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En Angleterre et en France, on a toujours dit, les barons du royaume, les pairs d'Angleterre, les pairs de France, et non les barons du Roi, les pairs du Roi.

Au sacre de nos Rois, lés pairs de France représentent tout à la fois la monarchie et la nation. Ils y paraissent avec l'habit et la cou ronne en tête. Ils soutiennent tous ensemble la couronne du roi ; et ce sont eux qui reçoi vent le serment qu'il fait d'être le protecteur de l'église et de ses droits, et de tout son peuple.

Tel a donc été l'esprit de toutes les institutions féodales de l'Europe, que la suzeraineté, la véritable proprieté de toutes les terres, résidát dans le corps de chaque nation; que tous les possesseurs de fiefs mediats ou immediats fussent les feudataires de la nation; que par conséquent la pleine propriété retournát à la nation dans tous les cas de réunion; que, dans tout cela, le Roi n'eût et ne pût avoir au cun droit distinct et séparé de ceux de la nation dont il est le chef.

En Allemagne où le gouvernement est presque absolument féodal, où l'on a dû par conséquent mieux conserver l'esprit de la loi des fiefs et ses véritables rapports avec le droit de la nation, tous les fiefs, toutes les principautés relevent de l'empire et non de l'empereur. S'ils viennent à vaquer, c'est à l'empire qu'ils sont dévolus. L'empereur en investit un nouveau feudataire, mais c'est comme chef de la république germanique, et non comme propriétaire, qu'il en dispose. Il ne peut s'approprier aucune des successions et heritages devolus à l'empire, ni les faire passer à ses heritiers et successeurs sans le consentement du corps germanique. Et c'est à la chancellerie de l'empire que s'expedient les lettres d'investiture. Tel est l'esprit de la bulle d'or et des capitulations impériales.

Comment pourrait-on même concevoir un système de droit public qui donnerait à un homme la propriété universelle de toutes les terres dont une nation s'est emparée?

Par le droit naturel et par le droit des gens, il ne peut y avoir de véritable propriété terTOME XXX.

ritoriale, qu'autant qu'on a la possession actuelle ou habituelle du territoire, et qu'on peut se maintenir dans cette possession.

Par le droit civil de chaque nation, un seul homme peut avoir des propriétés plus étendues; il peut être proprietaire de la terre qu'il ne cultive pas et dont il ne pourrait pas defendre la possession par ses seules forces, parceque sa possession est protegée par toutes les forces réunies de la nation dont il est mem bre (1).

Il faudrait donc, pour qu'un seul homme pút être propriétaire d'un territoire de vingtcinq mille lieues carrées, par le droit naturel ou par le droit des gens, qu'il s'en fit emparé seul, qu'il pût l'occuper, le cultiver seul, qu'il put en défendre la possession contre une vingtaine de millions d'hommes qui sont repandus sur ce territoire, et contre toutes les peuplades qui voudraient s'en emparer.

Pour qu'un seul homme pût avoir cette im. mense propriété territoriale, par le droit civil d'une nation, il faudrait supposer qu'une ving taine de millions d'hommes libres ont consenti à conquérir, à cultiver et à défendre un terri. toire de vingt-cinq mille lieues carrées pour un seul homme. Je ne crois pas avoir besoin de prouver la nullité d'un tel contrat, jusqu'à ce qu'on ait prouvé qu'il existe.

S'il n'est pas vrai que les conquérans des Gaules aient abondonné à un seul homme cette propriété universelle, il faut convenir du moins que, dans les partages dont l'histoire nous a transmis les preuves, ils ont fait à leur chef une part bien avantageuse. Les Rois ont eu de vastes domaines. Il était nécessaire que cela fût ainsi, puisque les Rois n'avaient pas d'autre revenu que celui de leur domaine, pour soutenir l'éclat du trone et fournir à la dépense de leur maison.

