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Lettre de lord Castlereagh à l'empereur Alexandre, au sujet
de la Pologne.

Vienne, 12 octobre 1814.

Pour obtempérer aux ordres de Votre Majesté Impériale j'ai réfléchi profondément et attentivement aux arrangements à l'égard de la Pologne dont Votre Majesté a daigné gracieusement me faire part.

Pour que le résultat de ces réflexions puisse être pesé par Votre Majesté avec plus de précision que s'il était soumis dans une entrevuel personnelle, je me suis permis de présenter les raisons sur lesquelles ces réflexions sont basées, sous forme d'un Memorandum non officiel.

J'ai préféré ce mode, qui me permettait d'exposer la question à Votre Majesté avec moins de réserve et telle que le monde la comprend et la raisonne, convaincu que la bienveillance avec laquelle Votre Majesté désire toujours entendre la vérité et s'en rendre compte rendrait cette forme non moins acceptable à Votre Majesté que si elle était restreinte dans ces bornes que mon respect personnel et ma confiance dans les intentions de Votre Majesté lui auraient assignées.

Mon désir est de donner à l'expression de mes sentiments à cette occasion un caractère aussi peu officiel que possible. Je voudrais parler à Votre Majesté comme un individu à qui les circonstances ont donné une part secondaire à la grande entreprise, qui sous la direction suprême de Votre Majesté a été conduite à la veille de son accomplissement. Ayant accompagné le quartier-général de Votre Majesté et suivi ses pas à travers une grande partie des difficultés et les incertitudes des combats, je me crois autorisé à souhaiter avec une sollicitude particulière, que la conclusion de l'ouvrage réponde à son caractère général et que Votre Majesté emploie son influence et son exemple, pour inspirer dans ces grandes conjonctures aux Cabinets de l'Europe cet esprit de conciliation, de modération et de générosité, qui seul peut assurer à l'Europe le repos pour lequel Votre Majesté a combattu, et à elle-même la gloire qui doit entourer son nom.

Cependant je ne puis pas assez séparer mon individu de la sphère politique dans laquelle je suis placé, pour faire oublier à Votre Majesté, que c'est le ministre du prince régent d'Angleterre qui lui parle.

Permettez-moi, Sire, en partant de ce point de vue, d'observer que la Grande-Bretagne à l'exception de ce rapport permanent qui subsiste entre les intérêts britanniques et l'intérêt général de l'Europe, et la puissance dont les intérêts particuliers souffriraient le moins d'une résolution quelconque, que Votre Majesté pourrait prendre relativement à la Pologne, et que par conséquent, si je m'explique fortement sur cette question, mon opinion peut ne pas être juste, mais sur aucune question

européenne l'avis que je donnerais comme organe du gouvernement britannique, ne saurait être aux yeux de Votre Majesté plus impartial qu'il ne l'est sur celle-ci.

Je dois même supplier Votre Majesté, lorsqu'elle me trouvera jusqu'à un certain point en opposition à ses vues sur le duché de Varsovie, de ne pas croire que je verrais avec répugnance et même que je ne verrais pas avec satisfaction accroître à Votre Majesté un agrandissement libéral et considérable sur ses frontières polonaises. Mes objections ne portent que sur l'étendue et la forme de cet agrandissement. Votre Majesté peut recevoir un gage très-ample de la reconnaissance de l'Europe, sans exiger de ses alliés et de ses voisins un arrangement incompatible avec leur indépendance politique.

Je pourrais aussi faire appel, s'il était nécessaire, du passé pour me relever ainsi que mon gouvernement du soupçon d'user d'une politique contraire à la manière de voir et aux intérêts de la Russie. Votre Majesté se rappellera que non-seulement nous sortons à peine à l'égard de la Norvége d'une longue carrière de politique pénible, entreprise sur les instances de Votre Majesté à l'effet de vous garantir l'appui de la Suède pendant la guerre, et de vous consolider dans la possession de la Finlande en obtenant pour cette puissance une indemnité proportionnée d'un autre côté. Nos ressources pendant la lutte et nos conquêtes en Danemark ont été fermement dirigées vers ce but et appliquées avec succès, dans des circonstances qui ne laissaient que d'être difficiles, pour un gouvernement comme le nôtre.

Votre Majesté retrouvera le même sentiment amical dans l'aide que nous avons donnée à ses ministres près la Porte ottomane pour arriver à la conclusion de la paix avec la Turquie, qui procure à son empire la concession d'un vaste territoire.

