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Memorandum de lord Castlereagh, au sujet des traités entre les alliés, relatifs au duché de Varsovie.

Vienne, le 4 octobre 1814.

Lorsqu'à la suite de la défaite de l'armée française et de son expulsion de la Russie, des ouvertures furent faites à la Prusse pour se joindre à la cause générale de l'Europe, l'empereur de Russie et le roi de Prusse s'unirent dans ce but par le Traité de Kalisch du 28 février 1813.

Comme ce traité était de la plus grande importance, son caractère fut tout particulièrement défini en établissant avec le plus grand détail, dans son préambule, les principes sur lesquels il reposait et qui devaient servir de règle pour la conduite future des deux puissances. Ce préambule est ainsi conçu :

La destruction totale des forces ennemies qui avoient pénétré dans le cœur de la Russie, a préparé la grande époque de l'indépendance de tous les États qui voudront la saisir pour s'affranchir du joug que la France a fait peser sur eux depuis tant d'années.

«En conduisant les troupes victorieuses hors de ses frontières, le premier sentiment de S. M. l'empereur de toutes les Russies fut celui de rallier à la belle cause que la providence a si visiblement protégée, ses anciens et plus chers alliés, afin d'accomplir avec eux des destinées auxquelles tiennent et le repos et le bonheur des peuples épuisés par tant de sacrifices.

Le temps arrivera où les traités ne seront plus des trèves, où ils pourront de nouveau être observés avec cette foi religieuse, cette inviolabilité sacrée auxquelles tiennent la considération, la force et la conservation des empires.

« C'est dans ces circonstances solennelles et décisives qu'un mouvement spontané a rapproché S. M. l'empereur de toutes les Russies et S. M. le roi de Prusse.

« Tous deux également guidés par le généreux motif de la délivrance de l'Europe, ont commencé, pour procéder à cette œuvre salutaire, par resserrer les liens de leur ancienne alliance, par rétablir, dans le sens le plus étendu, leur première intimité; et voulant fixer la base de leurs. engagements réciproques par un traité de paix, d'amitié, d'alliance offensive et défensive ils ont nommé, etc. etc. »

Tel est le préambule du Traité d'alliance offensive et défensive conclu contre la France par ces deux puissances auquel sont annexés deux articles séparés.

Le premier prend l'engagement que la Prusse « sera reconstruite dans les proportions statistiques, géographiques et financières, con

formes à ce qu'elle était avant la guerre de 1806. Pour cet effet, S. M. l'empereur de toutes les Russies promet de la manière la plus solennelle, d'appliquer aux équivalents que les circonstances pourraient exiger pour l'intérêt même des deux États, et à l'agrandissement de la Prusse, toutes les acquisitions qui pourraient être faites par les armées et les négociations dans la partie septentrionale de l'Allemagne, à l'exception des anciennes possessions de la maison de Hanovre. Dans tous les arrangements il sera conservé, entre les différentes provinces qui doivent rentrer sous la domination prussienne, l'ensemble et l'arrondissement nécessaire pour constituer un corps d'État indépendant.

Art. II. Pour donner à l'article précédent une précision conforme à la parfaite intelligence qui existe entre les deux Hautes Parties contractantes, S. M. l'empereur de toutes les Russies garantit à S. M. le roi de Prusse, avec ses possessions actuelles, plus particulièrement la vieille Prusse, à laquelle il sera joint un territoire qui, sous tous les rapports, tant militaires que géographiques, lie cette province à la Silésie.

Le 27 juin suivant, afin de confirmer les dispositions de l'Autriche de se joindre à la cause commune et de lui assurer des indemnités convenables pour sa coopération, dans le cas où sa médiation avec la Prusse viendrait à avorter l'empereur de Russie et le roi de Prusse conclurent un traité avec l'empereur d'Autriche.

Les conditions de ce Traité sont les suivantes :

1o La dissolution du duché de Varsovie et de partager les provinces qui le forment entre l'Autriche, la Prusse et la Russie, d'après les arrangements à prendre par ces trois puissances, sans aucune intervention du gouvernement français.

2o L'agrandissement de la Prusse, en suite de ce partage, et par la cession de la ville et du territoire de Dantzig. L'évacuation de toutes les forteresses dans les États prussiens et dans le duché de Varsovie qui aujourd'hui se trouvent encore occupées par les troupes françaises.

3o La restitution des provinces illyriennes à l'Autriche.

