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Il ne s'agit pour cela que de renverser les rapports du travail et du capital, de telle sorte que le premier, qui a toujours obéi, commande, et que le second, qui a toujours commandé, obéisse.

Je me propose donc, et telles seront les conséquences irrécusables, irrésistibles, de cette interversion de deux idées économiques, de créer un ordre nouveau, où le travail, autrefois plus offert que demandé, soit à l'avenir plus demandé qu'offert, où le crédit, qui maintenant se fait payer, se donne pour rien, et avec plus de bénéfice encore pour le prêteur; où le débouché, jadis toujours insuffisant, soit insatiable; - où la circulation, que nous voyons s'arrêter invariablement chaque fois que le capital circulant lui fait défaut, devienne plus rapide et plus pleine par la suppression de ce capital; - où les peuples, qui de nos jours, pour conserver leur capital d'exploitation et leur industrie, sont forcés de se tenir en garde contre les produits étrangers, montrent autant d'avidité à s'en fournir qu'ils montrent actuellement de prudence à s'en préserver; où la division du travail, qui, sous le régime de l'ancienne économie politique, énerve, démoralise, abrutit l'ouvrier, augmente sans cesse sa vigueur, sa dignité et son intelligence; où la concurrence, aujourd'hui la cause de l'oppression du faible, soit sa force et sa garantie; — où les charges publiques, qu'il est de l'essence de la vieille société d'augmenter sans cesse, diminuent toujours et soient acquittées sans impôt ; où l'accroissement de la population, toujours plus rapide, d'après la loi de Malthus, que l'accroissement de la production, devienne, par la constitution nouvelle du travail, moins rapide que cette dernière, et trouve son équilibre.

Ainsi, la base économique de la société étant révolutionnée de fond en comble, les institutions, les lois, les mœurs, la philosophie, la littérature, l'art, doivent subir à leur tour une pareille révolution.

Comme si le sol français, arraché tout à coup des flancs de l'Europe, se trouvait transporté du 45° degré de latitude sous l'équateur; que ses montagnes fussent abaissées en plaines et ses plaines exhaussées en montagnes; que les fleuves et les rivières fussent partout déplacés et le système d'irrigation interverti; alors, le climat, les cultures, le tempérament des hommes ayant subi des modifications profondes, toute l'économie agricole-industrielle étant transformée, le caractère des populations, la langue, les usages, le gouvernement, la religion, changeraient, et un nouvel ordre de choses, une autre civilisation serait substituée à l'ancienne.

Je comprends toute l'étendue de mon programme : elle est incalculable. Je sais quelles résistances, quelles difficultés m'attendent: elles sont immenses.

J'ai contre moi l'ignorance du prolétariat, la méfiance des classes moyennes, la haine des privilégiés. J'ai l'hésitation de notre jeune démocratie, la jalousie des sectes, l'apathie de l'époque, l'animadversion du pouvoir, l'opposition de la science, les anathèmes de l'Église, les calomnies de l'opinion.

Mais je sais aussi qu'il n'y a de vrai que ce qui touche à l'infini; qu'une seule question résolue résoudra toutes les autres; qu'il me suffit d'ouvrir la voie par une première démonstration, par la production d'un premier fait, pour que la raison publique s'ébranle, et que la chaîne entière des déductions soit parcourue.

Je sais de plus que si les obstacles sont grands, mes moyens sont plus puissants encore. Que me peuvent et la conjuration des intérêts, et le soulèvement des préjugés? N'ai-je donc pas, pour contraindre le siècle, fait un pacte avec la nécessité? Et pour dompter le capital, n'ai-je point traité avec la misère? J'ai pris mon point d'appui sur le néant, et j'ai pour levier une idée! C'est avec cela que le Travailleur divin créa le monde de la nature, que fut faite la première génération du ciel et de la terre. C'est avec cela que l'homme, l'éternel rival de Dieu, doit créer le monde de l'industrie et de l'art, la deuxième génération de l'univers !...

