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qui ne peut être achevé avant cinq ans, dans la prévision d'une guerre qui serait terminée avant les fortifications!

» Par l'invention d'urgence, on a imaginé de perdre en murailles des centaines de millions, et ces murailles ne serviront pas dans la guerre prévue, et ces millions perdus nous empêcheront d'armer deux cent mille comballants!

» Par l'invention d'urgence, on se hâte d'ouvrir les travaux d'enceinte, et on n'est pas fixé sur la ligne d'enceinte, et les uns ne veulent que l'enceinte, et les autres ne veulent que des forts, et puis on accepte à la fois et les forts et l'enceinte, et puis on ne sait par lequel commencer; et puis on ne sait où placer les forts, et puis on les laisse à la discrétion du pouvoir! (Mouvement et bruits divers.)

» Par l'invention d'urgence, on fait d'effroyables dépenses, sans concurrence, sans publicité, sans devis communiqués, sans marchés publics, sans que la France puisse savoir jusqu'à quel point on compromet sa fortune; et on préfère essuyer ses ombrages que subir sa surveillance! »

Le président du conseil intervint en ce moment dans les débats, et exposa comment, après avoir proclamé en 1833 une autre opinion dans laquelle il persistait comme militaire, il croyait cependant devoir se rallier au nouveau projet comme ministre. Son discours, d'ailleurs plein de faits et de savantes considérations, eut pour inconvénient de laisser croire que l'accord dont avait parlé le rapporteur ne régnait point entre le cabinet et la commission, et que c'était, pour parler comme M. Thiers, une fiction d'hommes bien intentionnés. Ce n'est pas dans ce sens que la commission avait interprété l'adhésion du maréchal; elle l'avait crue complète et spontanée. Ainsi le déclarait le rapporteur.

Est-ce que nous étions libres de choisir en cette situation? répliqua le maréchal Soult. Non, nous ne l'étions pas. Le devoir, l'honneur commandaient au ministère la conduite qu'il avait tenue. Du reste si l'orateur avait accepté l'enceinte continue, dont il ne voulait pas en 1833, c'est qu'il trouvait encore, dans le nouveau projet, la protection des ouvrages avancés et le camp retranché, qui était tout son système.

23 Janvier.-M. Béchard se prévalut de l'opinion individuelle du maréchal pour combattre le projet; le système

proposé, au lieu de tenir l'ennemi à distance, aurait au contraire pour résultat de l'appeler, en quelque sorte, dans les murs de la capitale, et de provoquer un blocus qui interromprait nécessairement l'arrivage des approvisionnements, et qui mettrait, dans l'intérieur de la place, une confusion, un désordre tels, que les résolutions les plus intrépides de la garde nationale se trouveraient nécessairement paralysées par les habitudes de mollesse et de luxe d'une ruineuse population, accrue de tous les fuyards des provinces traversées par l'ennemi.

La question militaire était donc jugée; l'orateur passa à l'examen de la question politique. On voulait sans doute, en fortifiant Paris, l'éloigner de la frontière du Nord: mais le moyen d'arriver à ce but, n'était-ce pas de multiplier les obstacles entre la frontière et Paris, de fortifier la frontière, de réparer toutes les places de défense intérieure et d'en organiser de nouvelles? Négliger les places fortes pour fortifier Paris, c'était rapprocher Paris des frontières. Cette situation sera surtout dangereuse lorsque les chemins de fer auront été établis dans toutes les directions. La France, grâce à son unité nationale, ne sera pius, en quelque sorte, qu'une grande ville dont les frontières seront les remparts, et dont les places fortes seront les portes.

D'ailleurs, à force de centraliser, on affaiblit les conditions mêmes de la centralisation; on rend à la fois l'attaque plus redoutable, et l'on met le principe de la centralisation dans l'impuissance de fonctionner dans les circonstances où il se trouvera précisément le plus nécessaire; on enlève à Paris son sceptre moral, en même temps que l'on fait de cette ville l'instrument de l'asservissement de la France. Enfin, l'exécution du projet, en multipliant les semences de guerre civile, imprimera à notre politique la seule direction qui pourrait provoquer, de la part de l'Europe, une coalition politique.

A cet endroit de la discussion, M. Thiers crut [devoir

prendre la parole pour rassurer la Chambre sur les conséquences de l'incident soulevé par le discours du président du conseil. Une explication avait eu lieu entre la commission et le gouvernement; le maréchal Soult avait déclaré de nouveau, comme il l'avait fait primitivement au sein de la commission, que, dans sa conviction trèssincère, le double système d'ouvrages n'en était que plus fort; que l'enceinte continue assurait plus certainement même la défense extérieure; que, dans son, opinion, ce n'était pas une concession qu'il faisait, mais une utilité qu'il proclamait. Si, dans sa pensée, la défense extérieure était la première à établir, l'enceinte ajoutait à la défense extérieure une solidité indispensable qui lui donnait sa force et sa liberté. D'autre part, tous les membres de la commission étaient restés eux-mêmes unanimes et ils persistaient, non par esprit de concession, mais par conviction éclairée, à soutenir d'un commun accord qu'il faut aussi fortifier la capitale, et qu'il faut la fortifier par un double système d'ouvrages, s'appuyant et se complétant l'un l'autre.