Mais, par cette raison même, les Rois n'auraient dû avoir que l'usufruit de leur domaine. « Il est aussi nécessaire (dit Montesquieu, » Esprit des lois, liv. 26, chap. 16) qu'il y » ait un domaine pour faire subsister l'État, » qu'il est nécessaire qu'il y ait dans l'État » des lois civiles qui règlent la disposition » des biens. Si donc on aliene le domaine, » l'État sera forcé de faire un nouveau fonds » pour un autre domaine. Mais cet expedient >> renverse encore le gouvernement politique,

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» parceque.parla nature de la chose,à chaque » domaine qu'on établira, le sujet paiera tou» jours plus, et le souverain retirera toujours » moins; en un mot, le domaine est néces »saire, et l'aliénation ne l'est pas ».

Ces derniers mots ne disent pas assez: car, puisque, dans la constitution primitive de la nonarchie, le domaine des Rois devait suf

fire à toutes leurs dépenses, il fallait dire : Le domaine est nécessaire, et il est nécessaire qu'il ne soit pas aliéné.

Cependant, combien ne trouvons-nous pas d'aliénations de terres domaniales sous les deux premières races ?

Le traité d'Andelau suppose ces aliénations tellement irrévocables, qu'il y est dit que la fille de Gontran, la mère, l'épouse et la fille de Childebert pourront disposer valablement et à perpétuité des terres qu'elles tiennent du fisc; et que les terres que les princes ont données aux églises et aux leudes, leur seront conservées à jamais.

On trouve aussi dans un édit de Clotaire II: « Les concessions faites, selon la justice, » par les Rois nos ancêtres et prédécesseurs, » doivent être confirmées en tout ».

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Louis-le

Aimoin (liv. 5, chap. 3) dit que Debonnaire n'étant encore que roi d'Aquitaine, s'était réduit à la dernière indigence par les donations qu'il avait faites de ses domaines aux grands de son royaume. Et Nithard (liv. 4, à la fin ) observe qu'il fit la même faute, lorsqu'il fut parvenu à l'empire. Les Rois étaient-ils donc vrais propriétaires des terres domaniales ? C'est ce que semble supposer la faculté d'aliéner. S'ils ont pu alié ner, ils ont pu donner à fief; et alors la suzeraineté de toutes les terres qui auraient été domaniales sous les deux premières races, appartiendrait au Roi et non au royaume. Ce serait sans doute une grande faute que les Francs auraient faite ; mais on ne pourrait pas conclure de là que tel n'était pas leur droit public sous les deux premières races.

Ces fréquentes aliénations ont persuadé à nos meilleurs publicistes, que les Rois avaient en effet le droit d'aliéner les terres de leur domaine, qu'ils en étaient par consequent véritables propriétaires. Telle a été l'opinion de Montesquieu, de l'abbé Mably, du comte du Buat, et de plusieurs autres. Je sais bon gré à Moreau d'avoir entrevu( dans ses principes de morale, de politique et de droit public, quatrième discours) que ces aliénations ne pouvaient être valablement faites que per justitiam in placito, dans le conseil du Roi; mais je crois voir quelque chose de

plus dans les monumens de notre ancienne histoire.

Si les Rois avaient eu le droit d'aliéner les terres de leur domaine, l'acte d'alienation eût suffi pour la rendre irrévocable, pour transporter à jamais la propriété de la chose alienée aux acquéreurs, donataires ou conces sionnaires; on n'aurait pas eu besoin de stipuler dans le traité d'Andelau, que la mère, l'épouse et la fille de Childebert pourraient disposer irrévocablement et pour toujours des terres fiscales qui leur avaient été données.

Si les donations ou concessions que les Rois avaient faites per justitiam in placito, dans leur conseil, avaient été valables et irrevoca. bles de leur nature, Clotaire Il n'aurait pas eu besoin d'un édit ni d'une assemblée d'évêques pour confirmer les concessions que ses prédécesseurs avaient faites dans cette for

me.

On ne fait des traités que sur des choses douteuses ou contestées. Un successeur ne s'a. vise pas de confirmer ce que son prédécesseur a eu droit de faire, et qu'il a fait avec toutes les solennités requises.

