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le prolétariat, et contre laquelle l'antagonisme des idées et la fatalité des circonstances allaient m'obliger à combattre, alors que j'étais plus que personne disposé à la plaindre.

Avant la naissance de la République, je portais le deuil et je faisais l'expiation de la République.

Et qui donc, encore une fois, avec les mêmes prévisions, ne se fût abandonné aux mêmes craintes?

Cette révolution qui allait éclater dans l'ordre public était lą date de départ d'une révolution sociale dont personne n'avait le mot. Contrairement à toute expérience, contrairement à l'ordre invariablement suivi jusqu'alors du développement historique, le fait allait être posé avant l'idée, comme si la Providence avait voulu, cette fois, frapper avant d'avertir!

Tout me semblait donc effrayant, inouï, paradoxal, dans cette contemplation d'un avenir qui à chaque minute s'élevait dans mon esprit à la hauteur d'une réalité.

Dans cette anxiété dévorante, je me révoltais contre la marche des événements, j'osais condamner la destinée. Je blâmais les Siciliens de leur révolte contre un maître détesté; je m'irritais du libéralisme de ce pape étourdi, qui maintenanț fait pénitence dans l'exil de ses velléités de réforme ; je désapprouvais l'insurrection des Milanais; je faisais des vœux pour le Sonderbund, et j'applaudissais, moi socialiste, disciple de Voltaire et de Hegel, aux paroles de M. de Montalembert, plaidant, devant une chambre aristocratique, la cause des jésuites de Fribourg. J'eusse voulu avoir un journal pour attaquer à outrance le National, la Réforme, tous les organes de l'opinion réformiste et républicaine; je vouais aux dieux infernaux le rédacteur en chef de la Presse: ce furent des scandales ministériels; je me serais fait, je crois, avec le fameux M. Génie, l'âme damnée de M. Guizot.

Mon âme était à l'agonie: je portais par avance le poids des douleurs de la République et le fardeau des calomnies qui allaient frapper le socialisme.

Le 21 février au soir, j'exhortais encore mes amis à ne pas combattre. Le 22, je respirai en apprenant la reculade de l'opposition; je me crus au terme de mon martyre. La journée du 23 revint dissiper mes illusions. Mais, cette fois, le sort était jeté, jacta est alea, comme dit M. de Lamartine. La fusillade des Capucines changea mes dispositions en un instant : le tocsin de Saint-Sulpice me remplit d'un enthousiasme révolutionnaire. Je n'étais plus le même homme j'avais pris mon parti.

Vous avez voulu la révolution, vous aurez la révolution!....,

Dès le matin du 24, je fus aux bureaux de la Réforme me mettre à la disposition du citoyen Flocon, qui crut devoir utiliser mes talents typographiques à composer la première proclamation où fut prononcée la déchéance de Louis-Philippe. Je conserve le manuscrit de Flocon, mon unique trophée de cette campagne si courte. Je n'oublierai jamais les paroles qu'il me dit à ce moment décisif: Vous occupez un poste révolutionnaire; vous ne devez le quitter qu'après avoir rempli votre commission. Moi, ajouta-t-il en faisant résonner son fusil, je retourne à Transnonain.

Ma besogne achevée, j'aidai à porter des pavés à une barricade, et, quelques heures après, on vint nous dire que LouisPhilippe était parti, et que les Tuileries étaient prises. Dès lors, on n'avait que faire de moi; je rentrai dans ma mansarde, et me mis à réfléchir sur la Révolution.

Comme je l'avais prévu, la République fut immédiatement proclamée, non sans ébahissement de la part du peuple, qui la veille n'y pensait pas, mais sans résistance de la part de la bourgeoisie, qui la veille aussi n'en eût pas voulu. Au reste, il faut lui rendre cette justice: la bourgeoisie, qui n'avait point cherché la République, fut encore plutôt revenue de son dépit que les autres, qui l'avaient voulue, de leur étonnement. Il fallut huit jours pour accoutumer les bouches à ce cri régénérateur de Vive la République! Les événements allaient plus vite que les idées on avait si peu le temps de penser, qu'on ne pensait pas du tout.