Le général Paixhans ajouta quelques considérations sur l'application de l'artillerie de marine au service de terre. Le résultat de cette amélioration serait pour les places bâties comme elles le sont aujourd'hui dans toute l'Europe une moins grande facilité de résistance; mais pour les places bâties dans des conditions nouvelles, une plus grande facilité de résistance, surtout si elles étaient éloignées de la frontière. En effet, ce nouveau moyen d'artillerie consistant principalement en ce que, dans un temps trèscourt, on pourra faire tomber sur l'ennemi une masse considérable de projectiles, la défense aura la faculté d'accumuler cette masse peu à peu, presque autant qu'elle le voudra, tandis que l'attaque sera obligée de la traîner avec elle, et cette difficulté du transport s'agrandira évidemment en raison des distances. Quant au projet de loi, l'orateur lui accordait son adhésion, du moins relativement à l'en

semble et au système général; il ne le regardait cependant point comme à l'abri de toute critique, et se réservait de produire son opinion à ce sujet dans la discussion des articles.

M. de Tracy votera dans un sens contraire; il pense comme M. de Lamartine sur la confiance que l'on doit avoir dans l'autorité de Vauban et celle de l'empereur. Dans une guerre d'invasion comme en 1813, 1814, 1815, il n'y a, il ne peut y avoir qu'une seule chance de salut, le mouvement unanime, spontané, universel, irrésistible de la population. Eh bien! aujourd'hui ce mouvement serait plus terrible, plus puissant, plus énergique qu'il ne le fut jamais; à la condition pourtant qu'au moment du danger, car alors toutes les mesures que l'on prend sont généralement tardives et infructueuses, à la condition qu'à l'avance, toutes ces mesures fussent dominées par cette grande pensée que le concours général de tous les Français est notre chance de salut: D'ailleurs, y avait-il contre nous quelques probabilités d'invasion à la manière de 1814 et 1815? l'orateur ne le reconnaissait point. Il faudrait qu'un gouvernement de la France, quel qu'il fût, commit des fautes énormes pour qu'une telle coalition se formât de nouveau ; car on ne peut plus faire maintenant la guerre dans aucun pays contre le vœu des peuples. En 1812, c'étaient les peuples qui voulaient la guerre; en 1812, à Moscou, Alexandre voulait la paix; c'est la noblesse russe, qui, là, représente la nation, qui a voulu et fait la guerre. Mais, en supposant une coalition européenne, une invasion de la France, un siége de Paris, que fera le gouvernement? « On vous l'a déjà demandé, ajoutait M. de Tracy, et l'on n'y a pas encore répondu. » N'est-il pas impossible d'imaginer un gouvernement restant à délibérer au bruit du canon, au milieu des horreurs possibles d'une ville assiégée et peut-être prise d'assaut? Mais si le gouvernement quilte Paris, à quoi bon le fortifier? à quoi bon l'exposer à des dangers inutiles? à quoi bon l'exposer à des dépenses colossales? L'orateur propose de multiplier les obstacles sur les

frontières, et de préparer Orléans à pouvoir devenir le refuge du gouvernement dans le cas où l'ennemi s'avancerait vers Paris. Ce serait un obstacle certain à la prise de la capitale. Napoléon lui-même n'a-t-il pas avoué que s'il s'était présenté devant Paris, infailliblement les alliés l'auraient évacué? « Ils n'auraient pas, disait l'empereur, commis la faute, impardonnable dans l'art militaire, de livrer bataille ayant derrière eux une ville comme Paris. » Une armée de 250,000 hommes qui s'emparerait de Paris, le jour même où elle y entrerait perdrait de fait 100,000 hommes, qui cesseraient d'être à sa disposition.

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Mais qui lèveraient des contributions, interrompit M. de Chasseloup-Laubat.

- C'est précisément pour cette raison, reprit M. de Tracy, que je ne veux pas des forts. Quand on sera maître des forts, on n'aura pas besoin d'entrer dans Paris; on ordonnera aux habitants d'apporter l'argent dont on aura besoin. L'orateur ajoute, comme dernière considération, que toutes les grandes capitales de l'Europe ont été fortifiées et qu'elles ne le sont plus, grâce sans doute à l'esprit de paix que la civilisation a substitué à l'état de guerre permanente de la société en enfance.

Le concours de M. de Rémusat était naturellement acquis au gouvernement dans cette circonstance; l'ancien ministre de l'intérieur vint lui prêter l'appui de sa conviction. - Comment enfermer l'armée dans Paris? avait dit le maréchal Soult, pour justifier l'opinion qu'il avait proclamée en 1833. Sans doute, répondit M. de Rémusat, c'est en rase campagne que l'armée doit défendre la capitale, si l'armée tient la campagne, si elle est maîtresse de ses mouvements; si elle peut livrer la bataille d'Austerlitz, elle fera bien de délivrer Paris par la bataille d'Austerlitz; mais, et c'était là la question, si nous sommes battus, si nous sommes débordés, il faut alors que Paris puisse se défendre par lui-même, pour que l'armée puisse

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