Je ne vois donc dans le traité d'Andelau et dans l'édit de Clotaire II, qu'un double aveu et une double infraction du droit de la nation, et du principe d'inalienabilité des terres domaniales. Mais poussons plus loin les recherches, nous trouverons peut-être des preuves plus directes.

Grégoire de Tours (liv. 9, chap. 20 ) nous apprend que les filles des Rois n'avaient que la jouissance des terres fiscales qui leur avaient été assignées, et qu'on était dans l'usage de stipuler qu'elles n'en percevraient les revenus qu'autant qu'elles demeureraient en France. La loi des apanages serait donc plus ancienne qu'on ne l'a cru communément. Mais, pour ne pas trop m'écarter de mon sujet, je ne ti rerai qu'une seule conséquence de l'usage atteste par Grégoire de Tours: c'est que le droit public du royaume, sous la première race, était de ne pas aliéner la propriété des terres domaniales, même en faveur des filles des Rois.

Dagobert veut donner des terres domaniales à plusieurs églises : il ne croit pas pouvoir le faire sans le consentement de la nation; il convoque un plaid général, pour y faire approuver son testament (1) il ne croyait donc pas être propriétaire des terres domaniales. Les Lombards, dont on dit que l'origine est la même que celle des Francs, et qu'on dit aussi avoir été les premiers instituteurs

(1) Aimoin, liv. 4, chap 30.

des fiefs, forment une aristocratie pendant la minorité d'Autharis, fils de leur Roi, pour n'être pas gouvernés par un Roi enfant. Les domaines de la couronne sont livrés aux trente ducs qui avaient été chargés de l'administration de la chose publique. Autharis devient majeur; les Lombards lui déferent la royauté; et les trente ducs lui donnent la moitié de leur patrimoine pour fournir à la dépense de sa maison (1). Chez les Lombards, le domaine du Roi ou de la couronne était donc bien véritablement le domaine de la nation; destiné à la dépense publique, la jouissance en appartenait toujours à ceux qui gouver

naient.

Charles-le Chauve défend aux Français qui doivent le cens au Roi, de reconnaitre l'église ou tout autre seigneur, afin, dit-il, que la république ne perde rien de ce qui lui est dů (2). Charles-le-Chauve reconnaissait donc que les domaines appartenaient à la république, à la nation.

Veut-on savoir ce que pensait Charlemagne sur ces alienations, sur la destination des terres domaniales, sur le droit des Rois et sur celui de la nation? On vient de voir que Louis-le-Débonnaire avait donné tous ses do. maines aux grands de son royaume d'Aquitaine. Charlemagne envoie deux commissaires dans l'Aquitaine, et fait restituer au fisc toutes les terres que son fils avait aliénées (3).

Et si le jugement de Charlemagne pouvait ne pas suffire, on n'a qu'à consulter les hisroriens du temps, Nithard, Thegan, Aimoin lui-même. Ils disent tous que les terres domaniales ou fiscales appartenaient à la république, etaient destinees au service public. On peut voir aussi ce que pensaient les prélats du royaume, assembles à Meaux et à Paris du temps de Charles-le-Chauve : ils exhortaient le prince à réunir au domaine les terres qui avaient été alienees par son père et par son aieul; ils lui disaient que la majesté du trone tomb rait dans l'avilissement, qu'il ne pourrait pas soutenir sa maison domestique, parcequ'il n'aurait pas de quoi récompenser les services et soulager l'indigence de ses officiers; ils insistaient principalement sur ce que les terres domaniales appartenaient à la république, étaient destinees à fournir à la dépense publique; Quod ad rempublicam pertinuit....; Respublica vestra de suo suffragetur sibi (4).

(1) Aimoin, liv. 3, chap. 36. (2) Edit de Pistes, chap. 28.

(3) Aimoin, liv. 5, chap 3.

(4 Capitulaire de Charles-le-Chauve,tit.7, chap. 20.

C'était donc un principe de droit public, bien certain sous les deux premières races, que les terres domaniales appartenaient à la nation et non au Roi, que les Rois ne pouvaient pas les aliéner valablement sans le consentement de la nation. De tous les faits que l'histoire nous a transmis, je n'en connais pas un qui soit mieux prouvé.

