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si blessantes et de raisonnemens si subtils de l'autre '; la part qu'y prirent plusieurs champions secondaires des deux camps'; les essais de rapprochement que tentèrent les princes d'Allemagne et les villes impériales '; les nombreux colloques qui furent tenus dans ce but '; les discussions consciencieuses qui y furent établies sans pouvoir amener ni la paix des esprits, ni le silence de la cha rité ; les larmes dont elles furent entremêlées de la part de Luther et de Zwingli se serrant la main, disant se vénérer au-delà de toute expression et se disputant outre mesure, marquent l'opinion qu'ils en avaient eux-mêmes et celle qu'en avait tout le monde.

En effet, si la scission se conçoit à peine aujourd'hui; si la Saxe et la Suisse, à des expressions différentes attachent, de nos jours, bien pacifiquement une pensée analogue, le seizième siècle ne fut pas si sage; les partisans prononcés de la réforme furent profondément affligés du schisme, ses partisans douteux' s'en éloignèrent,

«Vos explications sont du diable ", disait Luther. Si nous croyons au Dieu crucifié, répliquait Zwingli, qu'avons-nous besoin de croire à votre Dieu de pain cuit ? »

'Bugenhagen, professeur à Wittenberg; OEcolampade, professeur à Bâle; Brentius, ministre à Hall; Schnepf, ministre à Wimpfen.

'Philippe, landgrave de Hesse, et la ville de Strasbourg se distinguèrent sous ce rapport, comme sous tant d'autres, par la haute intelligence des intérêts politiques de la réforme.

"Le plus remarquable de tous fut celui de Marbourg, de l'an 1529. 'Walch, Historische Einleitungen in die Streitigkeiten Luthers, t. I. -Scultetus, Annales Evangelii renovati, dans Van der Hardt, Historia litteraria reformationis, t. V. Planck, Geschichte der Entstehung, der Verænderungen und der Bildung des protest. Lehrbegriffs, vol. II,

p. 201.

TOME IV.

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ses ennemis virent dans toute cette querelle une raison de plus d'en étouffer la source.

Ces jugemens sont tous à nos yeux également faux; et rien, à notre avis, n'honore plus les chefs de la réforme que l'importance attachée par eux à cette question, que la franchise avec laquelle ils la traitèrent, que la naïveté même dans laquelle, si faibles en face de l'ennemi commun qu'ils avaient à combattre, ils se retournèrent les uns contre les autres pour vider une querelle si petite. Mais si cette naïveté, si cette franchise, si cette piété les honore, leur division n'en fut pas moins une faute grave en politique. Nulle opposition n'est puissante qu'autant qu'elle fait illusion, qu'elle fait croire à son unité; elle ne peut se dire en possession de la vérité qu'à cette condition.

Les réformateurs, en se disputant entre eux, non-seulement affaiblissaient les coups qu'ils portaient à d'autres, ils se décréditaient mutuellement, ils arrêtaient l'élan général dont ils s'étaient constitués les organes, ils devenaient infidèles à la science et s'égaraient dans une pauvre polémique.

Luther fit peut-être des fautes plus graves, mais qui honorent encore davantage sa conscience et son esprit indépendant. A cette époque, le prince de la littérature, l'homme de la science par excellence, était cet Erasme, que ses études avaient fait pencher pour l'opinion des réformateurs; qui, dans l'origine, s'était même prononcé pour leurs efforts; qui ne pensait pas, à la vérité, qu'il fallût rompre avec les institutions anciennes, mais qui s'éloignait du moins sans affectation de ceux qui rompaient avec elles et qui refusait à ses amis,

à des princes, à des prélats, à des papes de combattre la réforme. La raison qu'il en donnait était de nature à inspirer pour lui les plus grands ménagemens. Il est difficile, disait-il, d'écrire de manière à plaire aux princes de ce monde sans déplaire au vrai prince de l'Eglise, à Jésus-Christ. Cela devait suffire à Luther. Homme tant soit peu politique, Luther ménageait Erasme. Luther, au contraire, ne comprit rien à la conduite de ce savant; ce savant, à ses yeux, n'était qu'un poltron ou qu'un hypocrite, qui sacrifiait sa pensée à ses intérêts. Il raya en conséquence, dans la seconde édition d'un de ses livres, des éloges qu'il lui avait donnés dans la première, et lui écrivit, que tout en reconnaissant les services qu'un homme