Je pourrais invoquer encore une circonstance plus récente du côté de la Perse où Votre Majesté a daigné plus d'une fois reconnaître que la paix, assurant d'importantes et vastes acquisitions à Votre Majesté, avait été signée, par l'intervention active de l'ambassadeur du roi, conformément aux instructions qu'il avait reçues de notre gouvernement.

Si j'ai mentionné ces diverses transactions, c'est seulement de crainte que Votre Majesté n'interprète mal le motif qui me dirige. Si maintenant, à propos de ce quatrième cas en quelques années de l'agrandissement de la Russie, je me crois forcé par un sentiment de devoir public envers l'Europe et principalement envers Votre Majesté, d'insister pour une modification, non pour une renonciation aux prétentions de Votre Majesté d'étendre votre empire plus à l'ouest (et je me flatte que Votre Majesté ne me croira pas influencé par d'autres motifs que ceux qui sont dignes d'un ministre d'une puissance alliée), je pourrais peut-être réclamer de Votre Majesté quelque crédit si non de l'influence de la

part de mon maître le prince régent, par la manière dont Son Altesse Royale a agi dans d'autres circonstances.

Votre Majesté ne peut pas méconnaître à quel point le sort et l'intérêt futur de l'Europe seront dans toute apparence affectés par l'issue de ce Congrès; et combien le jugement que l'on prononcera sur le caractère de cette grande entreprise, tiennent à l'esprit et à la forme dans laquelle elle sera terminée. Voilà une gloire digne de l'ambition de Votre Majesté !

Je n'hésite pas à exprimer à Votre Majesté que c'est exclusivement l'esprit dans lequel elle traitera ces questions relativement à son propre empire, qui décidera si le présent Congrès doit faire le bonheur du monde, ou présenter seulement une scène de discorde et d'intrigue et une lutte sans frein pour acquérir du pouvoir aux dépens des principes. La position que Votre Majesté occupe aujourd'hui en Europe lui permet de tout faire pour le bonheur général, si elle fonde son intervention sur de justes principes devant lesquels l'Europe s'inclinera. Si Votre Majesté ne faisait aucun cas de l'opinion publique, je ne sais pas en ce moment quel serait son pouvoir, mais j'ai la confiance que Votre Majesté Impériale ne voudrait pas y compter. Seulement dans une supposition aussi calamiteuse, je désespérerais de voir s'établir en Europe un ordre de chose juste et stable et j'aurais le chagrin de voir pour la première fois Votre Majesté considérée comme une cause d'alarme, au lieu de confiance, par ceux-là même qu'elle a délivrés.

J'insisterais avec moins d'empressement sur ces considérations si je n'étais pas persuadé qu'il y a une route par laquelle Votre Majesté pourrait combiner ses intentions bienfaisantes vis-à-vis de ses sujets polonais avec ce que ses alliés et l'Europe demandent. Ils ne désirent pas que les Polonais soient humiliés ou privés d'un système d'administration doux, conciliant et conforme à leurs besoins. Ils ne désirent pas non plus que Votre Majesté prenne des arrangements qui restreindraient. son autorité souveraine sur ses propres provinces. Tout ce qu'ils désirent, c'est que pour le maintien de la paix Votre Majesté procède graduellement à l'amélioration du système d'administration de Pologne, et qu'à moins d'être décidé pour le rétablissement entier et l'indépendance complète, vous évitiez une mesure qui, sous un titre plus éminent (roi) répandrait l'alarme en Russie et dans les pays voisins, et qui tout en flattant l'ambition d'un petit nombre d'individus des grandes familles, conférerait dans le fait moins de liberté et de prospérité réelle, qu'un changement plus mesuré et plus modeste dans le système administratif du pays.

Je demanderai la permission de réserver le développement de mes idées à cet égard jusqu'à ce que Votre Majesté en ait considéré le principe général. J'ai la confiance que les choses pourraient être arrangées

de façon à remplir les vues de Votre Majesté, à contenter les Polonais et à concilier à cette entreprise l'acquiescement des puissances étrangères et des sujets russes de Votre Majesté !

Si le côté politique de la question peut être ainsi réglé, Votre Majesté n'aura plus qu'à fixer avec ses alliés sa frontière de façon à remplir l'esprit et la lettre du traité du 27 juin 1813 avec l'Autriche et la Prusse.

Cela peut se faire tout en laissant Votre Majesté en possession de la plus grande partie du duché de Varsovie tandis que ses alliés obtiendraient cette sorte de frontière à laquelle aucune puissance indépendante ne peut renoncer avec dignité ni avec sécurité.