Et de ce principe, je conclus que l'inféodation des terres domaniales n'a jamais pu établir un fief dominant ou une suzeraineté, qu'au profit de la nation; que la reunion de ces terres inféodées, si elle s'opére jamais, ne peut accroître qu'à la propriété nationale; cn un mot, que le domaine de la couronne, sous quelque rapport qu'on l'envisage, ne peut être que la proprieté de la nation, et jamais la propriété du Roi.

Si donc il est vrai, comme quelques-uns l'ont assuré, qu'il y ait eu en 1275 une assemblée de tous les princes chrétiens de l'Europe ou de leurs ambassadeurs, et qu'ils y soient convenus que dorénavant aucun seigneur ne pourrait aliener le domaine de sa couronne ce n'est point une maxime nouvelle qu'ils ont introduite dans l'Europe: ils n'ont fait que renouveler un ancien principe, long-temps méconnu peut-être, mais qui était aussi ancien que les monarchies fondées sur les debris de l'empire romain, qui même existait avant ces. monarchies; car c'est une vérité de tous les temps et de tous les lieux, que les domaines que chaque nation a assignés à son prince pour fournir à sa depense, forment le domaine public, la propriété nationale. De là il suit, non que le domaine de la couronne est abso lument inalienable, mais qu'il ne peut pas être aliéné sans le consentement de la nation.

Il me reste encore une chose à expliquer sur cette matière. Si la maxime de l'inaliénabilité du domaine est aussi ancienne que la monar chie, comment voyons-nous tant d'alienations sous les deux premiéres races? Comment le droit d'aliener paraît-il même reconnu par la nation?

La faiblesse des souverains et l'avidité des courtisans, voilà qui explique tout.

Ce n'est pas dans un plaid general, dans une assemblée de la nation, qu'est fait le traité d'Andelau; c'est dans un conseil ‹ composé d'évêques et de seigneurs, episcoporum procerumque consilio (1).

Ce n'est pas dans un plaid général,

c'est

(1) On peut voir dans Hinemar Opusc. et Epit., tit. 14, chap. 33, la différence qu'il y avait entre la conseil et le plaid général.

dans un synode uniquement composé d'évêques, qu'est fait l'édit de Clotaire II.

Dans ces deux assemblées, on approuve les alienations déjà faites ; mais on ne reconnait pas que le Roi ait le droit d'aliéner les terres domaniales; mais la confirmation des concessions déjà faites, ce n'est pas la nation qui la donne, c'est l'ouvrage de quelques evêques et de quelques seigneurs qui étaient probablement eux-mêmes les concessionnai

res.

C'est bien la nation qui consent aux donations que Dagobert veut faire à quelques églises; car Aimoin dit que Dagobert generale indixit placitum, ad quod convenerunt cuncti Franciæ primores. Mais ce consentement, demandé par le Roi et donné par la nation, est lui-même une preuve que les terres domaniales appartenaient à la nation et non au Roi.

Sous les descendans de Clovis, c'est le

clergé qui approuve les donations faites par les Rois, parceque c'est lui qui en profite; l'église avait envahi presque toutes les terres du fisc.

Sous les descendans de Charlemagne, c'est le clergé qui demande la révocation des alienations; c'est la noblesse qui s'y oppose, parcequ'alors c'était la noblesse qui profitait le plus de la prodigalité des Rois, parceque le clergé, encore effraye de l'exemple qu'avait donne Charles Martel, craignait que, si le fisc était appauvri, on ne voulut le rétablir aux dépens de l'église. Il ne dissimulait pas même le motif de sa réclamation. Respublica vestra de suo suffragetur sibi, el ecclesiæ à quibus non expedit habeantur immunes.

III. Je crois avoir établi sur des bases immuables les droits et les devoirs des souverains, et les bornes de leur puissance. Je crois avoir prouvé de plus, que les peuples qui ont fonde les monarchies du midi et du couchant de l'Europe, en se soumettant à des Rois, n'ont point aliene leur liberté ni leurs propriétés. Les Rois les plus absolus n'y sont que les administrateurs de la chose d'autrui.