que lui pouvait rendre à la bonne cause, cette bonne cause était assez avancée pour n'avoir plus à craindre ni ses argumens, ni ses épigrammes. A cette époque, toute attaque amenait un duel. Erasme ne tarda pas à jeter le gant à son adversaire. Dans les doctrines de Luther, il choisit précisément la question la plus avantageuse pour lui-même, la question qu'il pouvait le mieux traiter sans se compromettre, la question du libre arbitre, que Luther avait si mal exposée et dans laquelle on pouvait le réfuter d'une manière brillante sans se brouiller ni avec les amis, ni avec les ennemis de la réforme.

Luther, dans ses études et ses préoccupations augustiniennes, avait contesté à l'homme ce libre arbitre, qui est la condition première de toute moralité, et Erasme, qui connaissait la Bible, n'eut pas la moindre peine à

'Lutheri Epistolæ, t. II, p. 194.

montrer que si la grâce entre pour beaucoup dans la vie religieuse, la volonté de l'homme y entre bien pour quelque chose. Ecrite avec toute la réserve qu'on connaît à Erasme, puisée dans la Bible, dictée par la raison, et respectant S. Augustin, ŝans proclamer ni le pélagianisme, ni le sémi-pélagianisme, la brochure d'Erasme eut tous les suffrages. Luther fit non-seulement la faute de lui refuser les siens, mais encore celle d'en essayer la réfutation. Il fit cette tentative avec grandeur et avec franchise, comme il avait coutume d'agir, annonçant son opinion sous ce titre bizarre: De l'arbitre esclave", et reproduisant toutes ces hypothèses augustiniennes qui avaient agité l'Eglise, dans le siècle de Pélage et dans celui de Gottschalk. Erasme, qui avait tant fait pour amener la réforme, qui avait publié le texte grec du Nouveau-Testament avec un commentaire de ce code, et persiflé avec tant de finesse les abus et les travers de son siècle; Erasme, dont les colloques avaient subi la censure de la Sorbonne et qui avait résisté aux plus pressantes sollicitations de combattre la réforme, en fut désormais le plus puissant contempteur.

Luther fit une troisième faute et suscita à la réforme un ennemi encore plus puissant, en combattant l'un des premiers souverains de l'Europe. Henri VIII l'avait attaqué le premier, cela est vrai; Henri, en réfutant le livre De la Captivité de Babylone, avait traité Luther avec hauteur, et le titre de defenseur de la foi

'De servo arbitrio.

V. ci-dessus t. I et t. II.

qu'il avait reçu reçu du pape pour un ouvrage assez insignifiant devait ajouter à l'irritation du professeur de Wittenberg. Pour s'en venger, le professeur pouvait traiter comme son égal le souverain qui était descendu dans la lice, il pouvait lui rendre dédain pour dédain, mais il devait d'autant moins l'injurier qu'il en avait reçu plus d'injures et qu'il lui était plus supérieur. C'est ce que Luther ne voulut pas comprendre, et de cette erreur émana un libelle, mauvais en lui-même et déplorable dans ses effets. En effet, il irrita Henri à tel point que ce prince pria l'électeur de Saxe d'extirper le luthéranisme, et que, même plus tard, quand déjà il cut changé d'avis sur Rome et que Luther lui témoigna des regrets sur le passé, il rejeta ces démonstrations avec les plus hautaines paroles. Le professeur crut alors devoir le malmener une seconde fois, c'est-à-dire qu'il fit une autre faute, plus fâcheuse que la première'. Elle était effectivement d'autant plus déplorable que déjà les principes de Luther étaient plus répandus en Angleterre, et y avaient plus de chances de succès. Cependant ce n'étaient là que des guerres de plume, des aberrations de polémique. Bientôt la réforme fut impliquée dans une lutte plus sanglante, et de conséquences plus générales; et plus elle se défendait d'y être pour quelque chose, plus ses ennemis s'efforçaient d'en faire voir la source en elle seule et de la présenter tout entière comme une œuvre coupable et folle, une œuvre d'insurrection et de bouleversement.

'Lutheri opera latina, editio Jenens., t. II, p. 516. OEuvres allemandes de Luther, t. XIX, p. 158, éd. de Walch.

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