Par suite de ce Traité, les Cours d'Autriche et de Prusse conclurent un Traité séparé d'alliance le 9 mars 1813, pour la protection de leurs intérêts réciproques; par le troisième paragraphe du premier article secret de ce traité, ils s'engagent d'amener un arrangement à l'amiable entre les trois Cours d'Autriche, de Prusse et de Russie sur le sort futur du duché de Varsovie.

Tels étant les arrangements contractés par des Traités au sujet du duché de Varsovie, il paraît néanmoins, que S. M. l'empereur de Russie se considère avoir droit à disposer du duché entier de Varsovie, avec toutes ses forteresses, sous le prétexte que ses troupes ont les pre

mières pris possession du duché. Que néanmoins par une espèce de grâce, il a l'intention de donner à la Prusse la ville et le territoire de Dantzig et un district nécessaire pour relier la vieille Prusse aux autres territoires prussiens, et il paraît de plus, que c'est l'intention de S. M. Impériale de réunir le restant du duché de Varsovie aux provinces russes, qui sont revenues à la Russie par les précédents partages et d'en former une monarchie séparée, qui sera gouvernée par Sa Majesté, comme roi de Pologne, aux conditions qui seront jugées convenables pour rétablir le royaume de Pologne sous la dynastie russe. Cette mesure est prétendue nécessaire, d'après les principes de devoir moral, afin d'amener une juste amélioration dans le gouvernement des sujets polonais de S. M. Impériale, et des habitants du duché de Varsovie qui lui sont en ce moment soumis, par l'occupation militaire du duché par les troupes impériales.

Le projet d'une telle mesure a nécessairement causé beaucoup de crainte et de consternation parmi les Cours d'Autriche et de Prusse, el a amené une crainte générale dans toute l'Europe.

L'annexion forcée de la presque totalité d'un territoire aussi important et aussi peuplé que le duché de Varsovie, renfermant près de quatre millions d'âmes, une telle annexion à l'empire de Russie, si largement augmenté dernièrement par la conquête de la Finlande, par ses acquisitions en Moldavie et par son extension récente du côté de la Prusse, son introduction du Niemen dans le cœur même de l'Allemagne, sa possession de toutes les forteresses du Grand-Duché exposant ainsi entièrement à ses attaques les capitales d'Autriche et de Prusse sans aucune ligne de défense ou de frontière; l'exhortation faite aux Polonais de se rallier autour des étendards de l'empereur de Russie pour rétablir leur royaume, les nouvelles espérances données, l'ouverture de nouvelles scènes par l'activité et les cabales de ce peuple léger et remuant, la perspective de renouveler ces conflits simultanés dans lesquels les Polonais ont engagé longtemps eux-mêmes et leurs voisins; la crainte que cette mesure inspire de donner de nouveaux éléments à une autre guerre prochaine; l'extinction de tout espoir, du repos, de la confiance et de la paix actuels, toutes ces considérations et bien d'autres encore s'offrent à tous les esprits et justifient les craintes qui agitent l'Europe. Tandis qu'il existe un sentiment universel pour reconnaître et pour rendre justice aux immenses vertus de l'empereur de Russie, et aux bienfaits immenses que sa persévérance et son énergie ont amenés pour le bien général, l'esprit public ne peut comprendre pour quelle raison cette union formidable est adoptée et peut être justifiée.

On allègue fortement que c'est en opposition directe avec les engagements contractés par S. M. Impériale avec ses alliés l'empereur d'Au

triche et le roi de Prusse, lorsqu'ils furent invités par la Russie à prendre part à la guerre.

On argue d'une façon convaincante des Traités sus-mentionnés, que la mesure est non-seulement contre la teneur, mais même contre l'esprit de ces Traités. Est-il supposable, dit-on, que l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse, lorsqu'ils sont convenus de la dissolution du duché de Varsovie, et de partager les provinces qui le forment, entre l'Autriche, la Prusse et la Russie, d'après les arrangements à prendre par ces trois puissances sans aucune intervention du gouvernement français, est-il supposable qu'ils aient eu l'intention de stipuler de céder la presque totalité du duché de Varsovie, qu'ils étaient ainsi convenus de partager, simplement pour le seul agrandissement de la Russie et cela en détruisant complétement leurs propres frontières, et laissant ainsi leurs capitales exposées et sans défense? On ne peut pas plus prétendre que le Traité avait pour but le partage du duché entre l'Autriche et la Prusse seules à l'exclusion de la Russie, le contraire est imprimé en tête du Traité; la Prusse, dans le Traité suivant, signé en septembre avec l'Autriche, s'engage à voir mis à exécution l'arrangement à l'amiable entre les trois Cours? Peut-on supposer que lorsque l'Autriche et la Russie sont convenues de la dissolution du duché de Varsovie, qu'elles aient consenti à son dangereux rétablissement sous la forme d'un royaume de Pologne soumis à la Russie, arrangement qui serait dix fois plus menaçant et plus alarmant pour leurs États respectifs? Si les termes du Traité étaient aussi ambigus qu'ils sont nets et concluants, personne ne pourrait les expliquer de façon à donner à entendre que ces deux puissances, qui s'alliaient alors pour la délivrance de l'Europe, aient été persuadées d'embrasser cette cause pour consentir à abandonner leur position militaire à un puissant voisin.

