 Mars. M. Allier fit bien, il laissa la partie de la discussion sur laquelle il restait peu de chose à dire, et s'attacha à la question artistique, dont on ne s'était pas assez occupé. Seulement il n'envisagea guère que les vices de rédaction du projet en ce point. C'était devancer le débat sur les articles.

On s'était surtout attaqué à la pensée du rapport, le gouvernement ayant été moins explicite sur le principe de propriété. M. de Lamartine devait nécessairement répondre; il allait en quelque sorte se défendre lui-même. Il répondit à la négation entière et radicale du principe (M. Portalis), que refuser à l'exercice des facultés du génie humain le titre et les droits du travail, c'était arriver à cette conclusion absurde que le travail ne se constitue, qu'il ne constitue ses droits d'inviolabilité dans le monde qu'en raison inverse des facultés même qui le créent; c'est-à-dire que la loi devrait reconnaître le titre et les droits du travail, non-seulement dans ce Guttemberg, qu'on citait avec tant de raison, mais, en descendant plus bas, dans le prote d'imprimerie, dans le constructeur de machines mécaniques : et qu'il faudrait mé

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