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celle de la commission. L'honorable rapporteur demanda donc le renvoi à la commission pour éclaircir, ajouta-t-il, ce qu'il pouvait encore y avoir d'obscur dans les paroles ministérielles. Une partie de l'Assemblée manifesta sa surprise de cet accord soudain qui semblait cacher une équivoque. Une négociation armée ! Mais ce n'était pas là, à beaucoup près, la doctrine du cabinet. MM. de Larochejaquelein, Emmanuel Arago, de Mornay, Hubert-Delisle, de Morny, Jules Favre se succédèrent à la tribune. sans que la question s'éclaircît. Bien loin de là: le débat se compliquait encore d'une question constitutionnelle. M. le ministre de la Justice se plaignait que la commission, tout en renfermant le Gouvernement dans un dilemme dont la seule conclusion possible était la guerre, eût voulu échapper elle-même à la responsabilité de sa décision.

Cependant, il était indispensable d'arriver à un vote. Sept amendements surgirent, patronés par MM. de Rancé, Raudot, Jules Favre, Savoye, Desmousseaux de Givré et autres. Les deux propositions les plus sérieuses étaient celles de MM. Raudot et de Rancé, opposées l'une à l'autre. M. Raudot invitait le président de la République à dénoncer la convention du 12 juin 1848, c'est-à dire à signifier au gouvernement de Montévideo la cessation du paiement du subside. C'était l'abandon pur et simple. L'Assemblée refusa de s'associer à cette pensée.

Restait la proposition de Rancé. Le but de cet amendement était d'ouvrir au ministre de la Guerre et de la Marine un crédit de dix millions de francs pour appuyer par les armes, au besoin, les négociations pendantes entre la République française et la République argentine. Cet amendement fut pris en considération après deux épreuves douteuses, et renvoyé à l'examen de la commission. Mais la majorité relative ne fut que de trois voix, la majorité absolue d'une voix seulement, 325 contre 312, sur 627 votants (31 décembre).

Un renvoi à la commission n'était pas sans doute une décision définitive; mais les impatients ne pouvaient manquer de l'interpréter comme un jugement en première instance. Si un examen plus approfondi amenait une résolution différente, on ne manquerait pas d'accuser l'Assemblée de se rétracter et de reculer.

C'était là, en effet, un vote préliminaire sur une question de paix ou de guerre. Or, jamais vote plus important n'était sorti d'un débat plus confus. Jamais question aussi grave n'avait été introduite dans aucune Assemblée dans des conditions plus irrégulières. M. Dupin l'avait dit à la Chambre : Vous allez voter la paix ou la guerre par amendement. Il est juste de reconnaître que la délibération n'avait pas de base. Le terrain manquait sous les pas de l'Assemblée. La commission posait une alternative : mais une alternative n'est pas une conclusion.

Dans une argumentation vigoureuse, M. le garde des sceaux avait jugé sévèrement l'attitude prise par la commission de l'Assemblée. Avait-elle fait son devoir ? Non : elle avait dit il ne faut pas ratifier le traité, il ne faut pas négocier, il n'y a que deux partis à prendre abandonner Montévideo ou bien agir. Elle avait démontré que l'abandon serait honteux, que l'action était seule possible; il semblait qu'elle dût aller jusqu'au bout, et qu'elle allait conseiller au gouvernement de faire la guerre. Non, elle se contentait de lui dire: Choisissez ! Et pourquoi? C'est que l'action, c'est-à-dire la guerre, elle n'osait pas en assumer la responsabilité devant le pays.

Cette mise en demeure de s'expliquer pouvait paraître assez embarrassante à la commission pour lui donner à réfléchir dans l'intervalle de deux séances. L'Assemblée, elle aussi, semblait frappée d'un argument sérieux, vivement présenté par M. Rouher: « C'est une nouvelle Algérie que vous installez à trois mille lieues de la France. » Aussi quand le débat revint, le 4 janvier, les dispositions guerrières de la commission parurent encore affaiblies. Elle déclara, par l'organe de son rapporteur, qu'elle adoptait le principe de l'amendement; mais refusant toujours, en ce qui avait trait aux moyens d'exécution, de substituer son initiative à celle du Gouvernement, elle annonça en même temps qu'elle n'était pas d'avis de faire, dès à présent et en son propre nom, la demande d'une allocation à l'Assemblée.