Lors donc qu'il est reconnu que la mesure est contraire aux Traités, la situation prend un aspect encore plus grave; car, S. M. Impériale, doit, en examinant les faits, s'apercevoir que la politique qu'elle a été amenée à suivre est contraire à la foi de ses engagements solennels. D'autant plus que le système mis en avant par S. M. Impériale pour engager la Prusse et ensuite la Russie à se joindre à la cause de l'Europe, était que le temps était venu où « les Traités ne seront plus des trêves, où ils pourront de nouveau être observés avec cette foi religieuse, cette inviolabilité sacrée auxquelles tiennent la considération, la force et la conservation des empires. » On ne doute pas toutefois que lorsque S. M. Impériale aura examiné plus sérieusement ses engagements tant sous leur forme que dans leur esprit, elle sera la première à les reconnaître et à y adhérer, en renonçant à tout projet qui serait en désaccord avec eux.

Il est difficile de concevoir comment l'annexion à l'empire russe de

la presque totalité du duché de Varsovie et de son établissement avec les provinces polonaises appartenant à la Russie, en un royaume séparé soumis au gouvernement russe, peut être considérée comme un devoir moral.

Si S. M. Impériale est sérieusement convaincue d'améliorer le sort des Polonais, sans avoir en vue un agrandissement de territoire, il est proposé que le pouvoir qu'il a dans les mains est suffisant, en ce qui regarde les nombreux habitants des provinces russes prises de la Pologne, avec sa portion raisonnable du duché de Varsovie, et que pour une Conférence de cette nature, quelque bonne qu'elle puisse être, il n'est pas nécessaire d'essayer d'obtenir un agrandissement de son empire aussi énorme et aussi menaçant que celui proposé (un empire aujourd'hui largement suffisant pour tout projet d'ambition et plus que suffisant pour l'objet d'un bon gouvernement) aux dépens de la position actuelle et de la sécurité à venir de ses Alliés, en contravention avec ses propres engagements et ces principes de justice et de modération qu'il a si souvent déclarés comme étant les seuls mobiles de sa conduite, et qui ont réglé si éminemment sa manière d'agir vis-à-vis de la France lors de la dernière paix.

S. M. Impériale devrait aussi songer combien il est opposé au devoir moral de s'embarquer précipitamment dans une expérience qui occasionnera des craintes et du mécontentement chez les États voisins, et de l'agitation politique dans ses propres États. Si le devoir moral exige que la situation des Polonais soit améliorée par un changement aussi radical que le renouvellement de leur monarchie, que cette amélioration soit faite alors d'après le principe large et libéral de les rétablir réellement nation indépendante, au lieu d'en faire des deux tiers un instrument militaire formidable dans les mains d'une seule puis

sance.

Une semblable mesure libérale serait applaudie sans opposition dans toute l'Europe et serait acceptée avec empressement par l'Autriche et la Prusse. Ce serait, il est vrai, un sacrifice, d'après les calculs ordinaires des États, de la part de la Russie; mais, si S. M. Impériale n'est pas disposée à faire de semblables sacrifices au devoir moral sur la partie de son propre empire, elle n'a aucun droit moral de faire de semblables expériences aux dépens de ses Alliés et voisins.

Il faut dire plus; aussi longtemps que S. M. Impériale tiendra à ce projet fâcheux, il est impossible qu'aucun plan d'arrangement pour la reconstruction de l'Europe puisse être proposé par les plénipotentiaires des puissances alliées ou que le présent Congrès puisse s'assembler formellement pour discuter et sanctionner aucun arrangement.

S. M. Impériale doit difficilement s'attendre à ce que les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse déclarent, de leur propre mouvement,

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