Toutes ces nations avaient, dans l'origine, la même constitution, la même forme de gouvernement; c'etait celle des anciens Germains. Tacite en a fait la description en deux mots : De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes; ità tamen ut ea quorum penès plebem arbitrium est, apud principes pertractentur. Les wittenagemot d'Angleterre, les plaids généraux, les assemblées du Champde-Mars et du Champ-de-Mai en France,

et les cortès d'Espagne avaient la même origine.

Chez les unes et les autres, le gouvernement féodal a tout perdu, tout dénaturé. Partout un intérêt commun a réuni les peuples et les Rois contre la tyrannie féodale, partout ils ont employé les mêmes moyens pour la détruire.

Toutes sont parties du même point : l'une a marché à grands pas, à travers des flots de sang, vers une liberté orageuse; une autre s'est laissée dégrader par le pouvoir arbitraire et par l'abominable despotisme de l'inquisition; une troisième, plus confiante, ne calcule point ses droits, donne gaiement ce qu'elle a, rit des maux qu'on lui fait, ne prévoit point ceux de l'avenir, est vraiment heureuse, parcequ'elle espère toujours de l'être, aime ses Rois, attend tout de leur amour pour elle, et en obtiendrait tout, si les Rois pouvaient n'être jamais trompes ni corrompus.

Et comment pourrait-on désespérer de la félicité publique dans un pays où les Rois les plus absolus, ceux qui ont le plus abusé de leur puissance, ceux qui ont le plus attenté à la liberté publique, ont cependant rendu hommage aux droits de la nation?

On peut, sans injustice, mettre Louis XI au nombre des tyrans qui ont affligé l'humanité. Ecoutons-le cependant au lit de la mort : il se repent d'avoir abusé de son pouvoir; il exhorte son fils à ne pas suivre son exemple, à se gouverner par le conseil des princes du sang, des seigneurs et autres personnes notables; à ne point changer les officiers après sa mort; à suivre les lois, à réduire la levée des

impôts à l'ancien ordre duroyaume, qui était de n'en point faire sans l'octroi des peuples. (Mézerai, Abregé chronologique, année 1482).

Louis XIV n'était ni injuste ni cruel ; mais il était jaloux à l'excés de son autorité. Voici cependant l'idée qu'on donne de la royauté dans un écrit publié par ses ordres : « Qu'on »> ne dise point que le souverain ne soit pas sujet >> aux lois de son état, puisque la proposition » contraire est une verité du droit des gens,que » la flatterie a quelquefois attaquée, et que les » bons princes ont toujours défendue comme » une divinite titulaire de leurs États» (Traité des droits de la reine sur divers États de la monarchie d'Espagne, 1667, in-12, part. 2 page 191 ).

Ces aveux, qu'une conscience bourrelée arrache à un Roi mourant, qu'un autre Roi ne fait peut-être que parcequ'il en a besoin pour appuyer ses prétentions contre l'Espagne, sont des titres précieux pour la nation; mais ils ne font rien pour son bonheur. Un mot ne répare

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pas les désastres d'un règne oppresseur. C'est à Henri IV, c'est à Sully qu'il appartient de dire quels sont les droits des nations et les devoirs des souverains. Nul prince, nul minis tre ne les a mieux connus ni plus respectés qu'eux.

« La première loi du souverain (dit Sully) est de les observer toutes. Il a lui-même deux souverains, Dieu et la loi. La justice doit présider sur son trone; la douceur en doit être l'appui le plus solide. Dieu etant le vrai propriétaire de tous les royaumes, et les Rois n'en étant que les administrateurs, ils doivent tous représenter au peuple celui dont ils tiennent la place, par ses qualités et ses perfections : surtout, ils ne régneront comme lui, qu'autant qu'ils régneront en peres.

