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nêtes gens les rédigent, à savoir les membres de la « Commission de police administrative de la Commune de Paris ». Cette Commission a été nommée par la Convention, pour remplacer la municipalité élue, guillotinée comme robespierriste. Remplacer, c'est trop dire: elle n'a pr sque aucun pouvoir, les Comités de gouvernement ayant reçu la charge d'administrer directement Paris. Ses fonctions sont principalement d'observer et de noter ce qu'elle observe. C'est une agence de renseignements, et elle remplit ce rôle avec un zèle, non seulement civique, mais impartial et (semble-t-il) perspicace. Les inspecteurs de police et les officiers de paix, dont les bulletins lui servent à faire son rapport général quotidien, ont tout l'air de braves gens qui cherchent à bien voir tout ce qui se passe, à saisir et à transmettre tous les éléments de l'esprit public, sans flatter ni un homme ni une idée. Au milieu des passions déchaînées, ces agents se forment une sorte d'esprit critique, et ce n'est pas seulement au gouvernement d'alors, c'est aussi à l'histoire qu'ils se trouvent rendre un précieux service, par leurs récits patients et minutieux du train quotidien de la vie parisienne. Ils rectifient et complètent les gazettes, et celles-ci peuvent servir à colorer leurs récits par des traits de passion, par une image plus vive de la lutte des partis. Je n'ai pas du tout l'intention, en ces quelques pages, de dégager de ces deux sources, rapports et journaux, le tableau du Paris thermidorien qu'elles contiennent: je vou

drais seulement montrer, par des exemples, quel profit un historien habile en pourrait tirer.

I

Dans les anciens récits de la réaction thermidorienne à Paris, on voit surtout la rixe quotidienne des montagnards et des modérés, les muscadins, les collets verts et noirs, les cadenettes retroussées, la belle Cabarrus. Dans les sources que je signale, on voit aussi ces choses et ces personnes, et je les y montrerai, mais on y voit d'abord et surtout la famine. Paris a faim, Paris ne mange pas à sa suffisance, Paris se meurt d'inanition: voilà, dans les journaux et les rapports, le fond de l'histoire de Paris depuis la chute de Robespierre. Paris se résignera-t-il à mourir de faim? Paris se révolterat-il pour avoir du pain? C'est le problème qu'agitent les journaux et les rapports. C'est la grande question, l'obsédante et perpétuelle question: toutes les autres sont présentées comme en dérivant, ou comme y étant subordonnées.

Ainsi, d'après les rapports, pourquoi les ouvriers parisiens avaient-ils laissé faire le 9 Thermidor? Pourquoi n'avaient-ils pas défendu victorieusement ce Robespierre, leur idole? Parce que, le 5 thermidor, la commune robespierriste avait publié un tarif du maximum des journées de travail, tarif

injuste, impopulaire, en ce qu'on ne l'avait pas établi sur le maximum du prix des comestibles et des objets de première nécessité. Quand les municipaux passèrent en charrette pour aller à la guillotine, les ouvriers les huèrent en criant : F... maximum ! Le 13 thermidor, le Comité de salut public fit une proclamation pour dire « qu'il allait s'occuper des moyens propres à rectifier cette opération, afin que le prix de la journée de travail puisse être proportionné à celui des subsistances ». Cette promesse, qui d'ailleurs ne fut pas tenue, suffit à tranquilliser les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau.

La patience des ouvriers fut très grande, et ils ne témoignèrent nulle hostilité au gouvernement thermidorien, tant qu'ils eurent du pain. Ils se soumirent sans trop de murmures au décret du 4 fructidor an II, qui supprimait l'allocation de quarante sous par jour accordée, sous Robespierre, aux citoyens indigents pour leur permettre d'assister aux assemblées de section. Quand, le 16 frimaire an III, le Comité de salut public, en arrêtant que la fabrication et la réparation des fusils à Paris seraient entièrement à l'entreprise, jeta sur le pavé les nombreux ouvriers que la République employait à cet effet dans ses ateliers, on craignit une sédition, et des patrouilles nombreuses parcoururent les rues. Une partie des ouvriers congédiés se réunirent pour protester; mais leur protestation ne fut pas écoutée, et ils se soumirent avec un calme parfait sans écouter

les muscadins, qui voulaient les rallier à leurs bandes militantes. Les lois qui interdisaient aux ouvriers toute coalition, toute grève, furent appliquées sans difficulté, comme le montre l'échec, au milieu de l'indifférence publique, des tentatives de grève des garçons boulangers (fructidor an II et vendémiaire an III), des ouvriers des messageries (vendémiaire an III), des allumeurs de réverbères. (ventôse an III). Les inspecteurs signalent tous un bon esprit gouvernemental dans le peuple laborieux, pendant les six premiers mois qui suivirent la chute de Robespierre.

Pourquoi cet esprit des ouvriers, si docile, si résigné, si soumis à la Convention et aux Comités à la fin de 1794, se changea-t-il, presque brusquement, au début de l'année 1795, en un esprit d'opposition, de rébellion, sinon chez tous, du moins chez quelques-uns, qui vont, à deux reprises, entraîner les autres ? Sont-ce les robespierristes qui prennent leur revanche? Le Courrier républicain dit que, le 27 ventôse an III, les bons citoyens dispersèrent, aux Tuileries, des goupes où « des tricoteuses de Robespierre parlaient du règne de leur bon ami, qu'elle trouvaient très salutaire, et où des hommes à grands sabres, qui leur avaient sans doute servi de souteneurs dans quelques lieux que la décence ne permet pas de nommer, appuyaient ou partageaient les discours de ces femelles carnivores ». Mais ce n'est pas dans les faubourgs que se montrent ces prétendues tricoteuses, et les inspec

teurs de police ne notent, à cette époque, aucune propagande robespierriste parmi les ouvriers. Non, ce ne sont pas les prédications jacobines qui rendirent impopulaires la Convention thermidorienne; ce fut la disette qui désaffectionna le peuple, et cette disette commence presque à une date précise; en tout cas, elle a une cause précise : je veux parler de la suppression du maximum, décrétée le 4 nivôse an III.

Tant que le maximum avait duré, la situation matérielle avait été tolérable à Paris. Sans doute, on se plaignait de la mauvaise qualité du pain et surtout des infractions au maximum: des citoyens murmuraient d'avoir dû payer le beurre quarante sous la livre, un chou dix à quinze sous, le lard cinquante sous et le petit-salé quarante sous. On souffrait de la pénurie de bois et de charbon. On souffrait aussi de la disparition de la petite monnaie. Mais enfin on pouvait vivre. Le maximum est supprimé : aussitôt la vie matérielle renchérit. Le bœuf se vend trente-quatre sous la livre; le mouton, vingt-six sous; le porc frais, quarante à quarante-cinq sous; les œufs, cinq livres dix sous le quarteron; les pommes de terre, quarante sous à trois livres dix sous le boisseau; le bois monte jusqu'à quarantedeux livres la voie, à un moment de grand froid (1).

(1) Le 23 janvier 1795 (4 pluviôse an III), le thermomètre descendit à quinze degrés et demi au-dessous de zéro. Ces froids de l'hiver de 1794-1795, par leur durée et leur inlensité, surpassèrent peut-être ceux des grands hivers de 1709,

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