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L'idée régénératrice, comme un astre rutilant, est apparue dans le ciel Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine ! Cette idée est celle de l'égalité et de la solidarité des conditions parmi les hommes. Que tous adorent et se soumettent!

On dit que, lorsque Constantin alla combattre le tyran Maxence, il aperçut dans le ciel une croix lumineuse, entourée de ces mots : C'est par ce SIGNE que tu vaincras!... Il comprit aussitôt que l'institution polythéiste était abrogée; qu'il n'y avait de salut pour lui, pour l'empire, que dans le Christ. Il se soumit, il fut vainqueur; et ce fut fait de la vieille Rome. Mais cette croix, ce SIGNE du chrétien, cet hiéroglyphe de la nouvelle société, quel en était le sens et que voulait-il dire? La croix exprime cabalistiquement l'addition : c'est le symbole de l'appropriation individuelle, A+ a. Le christianisme, en déclarant l'égalité des hommes devant Dieu et leur fraternité en Christ, abolissant avec les castes l'antique esclavage, posait en principe, contrairement au droit quiritaire, le droit pour tous de l'appropriation de la terre et des capitaux. Les tendances de l'Église primitive avaient été au communisme;

de là l'immense vogue des communautés religieuses dans les premiers siècles. Mais le génie de la civilisation, qui du polythéisme venait de passer au christianisme, fit bientôt sentir que cette communauté inorganique était une marche en arrière: l'Église latine, souveraine entre toutes, consacra le principe de propriété, ce qui la conduisit plus tard à reconnaître la légitimité de l'usure, et conséquemment à renier sa tradition, sa morale, sa foi...

La propriété romaine, et plus tard la propriété féodale, fut donc la base de la société chrétienne, société d'exploitation de l'homme par l'homme et de guerre perpétuelle. La période chrétienne figurera dans l'histoire comme la période des grandes souffrances de l'humanité. C'est pour cela que la croix, ce signe révélé à Constantin, est en même temps l'emblême de la passion du Christ, en qui se personnifie l'humanité, comme de l'appropriation individuelle. La croix disparaîtra avec la propriété abusive qu'elle représente.

Le signe de la société nouvelle est le niveau figuré par deux lignes parallèles. C'est l'emblême de l'égalité, de la solidarité, de l'équivalence des fonctions et de l'échange, loi adéquate à celle de l'identité des contraires, qui forme le principe de la philosophie moderne, A = a.

Que la haine des privilégiés s'acharne donc sur moi tant qu'elle voudra! Que l'Académie me flétrisse, que le pouvoir me punisse, que le prêtre me maudisse: je suis assuré d'avoir raison contre tous; mon germe, planté dans la conscience populaire, fleurira. J'en ai pour gage cette détresse universelle : détresse des prolétaires et des propriétaires, détresse des citoyens et de l'État, détresse des cœurs et détresse des intelli

gences.

Y a-t-il donc aujourd'hui une seule idée positive, autre que celle-là, pour recevoir la société tombée du ciel de ses fictions! Qui donc peut nous rendre une politique, une justice, une économie sociale, une philosophie, une religion, une certitude, une foi, si ce n'est l'algèbre de l'égalité succédant à l'arithmétique de l'égoïsme.

II

Dans les derniers mois de l'année 1847, je travaillais à Lyon, en qualité de chargé de la correspondance et du contentieux, dans une maison de commerce ayant pour objet l'exploitation des houilles et les transports.

Tout en faisant mes lettres et soignant mes procès, je suivais avec inquiétude le mouvement politique, et la lutte aveugle et passionnée de l'opposition, représentée par MM. Barrot et Thiers, contre le parti conservateur, représenté par LouisPhilippe et M. Guizot.

Le parti républicain n'était alors encore qu'une faible minorité, servant, à l'occasion, d'appoint aux adversaires du cabinet. Je voyais la querelle s'envenimer de plus en plus entre les diverses nuances du grand parti monarchique constitutionnel, et, sous le théâtre de ces déplorables débats, un gouffre se creuser au sein de la société, travaillée par les prédications démocratiques et sociales.

