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projet de fortifier Paris; c'était même pour mieux atteindre ce but que la commission avait modifié le système adopté par le gouvernement.

« Voulez-vous savoir, ajoutait M. Molẻ, ce qui a plus contribué que tout le reste à préserver le monde d'une conflagration ? C'est que sincèrement, réellement, des deux côtés on n'a pas cru, les gouvernements et les peuples n'ont pas pensé, qu'elle fût inévitable. En France toutefois, et aussi ailleurs, il s'est rencontré quelques esprits, et même de ceux qui par leur nature ou leur position peuvent influer sur les évènements, qui ont douté que les deux principes, tout en paraissant s'accepter réciproquement dans le présent, aient pu faire autre chose que d'ajourner leur lutte. Il en est même, et si je ne voulais éviter tout ce qui pourrait passionner ce grand débat, je dirais qu'il y a chez nous une opinion, un parti, qui croit que les deux principes s'excluent, prononcent en secret leur proscription, qu'on ne peut trop tôt se trouver en mesure, afin d'éviter toute surprise; que la France, en un mot, doit attendre qu'on l'attaque, mais prendre et garder l'attitude d'un athlète toujours prêt au combat. Je veux le dire en passant, et le dire à 'mon pays très-haut pour qu'il l'entende, cette opinion ne procède point des faits, mais bien des préventions enracinées dans un petit nombre d'esprits. Si jamais notre gouvernement l'adoptait, si elle pénétrait le pouvoir luimême, tous les maux qu'on redoute deviendraient inévitables. Dans l'ordre, moral, la foi crée. Vous créerez le danger en y croyant. De part et d'autre il faudra se garantir contre une chance universellement redoutée. Nul ne voudra être en retard sur ses voisins; et de précaution en précaution, de défiance en défiance, à force d'émulation et de prévoyance, les frais de la guerre seront fails, les sources de la prospérité auront partout tari avant que personne ait donné le signal du combat; car celui qui le donnera, Messieurs, assumera sur lui, sur sa mémoire, une responsabilité dont il lui sera demandé compte de génération en génération. C'est dominé assurément par de telles pensées, entraîné par la conscience d'une lutte imminente et générale, que le ministère du 1er mars a voulu fortifier Paris. Il ne fallait rien moins que la prévoyance d'un danger prochain et formidable pour inspirer une résolution si désespérée. »

Enfin, l'honorable pair reproduisait quelques-uns des arguments déjà mis en avant à cette Chambre ou à celle des députés, et terminait en citant ces paroles d'un homme de guerre, du fils du maréchal de Tavannes: « Le camp fortifié au pied » d'une grande ville où s'assemblent deux rivières, ne peut Ann. hist. pour 1841. 4.

» être forcé au combat. De trois points de pays séparés de » rivières, l'un peut être toujours libre; l'armée seulement » assurée d'une rivière peut être incommodée de plus puis» sants, de cavalerie faisant des forts et des ponts haut et » bas de la rivière, pour rompre les vivres de tous côtés. » A propos de l'enceinte de défense qui entourait Paris de son temps, M. de Tavannes disait encore: « Le roi Henry IV®, » en l'an 1589, faillit de peu prendre Paris à coups de pé» tard, par la porte Saint-Germain, qui fut un temps aban» donnée. Si, par eau, il eût donné à l'isle du Palais, il » l'emportait. Il avait gagné les fauxbourgs par l'impru»dence du sieur de Rosne, qui pensait garder cette grande » enceinte avec peu de gens, où il faillait cent mille hommes. » Les rois, ajoute M. de Tavannes, ne fortifient jamais la » ville de Paris, n'y pouvant faire facilement des citadelles » valables. Mais si la division de l'Estat advient, elle sera » ruinée et fortifiée, si Dieu n'y met la main.»

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Le maréchal Soult répondit à M. Molé qu'en effet, le gouvernement subissait en ce moment des nécessités politiques ces nécessités étaient imposées par l'honneur, la sûreté, la dignité de la France. Du reste, le cabinet du 29 octobre avait proposé ce que, dans sa conviction, il croyait utile, digne et convenable, quels que fussent les précédents, sans avoir égard à l'origine du projet; origine, d'ailleurs, plus ancienne qu'on ne l'avait prétendu; le président du conseil la faisait remonter à l'époque des désastres de Waterloo. Sans rentrer dans une discussion à peu près épuisée, il se bornait à proclamer que Paris, fortifié par une enceinte bastionnée et par un camp retranché, ajouterait à la force matérielle du pays plus qu'une valeur de 150,000 hommes. Aussi le gouvernement n'acceptait-il aucun des amendements proposés.

Le système de la commission fut ensuite défendu par M. de Caux et combattu par le maréchal Molitor. M. d'Alton-Shée et le général Pelet prirent encore la parole, le

premier contre les fortifications, le second en faveur du système du gouvernement.

25 Mars. Après un discours du général Castellane, qui, à défaut d'un amendement plus large, déclara voter pour celui de la commission, la Chambre entendit un homme spécial en cette matière, celui même à qui était confiée la direction des travaux de fortification, le général Dode de la Brunerie.