» Dans les États monarchiques héréditai res, il y a une erreur qu'on peut aussi appeler héréditaire : c'est que le souverain est le mai. tre de la vie et des biens de tous ses sujets, et que,moyennant ces quatre mots, tel est notre plaisir, il est dispensé de faire connaitre les raisons de sa conduite, ou même d'en avoir. Quand cela serait, y a-t-il une imprudence pareille à celle de se faire hair de ceux auxquels on est obligé de confier à chaque instant sa vie? Et n'est-ce pas tomber dans ce malheur, que de se faire accorder de force une chose, en té. moignant qu'on en abusera »?

Ce que Sully enseignait, Henri l'exécutait : le prince et le ministre étaient dignes l'un de l'autre. C'est au sujet de l'assemblée des nota. bles à Rouen, que Sully trace le tableau des droits et des engagemens réciproques des peuples et des souverains. Henri fait l'ouverture de cette assemblée. Il y déclare que, pour éviter tout air de violence et de contrainte, il n'a pas voulu que l'assemblée se fit par des députés nommés par le souverain, et toujours aveuglement asservis à toutes ses volontés; mais qu'on y admit librement toutes sortes de personnes, de quelque état et condition qu'elles puissent être, afin que les gens de savoir et de mérite eussent le moyen d'y proposer sans crainte ce qu'ils croi raient nécessaire pour le bien public; qu'il ne prétend encore en ce moment leur prescrire aucune borne; qu'il leur enjoint seulement de ne pas abuser de cette permission pour l'abais sement de l'autorité royale, qui est le principal nerf de l'État; de rétablir l'union entre ses membres; de soulager ses peuples ; de décharger le trésor royal de quantité de dettes auxquelles il se voit sujet sans les avoir contractées; de modérer, avec la même justice, les pensions excessives, sans faire tort aux nécessaires; enfin, d'établir, pour l'avenir, un

fonds suffisant et clair pour l'entretien des gens de guerre. Il ajoute qu'il n'aura aucune pein à se soumettre à des moyens qu'il n'aura pas imaginés lui-même, d'abord qu'il sentira qu'ils ont été dictés par un esprit d'équité et de désinteressement; qu'on ne le verra point chercher dans son age, dans son expérience et dans ses qualités personnelles, un prétexte bien moins frivole que celui dont les princes ont coutume de se servir pour éluder les réglemens; qu'il montrera au contraire, par son exemple, qu'ils ne regardent pas moins les Rois pour les faire observer, que les sujets pour s'y soumetre.

Mais on perd à ne pas l'entendre lui même. Il semble que ce bon Roi soit un être à part : nul autre ne pense, ne sent, ne parle et n'agit comme lui.

« Si je faisais gloire ( dit-il ) de passer pour un excellent orateur, j'aurais apporté ici plus de belles paroles que de bonne volonté; mais mon ambition tend à quelque chose de plus haut que de bien parler: j'aspire au glorieux titre de libérateur et de restaurateur de la France....

»Je ne vous ai point ici appelés, comme faisaient mes prédécesseurs, pour vous obliger d'approuver aveuglément mes volontés. Je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, en un mot, pour me mettre en tutelle entre vos mains. C'est une envie qui ne prend guère aux Rois, aux barbes grises,aux victorieux, comme moi; mais l'amour que je porte à mes sujets, et l'extrême désir que j'ai de conserver mon Etat, me font trouver tout facile et tout honorable ».

Ce discours achevé, Henri se lève en disant qu'il ne veut pas même assister, soit par lui, soit par son conseil, à des délibérations que rien ne doit gêner; et il sort en effet avec ses conseillers, ne laissant que Sully dans l'assemblée, pour y communiquer les etats, les memoires et tous les papiers de l'État dont on pouvait avoir besoin (1).

Si jamais le gouvernement français se trouvait dans quelque crise violente qui exigeât de grandes ressources, si jamais un génie bienfai sant voulait entreprendre de faire de grandes réformes, je lui conseillerais de commencer par imiter la noble confiance de Henri, de rendre à la nation le droit de délibérer, de lui. exposer ses besoins, de lui communiquer ses plans, de bien lui persuader qu'on ne veut pas la tromper. C'est ainsi qu'il faut traiter avec

(1) Mémoires de Sully, anuée 1596; Péréûxe, Histoire de Henri ly, part. 3.

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