Que nous voulait-elle cette République ?

On n'en savait rien; peut-être aussi n'osait-on s'en rendre compte; et faute de symbole et d'idée, on appliquait à 1848 les idées et les symboles de 1792. On chantait la Marseillaise, le Chant du départ, le Chœur des Girondins. Le Chant des Travailleurs de mon ami Pierre Dupont, publié depuis deux ans, était inconnu. Les proclamations du gouvernement provisoire se succédaient vides, mesquines, flatueuses, embarrassées. Les hommes n'étaient plus les mêmes: Lamartine, battant ses flancs de ses longs bras, était sans enthousiasme; LedruRollin, l'homme aux circulaires, sans énergie; Flocon sans sagacité, Marrast sans esprit, Crémieux parlait comme aux banquets pour la réforme électorale. Les chefs de clubs, Barbès, Blanqui, rendus à la liberté, battaient la campagne : la prison ne leur avait rien appris. Les tempéraments étaient si peu révolutionnaires que Garnier-Pagès, un ami du peuple pourtant! ayant à faire face aux frais du nouvel établissement, au lieu de demander une cotisation aux citoyens aisés, qui l'eus

sent fournie de bon cœur, préféra aggraver les charges du peuple: il établit la surtaxe des quarante-cinq centimes. Les réacteurs ne le lui ont pas pardonné, les ingrats!... Bref, il était sensible que ce n'étaient pas les hommes qui manquaient à l'idée, mais l'idée qui manquait aux hommes. L'idée! elle nageait dans l'air; elle circulait sur l'aile des vents, de Brest à Toulon, de Dunkerque à Bayonne. On la sentait, on la respirait, on s'en abreuvait, mais elle ne se posait, elle ne se formulait nulle part.

Toute idée se décompose en une question et une réponse.

Il y avait au gouvernement provisoire un homme d'une célébrité précoce, engagé par ses antécédents, et bien décidé par caractère à ne pas manquer l'occasion. Cet homme était Louis Blanc. Ce fut lui qui posa la question révolutionnaire.

Quelques années avant la Révolution, il avait publié une brochure qui, malgré son titre, Organisation du travail, ne contenait guère autre chose qu'une critique éloquente de la concurrence, avec quelques aperçus, plus ou moins exacts, sur les associations ouvrières. Je puis dire aujourd'hui, sans faire tort à l'ouvrage pas plus qu'à l'écrivain, ce que je pense de cet écrit, dont le contenu disparaît sous le frontispice, ORGANISATION DU TRAVAIL. Qu'importe, en effet, le contenu, la valeur scientifique du livre? c'est le but qu'il faut voir. La veille de la Révolution, le livre de Louis Blanc n'était qu'un admirable morceau de littérature; le lendemain, c'était un événement politique. L'envie a pu dire que l'auteur, agitant au Luxemboug la question du travail, faisait des réclames pour son libraire : l'historien sérieux ne s'arrête point à ces vilenies. L'ORGANISATION DU TRAVAIL, tel est le problème de la Révolution de Février; et ce problème, c'est Louis Blanc qui l'a posé. Cela suffit pour rendre immortels le nom de l'auteur et le titre de son ouvrage.

Maintenant, qu'est-ce que l'organisation du travail? comment le travail doit-il être organisé?... Louis Blanc a pu se tromper sur la réponse : nul n'est en droit de lui en faire un reproche. Son droit, à lui, son devoir, sa gloire, était de dire, de manière à être entendu de tout le monde : Le problème de la Révolution de Février, c'est le problème de l'organisation du travail!

Louis Blanc, pamphlétaire, journaliste, orateur, historien, homme d'imagination, de sentiment et de symbolisme, avait auprès de lui, comme collègue et assesseur, un ouvrier, Albert: le travailleur donnant la main à l'homme de lettres!... Leur mission, à tous deux, fut de préparer les âmes, de répandre la

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semence révolutionnaire, de la faire germer en l'arrosant de poésie et d'éloquence.