Je demande le gracieux pardon de Votre Majesté pour la liberté que je me suis permis de prendre en occupant autant l'attention de Votre Majesté et je la prie de me permettre, etc., etc.

Signé Castelreagh.

Memorandum annexé à la lettre précédente.

Quand, à la suite des défaites de l'armée française et de son expulsion de la Russie, des ouvertures furent faites à la Prusse pour se joindre à la cause générale de l'Europe, l'empereur de Russie et le roi de Prusse s'unirent pour cette cause par le traité de Kalisz du 28 fé

vrier 1813.

Comme ce traité était d'une grande importance, son caractère fut particulièrement fixé, en exprimant avec force et détail dans son préambule les principes sur lesquels il était fondé et qui devaient servir de règle à la conduite des deux parties contractantes.

Ce préambule est ainsi conçu :

La destruction totale des forces ennemies qui avaient pénétré dans le cœur de la Russie, a préparé la grande époque de l'indépendance de tous les États qui voudraient la saisir, pour s'affranchir du joug que la France a fait peser sur eux depuis tant d'années.

a

En conduisant les troupes victorieuses hors de ses frontières, le premier sentiment de S. M. l'empereur de toutes les Russies fut celui de rallier à la belle cause que la Providence a si visiblement protégée, ses anciens et plus chers alliés, afin d'accomplir avec eux les destinées auxquelles tiennent et le repos et le bonheur des peuples épuisés par tant de commotions et tant de sacrifices.

Le temps arrivera où les traités ne seront plus des trèves, où ils pourront de nouveau être observés avec cette foi religieuse, cette inviolabilité sacrée, auxquelles tiennent la considération, la force et la conservation des empires.

« C'est dans ces circonstances solennelles et décisives qu'un mouvement spontané a rapproché de S. M. l'empereur de toutes les Russies et S. M. le roi de Prusse.

<< Tous deux également guidés par le généreux motif de la délivrance de l'Europe, ont commencé, pour procéder à cette œuvre salutaire, par resserrer les liens de leur ancienne alliance, par rétablir dans le sens le plus étendu leur première intimité, et voulant fixer la base de leurs arrangements réciproques par un Traité de paix et d'amitié, d'alliance offensive et défensive, ils ont nommé, etc., etc. >>

Tel est le préambule du Traité d'alliance offensive et défensive contre la France, conclu entre ces puissances et auquel sont annexés deux articles séparés et secrets.

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Le premier prend l'engagement que la Prusse sera reconstruite dans les proportions statistiques, géographiques et financières conformes à ce qu'elle était avant la guerre de 1806. A cet effet, S. M. l'empereur de toutes les Russies promet, de la manière la plus solennelle, d'appliquer aux équivalents que les circonstances pourraient exiger pour l'intérêt mutuel des deux Etats et à l'agrandissement de la Prusse, toutes les acquisitions qui pourraient être faites par les armées et les négociations dans la partie septentrionale de l'Allemagne, à l'exception des anciennes possessions de la maison de Hanovre. Dans tous les arrangements, il sera conservé entre les différentes provinces qui doivent rentrer sous la domination prussienne l'ensemble et l'arrondissement nécessaire pour constituer un corps d'Etat indépendant.

Art. II. Pour donner à l'article précédent une précision conforme à la parfaite intelligence qui existe entre les deux Hautes Parties contractantes, S. M. l'empereur de toutes les Russies garantit à S. M. le roi de Prusse ses possessions actuelles, plus particulièrement la vieille Prusse, à laquelle il sera joint un territoire qui, sous tous les rapports tant militaires que géographiques, lie cette province à la Silésie. »

Le 27 juin suivant, afin de confirmer la disposition de l'Autriche de se joindre à la cause commune et de lui assurer des indemnités proportionnées à sa coopération, dans le cas où sa médiation avec la France échouerait, l'empereur de Russie et le roi de Prusse conclurent un Traité solennel avec l'empereur d'Autriche.

Les conditions de ce Traité étaient les suivantes :

1° La dissolution du duché de Varsovie, et de partager les provinces qui le forment entre l'Autriche, la Prusse et la Russie d'après les arrangements à prendre par ces trois puissances, sans aucune intervention du gouvernement français.

2o L'agrandissement de la Prusse, ensuite de ce partage et par la cession de la ville et du territoire de Dantzig. L'évacuation de toutes les forteresses dans les États prussiens et dans le duché de

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