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Méconnaître l'existence de ce danger, n'était-ce pas d'ailleurs faire le procès au pouvoir établi en 1830? N'était-ce pas jeter des doutes sur sa grandeur, son origine, sa durée, que de le montrer contraint de revêtir ce qu'il appelait le cœur de la France d'une cuirasse dont aucun autre pouvoir qui a régné sur la France n'a senti la nécessité? M. de Montalembert ne dissimulait pas non plus ses craintes pour la liberté; il reconnaissait ses excès, et c'est justement dans ces abus qu'il trouvait un motif d'en redouter la perte. D'ailleurs si nous avions la liberté pour beaucoup de choses mauvaises, nous ne l'avions pas pour beaucoup de choses bonnes. La liberté d'association, la seule garantie possible contre l'individualisme qui nous dominait de plus en plus, n'existait pas même en germe ; la liberté d'enseignement, s'il fallait en juger par le projet récemment présenté, devait longtemps encore être une illusion en France; la liberté religieuse, quoique garantie par la Charte, existait plutôt en droit qu'en fait, et pouvait bien succomber sous des attaques habilement concertées.

« Je vois, continuait l'orateur, je vois bien des symptômes en France qui ne me rassurent pas complètement sur la durée de ce bien que plusieurs personnes croient si fondamentalement établi. Il n'y a pas longtemps qu'au nom d'une autorité grave, au nom d'une commission de l'autre Chambre, on a dit que la France n'était pas capable de ses institutions. Dans cette discussion (Fonds secrets; voir plus loin), on a répété jusqu'à satiété qu'il fallait savoir sacrifier, en cas de besoin, la liberté à l'indépendance. Ce sont là des aveux, des symptômes, peut-être même des menaces, qui ne m'inquiètent pas, et en présence desquels je ne me sens pas disposé à décréter par cette loi la création d'une force inconnue, destinée à servir le premier pouvoir irrégulier, qui, à l'aide d'une émeute, ou le lendemain même d'un grand succès à l'étranger, s'emparera peut-être du gouvernement de ce pays. Je crois, en un mot, que la dictature en France n'est pas aussi impossible qu'on le pense; assurément, je n'exprime ni ne conçois aucun soupçon injurieux pour aucun ministre, pour aucun prince, pour aucune personne; mais en examinant les forces vives de ce pays, en examinant son avenir, je déclare franchement que je ne vois rien qui m'inspire assez de confiance pour que je puisse m'y livrer sans réserve. »

Ainsi l'orateur, revenant à son point de départ, engageait la Chambre, au nom de sa dignité, à rejeter le projet du gouvernement. Dès qu'il avait été question de la loi, n'avait-elle pas laissé deviner son opinion à cette époque, et le public ne l'avait-il pas connue? On s'était dit : « La Chambre des pairs ne veut pas des fortifications; >> puis on avait ajouté : mais elle les votera. >>

Ainsi, le débat rentrait dans les discussions de principes." M. le comte Daru ne s'occupa, lui, que de l'article 1er. Le principe lui paraissait résolu; il n'y avait plus d'hésitation qu'entre les systèmes : or, celui de la commission ne remplirait nullement le but moral qu'elle en espérait; il ne mettait point Paris à l'abri d'une attaque de vive force, il affaiblissait la défense des ouvrages extérieurs, il constituait entre l'assiégeant et l'assiégé une condition de lutte générale; il obligeait le gouvernement à avoir toujours à sa disposition une armée pour couvrir la capitale, pour manœuvrer entre les forts, et compenser l'infériorité de l'enceinte par l'accroissement des forces actives; enfin, ce système ne permettait pas de faire intervenir la population comme élément de défense. L'intervention de la garde nationale dans la défense ne s'obtient en effet, ou du moins n'est efficace, qu'à la condition de placer entre l'assiégeant et l'assiégé un obstacle qui, par sa force de résistance inerte, inspire confiance et sécurité à tous, parle aux yeux et aux sens de la multitude, laisse les citoyens à portée de leur famille et des intérêts qui leur sont chers, et qui, enfin, ne puisse être enlevé par une attaque de vive force.

M. de Lariboissière pensait, au contraire, que l'enceinte bastionnée n'ajouterait rien à la force de défense de Paris, et que, dans plusieurs circonstances, elle pourrait la compromettre; que la nécessité de la garder devait enlever à l'armée agissante des forces dont on pourrait tirer un bien plus grand parti en leur donnant une autre destination. En outre, en faisant de Paris une place de guerre, elle exposerait sans

Ann. hist. pour 1841.

