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LA QUESTION DE LA FORÊT D'EU

Depuis un mois 1 il ne se passe pas de jour que la presse parisienne ne nous entretienne de la Forêt d'Eu, l'ancien domaine du duc d'Orléans. C'est qu'en effet cette question forestière a un intérêt général de la plus haute importance et peut avoir, pour l'avenir de la propriété boisée dans notre pays, une répercussion considérable.

L'ancien propriétaire de la forêt d'Eu a peut-être oublié un peu vite les traditions de son passé, les goûts de son grand-père, qui fut un roi très forestier. Que n'a-t-il imité le noble geste de son oncle, le duc d'Aumale, qui, avec une prescience merveilleuse de l'avenir, remettait, il y a quelque quinze ans, à la garde de l'Institut un massif séculaire, qu'il considérait, non sans raison, comme une partie du patrimoine national, et que, comme un joyau à laisser intact dans son écrin, il ne pouvait songer à voir un jour disparaître!

Mais est-ce bien ici le lieu de discuter sur des faits, à peine encore du domaine de l'histoire? Tenons-nous en à la question du jour : la forêt d'Eu est vendue et, qui plus est, elle est morcelée ! C'est le bureau politique du duc d'Orléans lui-même qui nous l'apprend 1; elle est donc appelée tôt ou tard à disparaître, si elle ne retourne promptement tout entière entre les mains de son propriétaire naturel, l'Etat.

En apprenant cette désastreuse nouvelle pour l'intégrité de notre domaine forestier national, nous ne pouvions nous empêcher de songer aux pages éternellement vraies que nous a laissées le grand maître forestier Broilliard 2:

« Défavorable à la bonne administration et souvent déplorable au << point de vue de l'entretien de la propriété, l'indivision est au contraire << une circonstance heureuse en général pour les forêts.

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« C'est d'abord une garantie de conservation, car on n'aliène, on << ne vend, on ne défriche pas une forêt indivise aussi hâtivement qu'un << bois dont le maître unique dispose en toute liberté. Puis le caprice, « la fantaisie, si désastreuse pour les bois, influent rarement sur la ges<< tion d'une forêt indivise..... >>

<<<< Mais c'est surtout en constatant les résultats de la division des fo

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<< rêts qu'on voit combien celle-ci est regrettable. D'abord un petit bois <«< ne se défend pas comme un grand massif, et ce n'est pas dans les « petites forêts qu'il faut aller chercher la richesse.

<< Quand on partage un bois, que deviennent les différentes parts: << un défrichement se fera ici, une maison là, une autre spéculation verra a le jour ailleurs; toutes sont fatales à la portion de forêt qu'elles con<«< cernent et en outre regrettables pour les parties voisines qu'elles iso<< lent et exposent à des dangers et dégâts divers.

« Voyez ce que sont devenues les forêts divisées. En est-il une seule qui ait conservé sa valeur première?... Ce ne sont plus guère que des

« broussailles, des buissons, des haies, portant même souvent d'autres « essences que les vraies et bonnes forêts, tant elles en diffèrent !

« Et une fois les forêts ruinées, il est bien rare qu'elles se reconsti

« tuent. >>

Il était bon que ces choses, pourtant si connues, soient redites aujourd'hui. On croit rêver, en effet, en lisant les raisons invoquées par le bureau politique du duc d'Orléans pour rassurer l'opinion publique. Après avoir déclaré que les marchands de bien et même les marchands de bois avaient été exclus de la vente et que la forêt d'Eu avait été cédée en bloc à des personnes amies et sûres, désireuses de conserver intact un massif qui d'ailleurs se défendait lui-même, la communication ajoutait « Tant par son aménagement que par l'essence qui y << domine, le hêtre, la forêt d'Eu se défend d'elle-même, non pas seule<<<ment contre un défrichement légalement impossible, mais aussi contre << une exploitation intensive, qui, étant donné le marché limité du hêtre, « peut être considérée comme irréalisable.

« Alors même que l'on réduirait de quelques années l'aménagement << soigneusement maintenu par le prince à la révolution de 120 ans, la « forêt demeurerait l'une des plus belles de France. »

Ces explications ont dû laisser stupéfaits beaucoup de forestiers! Quel bouleversement dans nos théories d'Economie forestière! Comment, voici une forêt dont la révolution va être réduite, mais cependant rester presque la même pour les différentes parties divisées (on peut se demander comment), de façon à permettre aux nouveaux acquéreurs de profiter d'un revenu encore rémunérateur en raison du capital déboursé, et la forêt va rester identique à elle-même! Le problème si délicat de l'application possible et facile du régime de la futaie aux forêts particulières de faible étendue était enfin résolu ! Et puis, par un amour bien inconnu de nos jours des belles forêts, les nouveaux propriétaires s'engageaient à laisser toujours intact le domaine qu'ils venaient de se partager. Ils

étaient si sûrs, non seulement d'eux-mêmes, mais de leurs héritiers, qu'entre leurs mains la forêt d'Eu était certaine de ne jamais disparaître !

Quel bel exemple donné!

C'était l'âge d'or à jamais revenu pour la propriété forestière en France!

Hélas! les acquéreurs ont dû se charger eux-mêmes de démentir ces belles promesses, faites sans doute sans les consulter. Un des acquéreurs n'a pas craint de déclarer très franchement quelques jours après, à un rédacteur du « Temps »1, que l'acquisition de la forêt d'Eu avait été faite en vue de réaliser une affaire et c'est un important marchand « de bois qui est l'un des plus gros acquéreurs.

Il s'est empressé d'ajouter « qu'aucune servitude, aucune convention « restrictive ne peut empêcher les acquéreurs de faire de l'exploitation << intensive ou de céder leur bien à des industriels, qui se proposeront « ce résultat, tentés par le large marché du hêtre, qui remplace aujour << d'hui le chêne disparu, pour les grosses fournitures de traverses de << chemins de fer ».

Ah, comme nous voilà revenu à la triste réalité des choses! Qu'est-elle devenue cette belle futaie de hêtre qui se défend d'elle-même, dont la réalisation commerciale est pour ainsi dire impossible. La vente de la forêt d'Eu a toujours été un de ces genres d'affaires dont la conclusion, pour nous autres forestiers, est de constater une fois de plus la disparition d'un beau massif et la destruction de merveilleuses richesses naturelles, péniblement accumulées par les siècles.

Mais cette fois ici l'opinion publique s'est émue à temps. La journée du 19 novembre 1912, lors de la discussion du budget de l'Agriculture à la Chambre des députés 2, n'aura pas été stérile. Les futurs exploitants eux-mêmes ont témoigné de leur très vif désir de conserver à la France le domaine d'Eu, en le vendant à l'Etat, et en apportant dans les négociations à engager l'esprit de conciliation le plus large.

Souhaitons-le; mais, quelles que soient les exigences des vendeurs, il est indispensable qu'une des plus belles futaies françaises ne disparaisse pas, avant dix ans, sous la cognée des bûcherons normands. Notre éminent ministre de l'Agriculture, qui a déjà donné tant de preuves fécondes d'intérêt à l'œuvre de la reforestation française, l'a bien compris et les pourparlers sont engagés.

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2.

Journal le Temps » du 11 décembre 1912.

Revue des Eaux et Forêts du 1 décembre 1912, page 722.- Journal officiel du 20 novembre 1912.

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