L'orateur prit la question à son origine, qu'il plaçait en 1818, et en fit l'historique, voulant démontrer que c'était là une disposition dont l'idée n'était point particulière ou personnelle au gouvernement qui l'avait mise en mouvement. Sous ce rapport, le ministère actuel pouvait, à bon droit, la revendiquer tout aussi bien que celui qui l'avait ordonnée; le président du conseil n'avait fait que trouver en voie d'exécution des idées, des projets que lui-même avait essayé de faire arriver à terme quelques années auparavant. L'honorable général appuyait sa thèse sur l'autorité d'un exemple donné par les Etats-Unis depuis la guerre de 1814, et, plus récemment encore, en 1839, au sujet des affaires du Maine: La législature n'avait-elle pas une première fois voté 100 millions pour l'établissement de places de guerre sur les frontières maritimes, et plus tard, 157 millions et 64,000 hommes, pour renforcer le système de défense de l'Union? Mais l'orateur s'arrêtait plus spécialement sur les mesures adoptées par un pays plus voisin de la France, la Confédération du Rhin, dans le but de la défense commune, c'est-à-dire l'exécution de places nouvelles de guerre et l'amélioration des places anciennes. En vertu des traités de 1815, la Confédération avait dû faire porter ses travaux sur quatre points: Luxembourg, Mayence, Landau, et un quatrième que les protocoles ne désignaient point spécialement, mais qui devait être situé sur le HautRhin. Pendant vingt ans, l'Allemagne avait hésité entre Rastadt et Ulm; puis étaient survenues les craintes de guerre

de 1840, et l'on avait tranché la difficulté en fortifiant les deux places, en donnant satisfaction aux deux intérêts qui étaient en lutte. Les préoccupations de la France étaient donc légitimes, et le gouvernement était excusable d'avoir exécuté ce que l'on a fait de l'autre côté du Rhin dans des circonstances moins défavorables. Il n'y avait donc point ici de nécessité politique étrangère à la nécessité militaire, et la France agissait par une nécessité de défense. Or, cette nécessité de défense de Paris exigeait, suivant l'orateur, la réunion des deux systèmes, l'enceinte continue et les forts détachés. Une première considération le démontrait, notre organisation militaire composée de deux éléments distincts, mais destinés cependant à concourir ensemble: l'armée et la garde nationale. Tandis que celle-ci défendra l'enceinte, la troupe de ligne défendra les ouvrages extérieurs. Ce serait d'ailleurs une dépense presque en pure perte que l'exécution d'un système incomplet, dans lequel une des deux lignes de défense n'aurait pas le degré de force et la perfection qui assurent son succès. Si, à Vienne, en 1805 et en 1809, les faubourgs avaient été fortifiés plus solidement, ces fortifications n'eussent pas été inutiles.

Mais des objections avaient été faites on avait pensé que, malgré ses fortifications, Paris ne serait point hors de la portée de projectiles incendiaires, tels que les fusées à la Congrève. L'effet, d'ailleurs inconnu encore de ces projectiles, semblait au général, au moins dans le présent, trèscontestable jusqu'ici, en effet, ils n'ont été employés dans les siéges que comme un auxiliaire peu important des bombes, des obus et des boulets rouges. Quant aux objections tirées de la dépense, l'orateur rassurait à ce sujet les esprits. Les chiffres présentés offraient toutes les garanties, et s'il y avait eu accroissement de dépense pour les canaux, les ports, etc., c'est que les devis avaient alors été très-légèrement faits, et que, d'autre part, dans ces sortes de travaux près de la mer, le long des rivières, il survient sou

vent des évènements de force majeure et tout-à-fait inattendus. Le général terminait en démontrant de son point de vue, contrairement à la pensée de la commission, que la zône de servitude de 250 mètres serait suffisante, et que les craintes conçues pour le renchérissement de la main-d'œuvre dans les travaux privés étaient sans fondement.

M. de Noailles combattit ensuite le projet. Fortifier Paris, c'était, non pas peut-être créer un danger pour la liberté, mais c'était au moins mettre aux mains du gouvernement une puissance militaire plus grande, une garnison plus nombreuse et plus isolée autour de Paris; c'était faire germer dans l'esprit du prince, peut-être une idée exagérée de sa puissance, qui pouvait lui donner le désir d'en faire usage; c'était exalter l'esprit militaire; c'était préparer de loin, non pas le renforcement du pouvoir monarchique, mais l'établissement du pouvoir militaire; c'était créer un moyen plus puissant sans doute de réprimer le désordre, mais, après la victoire, une tentation plus grande aussi de la conserver par le despotisme permanent. L'orateur montrait encore, comme suite inévitable du projet, les finances ruinées, la France affaiblie et privée d'améliorations utiles; la capitale attristée et appauvrie, le dernier coup porté aux provinces par la centralisation, et tout cela, pour un but que l'on n'atteindrait pas et qu'il était d'ailleurs inutile de se proposer. En effet, Paris, même fortifié, ne pourrait pas se défendre, et, en second lieu, il n'aurait pas à se défendre; une coalition européenne n'était plus probable. M. de Noailles terminait en reproduisant un argument déjà plusieurs fois dirigé contre le cabinet: Le 29 octobre ne faisait en cette circonstance, disait-on, qu'accepter l'héritage d'un ministère dont il était destiné à modifier, arrêter, changer la politique.

M. Guizot répondit, comme l'avait déjà fait le maréchal Soult, que le cabinet actuel avait répudié dans cet héritage ce qui ne convenait pas à ses opinions, à sa politique; ja

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