Le banquet du Château-Rouge, auquel l'opposition assista en corps, ayant à sa tête M. O. Barrot, fut pour moi le signe avant-coureur de la catastrophe.

Placé tout au bas de l'édifice social, au sein de la masse ouvrière, moi-même l'un des premiers mineurs qui en sapaient les fondements, je voyais mieux que les hommes d'État qui se disputaient sur les combles l'approche du danger et toutes les conséquences de la ruine. Encore quelques jours, et, au moindre orage parlementaire, la monarchie s'écroulait et la vieille société avec elle.

La tempête commença de souffler aux banquets pour la Réforme. Les événements de Rome, de Sicile, de Lombardie, vinrent ajouter à l'ardeur des partis : la guerre civile des Suisses acheva de monter l'opinion, en portant au comble l'irritation des esprits contre le ministère. D'épouvantables scandales, des procès monstrueux, ajoutaient sans cesse à la colère publique. Les Chambres n'étaient pas encore réunies pour la session de 1847-48, que je jugeai que tout était perdu je me rendis aussitôt à Paris.

Les deux mois qui s'écoulèrent avant l'explosion, entre l'ouverture des Chambres et la chute du tròne, furent les moments les plus tristes, les plus désolés que j'aie traversés de ma vie. La mort de ma mère, qui arriva dans cet intervalle, ne put me

tirer de l'angoisse qui m'étreignait; je n'en reçus dans le mo'ment qu'une faible impression. Je sentis alors combien la patrie, pour le citoyen, est encore au-dessus de la famille. Régulus et Brutus me furent expliqués.

Républicain de la veille et de l'avant-veille, républicain de collége, d'atelier, de cabinet, je frissonnais de terreur de ce que je voyais approcher la République! Je frémissais, dis-je, de ce que personne, autour de moi, au-dessus de moi, ne croyait à l'avénement de la République, du moins à un avénement aussi proche.

Les événements marchaient, et les destins s'accomplissaient, et la révolution sociale surgissait sans que nul, ni en haut, ni en bas, parût en avoir l'intelligence. Or, que faire en révolution, que devenir, quand on ne possède pas le secret, l'idée!... Les républicains, d'ailleurs en petit nombre, avaient la foi de la République; ils n'en avaient pas la science.

Les socialistes, presque inconnus, dont le nom n'avait pas encore retenti sur la scène, avaient aussi la foi de la révolution sociale; ils n'en avaient ni la clé ni la science.

De nombreuses critiques de l'ancienne société avaient été faites, la plupart vagues, tout empreintes de sentimentalité et 'de mysticisme, quelques-unes plus philosophiques et plus raisonnées; mais, de tout ce chaos de discussions (déclamatoires, la lumière n'avait jailli pour personne. La presse quotidienne n'était point saisie de la question : l'immense majorité des lecteurs ne s'en occupait seulement pas.

Et cependant la Révolution, la République, le socialisme, appuyés l'un sur l'autre, arrivaient à grands pas! Je les voyais, je les touchais, je fuyais devant le monstre démocratique et social, dont je ne pouvais expliquer l'énigme; et une terreur inexprimable glaçait mon âme, m'ôtait jusqu'à la pensée. Je maudissais les conservateurs, qui riaient des colères de l'opposition; je maudissais encore davantage les opposants, que je voyais déraciner, avec une incompréhensible fureur, les fondements de la société; je conjurais ceux de mes amis que je savais engagés dans le mouvement de ne se point mêler de cette querelle de prérogative, absurde pour des républicains, et d'où allait sortir inopinément la République. Je n'étais cru, je n'étais compris de personne.

Je pleurais sur le pauvre travailleur, que je considérais par avance livré à un chômage, à une misère de plusieurs années; sur le travailleur, à la défense duquel je m'étais voué, et que je serais impuissant à secourir. Je pleurais sur la bourgeoisie, que je voyais ruinée, poussée à la banqueroute, excitée contre

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