Avec la propagande socialiste, naquit bientôt la réaction. Dès que la République connut son nom et son prénom, elle connut aussi ses adversaires. Le temps des tribulations commença pour elle. La secte économiste fulmina contre les conférences du Luxembourg, l'Institut se mit de la partie, les journaux prêtèrent leurs colonnes. Quiconque alors voulait faire son chemin sous le nouveau gouvernement, gagnait ses grades en attaquant Louis Blanc. Combattre le socialisme, devint la meilleure des recommandations sous une république essentiellement socialiste. MM, Falloux et Faucher sont au ministère ; Louis Blanc est à Londres, Albert à Vincennes. Ce fut une mode de dire que l'organisation du travail de Louis Blanc avait désorganisé le travail. Je voudrais savoir si la confiance-Faucher rétablit mieux nos affaires ?...

Je réfléchissais sur toutes ces choses; je suivais les mouvements de la réaction, je regardais les embarras du socialisme et la lâcheté de ses adversaires, et l'indignation me montait à la tête contre ces malthusiens. La question avait été posée par Louis Blanc, et c'était pour moi un devoir de patriotisme et d'humanité de travailler à la résoudre. Je voulais que la Révolution aboutît; je voulais que la République fût démocratique et sociale, et, comme tout homme d'honneur et de foi, bien qu'en retard d'idées, je me disais : Elle le sera.

Je venais de rassembler les matériaux d'un ouvrage considérable, destiné à faire suite au Système des contradictions économiques, et que je me proposais de publier sous le titre de Solution du problème social. Mais cette solution, méthodique et générale, faite en vue d'une situation régulière, aurait exigé un travail nouveau pour la circonstance. Il fallait courir au plus pressé, se faire le commis de la Révolution, non son directeur; servir la fortune, non la maîtriser. Par où attaquer le problème socialiste? voilà ce que réclamait le pays. Tout le monde le sentait; les projets pleuvaient sur les murs, aux étalages des libraires, dans les cabinets des ministres: je fis comme tout le monde.

Ce fut vers l'époque des élections que parut l'opuscule sur l'Organisation du crédit et de la circulation, dont les principes sont devenus ceux de la BANQUE DU PEUPLE.

Voici quelle fut la marche de mes idées.

III

THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE

Le coup de tonnerre du 24 février, me dis-je à moi-même, en récapitulant mes idées, a été l'annonce d'une révolution. Ce qui va suivre n'en sera pas encore le commencement.

Les entraînements du suffrage universel succédant aux intrigues du privilége électoral;

La séparation des pouvoirs conservée, comme autrefois, à la place de la division des fonctions, seule conforme au principe 'économique de la division du travail;

La hiérarchie des emplois maintenue, au lieu de leur contrôle mutuel;

La royauté héréditaire remplacée par un président, car nous aurons un président! Une république sans président, ce serait, pour nous, pauvres vieux serviteurs des rois, plus que de la démocratie, ce serait de l'athéisme!

Quelques impôts de consommation réduits, remplacés aussi. tôt par de plus forts impôts sur le capital et sur le revenu;

Le budget de la guerre augmenté, non pour combattre l'ennemi du dehors, mais pour combattre celui du dedans; car, avec le suffrage universel, l'éligibilité du président et toutes les excitations démagogiques du nouveau système, le prolétariat sera plus redoutable pour la bourgeoisie, plus difficile à conte-,, nir cent fois que sous la monarchie héréditaire;

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Quoi encore? L'enseignement primaire gratuit, c'est-à-dire une augmentation d'impôt; des écoles spéciales établies, augmentation d'impôt; — l'assistance publique réformée, augmentation d'impôt; peut-être une tentative de banque foncière, dont le papier, dans les données actuelles, s'il ne tombe bientôt par sa dépréciation spontanée au rang des assignats, sera le titre public de l'exploitation de l'industrie par la propriété :

C'est toujours le même système, toujours le même cercle de déception et d'oppression mutuelle.

Évidemment, ce que nous pensons, ce que nous voulons et ce que nous allons faire, n'est point de la révolution; ce sera de l'agitation. Singulière destinée que la nôtre ! Nous sommes saisis par une révolution; nous nous sentons entraînés par

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