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utilité sa population à toutes les horreurs d'un bombardement. L'orateur repoussait l'enceinte continue par une dernière raison: il était convaincu qu'elle compromettrait l'exécution de la loi et empêcherait l'achèvement des travaux commencés.

La Chambre entendit quelques nouvelles explications du président du conseil, et déclara que la discussion était close.

Les divers amendemens à l'article 2, présentés par la commission, par M. d'Ambrugeac et enfin par le général Excelmans, furent proposés au vote de la Chambre. Celui de la commission, le seul qui eût véritablement quelques chances d'adoption, fut rejeté au scrutin secret demandé par quinze memb: es; 91 voix seulement l'appuyèrent; 148 avaient voté contre (1er avril). Les autres amendements eurent moins de succès encore.

Vote sur l'ensemble de la loi 147 boules blanches, 85 boules noires.

La question était décidée, ainsi qu'il avait été facile de le prévoir dès les premières séances. Au surplus, la mesure que cette loi consacrait n'avait trouvé qu'une opposition peu sérieuse en dehors des enceintes législatives. Parmi les organes les plus répandus de l'opinion publique, ceux qui avaient suivi la gauche dynastique dans son alliance avec le ministère du 1er mars, les journaux plus spécialement encore dévoués à M. Thiers, et, dans un camp opposé, le Journal des Débats, avaient pris parti pour le gouvernement; le plus populaire des journaux radicaux, le National, avait luimême reconnu la nécessité du projet adopté par la Chambre des députés. D'autre part, le journal qui représente les opinions de M. Molé et admet celles de M. de Lamartine, la Presse, avait soutenu l'amendement de la Chambre des pairs. Les feuilles légitimistes et le Commerce avaient seuls, et sous toutes les formes, repoussé le projet de fortifications.

L'état de l'Europe ne donne guère lieu de craindre que

le pays soit prochainement appelé à faire matériellement usage des forces que cette loi a placées entre ses mains. Mais les fortifications semblent avoir un autre but dans la pensée intime du gouvernement; ses amis se plaisent à espérer que, dominant alors les factions, de jour en jour d'ailleurs plus imperceptibles, fort contre l'étranger, il pourrà suivre à l'intérieur une politique plus progressive, et, dans ses relations extérieures, une conduite plus ferme et plus certaine : évènement capital, qui aurait pour conséquence de faire rentrer l'Europe dans une attitude moins téméraire, et de convaincre ou de rattacher au gouvernement, par des liens plus forts, cette immense majorité de la nation dont il faut flatter les instincts généreux, enfin d'imposer avec plus d'autorité à ceux qui, nourrissant l'espoir d'un autre ordre de choses, évoquent les glorieux souvenirs de la république et de l'empire!

CHAPITRE II.

Suite des matières politiques. Interpellations aux deux Chambres sur le

Discussion sur une

Fonds secrets.

traité du 29 octobre 1840 avec Buenos-Ayres. pétition des habitants des rives de la Plata. Demande de reprise de la proposition Remilly. - Proposition Pagès (de l'Ariège).

Avant de sortir des sujets de haute politique, des questions de cabinet, les Chambres avaient encore à traiter celle des fonds secrets; mais, dans l'intervalle, une matière du ressort de la politique extérieure fut incidemment soumise à leur appréciation.

2 Février.-Le traité conclu le 29 octobre 1840, par M. de Mackau, au nom de la France avec la république de BuenosAyres, n'avait pas encore été ratifié. Les protestations élevées par les divers intérêts que sa conclusion inquiétait, avaient jusqu'alors retenti dans la presse, ou s'étaient formulées en pétitions; le délégué des populations de la rive gauche de la Plata avait lui-même élevé la voix en faveur de ses commettants. M. Mermilliod saisit de cette question la Chambre des députés, voulant au moins retarder, ou même, s'il était possible, empêcher la ratification. Sur la demande de l'honorable député de la Seine-Inférieure, un jour fut fixé pour entendre les interpellations qu'il se proposait d'adresser aux ministres.

Mais, dans l'intervalle, la Chambre des pairs, profitant des loisirs dont elle jouit toujours à cette époque de l'année pour être plus tard accablée de travaux, accueillit une proposition de M. de Brézé qui soulevait la même question.

8 Fevrier.-Le traité du 29 octobre était, suivant l'orateur légistimiste, un traité de vaincus, et ruinerait l'influence de la France dans les États baignés par l'Océan-Pacifique. Quel

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