Au dire de M. Daru, la commission avait pensé qu'il suffisait que le pouvoir législatif indiquât nettement ses intentions, laissant au pouvoir exécutif le soin d'aviser aux meilleurs moyens de les traduire en actes. Elle formulait donc ainsi la résolution par

laquelle elle remplaçait l'amendement de M. de Rancé : « L'Assemblée nationale invite le pouvoir exécutif à appuyer les négociations, etc., par des forces propres à en assurer le succès et à protéger nos nationaux : » Le sens de cette proposition était, on le voit, très-clair et très-précis; ce n'était pas une déclaration. de guerre immédiate au général Rosas; ce n'était pas même l'obligation pour le Gouvernement de signifier au chef de la Confédération argentine un ultimatum rigoureux qui, vu le caractère bien connu du dictateur, aboutirait nécessairement à la guerre ; c'était ce que l'on appelle la négociation armée, comme elle avait été autrefois pratiquée à l'égard du Portugal par l'amiral Roussin, à Saint-Jean-d'Ulloa par l'amiral Baudin, à Cartagène par l'amiral de Makau, au Maroc par le prince de Joinville; c'était la guerre conditionnelle. La commission était convaincue que c'était là désormais le seul parti qui restât à prendre, si l'on voulait sortir honorablement de la question de la Plata, sans recourir aux extrémités de l'intervention directe; elle persistait fermement dans la désapprobation dont elle avait frappé le traité Le Prédour; elle déclarait hautement inutiles toutes négociations nouvelles qui seraient suivies dans les mêmes conditions que par le passé; elle demandait que le négociateur, qui serait choisi par le Gouvernement, fût accompagné d'une escorte respectable et qu'il pût agir, s'il y avait lieu; elle entendait enfin, dans le cas où l'espoir de traiter avec Rosas serait définitivement trompé, que des forces suffisantes fussent débarquées à Montévideo pour mettre cette ville à l'abri de toute atteinte, sauf à prendre ultérieurement une détermination encore plus énergique et plus décisive. Telles étaient les conclusions adoptées à la majorité de neuf voix contre dix, par la commission des crédits supplémentaires. M. Daru ajouta que la commission avait eu plusieurs conférences avec le Gouvernement, qu'elle avait cherché à se mettre d'accord avec lui, et qu'elle avait le regret de ne pas avoir obtenu de suffisantes explications.

M. le ministre des Affaires étrangères vint, en effet, confirmer implicitement la dissidence des opinions; il donna lecture des réponses écrites qu'il avait adressées à la commission, sur la demande qui lui en avait été faite. Or, il résultait de ce document

que le cabinet ne croyait pas nécessaire d'envoyer dans la Plata un négociateur armé, et que son avis était favorable à la continuation pure et simple des négociations, qui ne sont pas rompues, ajoutait M. le ministre, puisque le traité Le Prédour n'a été connu de la commission que d'une manière officieuse, et n'a pas été soumis à la ratification de l'Assemblée. L'objet de ces négociations serait seulement d'obtenir de l'allié de Rosas, Oribe, des garanties plus complètes de sincérité dans l'élection du président de la République de l'Uruguay. Le ministre avait prévu le cas où, dans l'intervalle, Montévideo tomberait au pouvoir des troupes argentines, car il annonçait que dans toutes les éventualités, et indépendamment de toute solution de la question montévidéenne, des mesures seraient prises pour protéger efficacement la vie de nos nationaux et pour opérer leur rapatriement.

Le dissentiment était affaibli, mais il n'avait pas disparu. Il éclatait plus encore dans la forme que dans le fond. L'attitude du ministère révélait une abnégation inouïe; celle de la commission, une hauteur sans exemple. Ainsi la commission refusait toute communication verbale avec le cabinet, et n'acceptait de correspondre que par écrit. Singulière façon de restaurer le respect pour l'autorité! Ce dissentiment regrettable mettait encore en lumière tous les dangers de la discussion publique des affaires extérieures. Si le principe de la négociation armée prévalait, malgré l'opposition du cabinet, il aurait l'inconvénient de l'emporter à une faible majorité. L'action imposée au Gouvernement manquerait par là de cette autorité morale indispensable dans de semblables affaires. Si la négociation non armée l'emportait, il était à craindre encore qu'elle n'aboutît à aucun résultat, et cela par les mêmes raisons. M. Rouher n'eut pas de peine à le prouver. La discussion publique des affaires extérieures et des difficultés rencontrées par la diplomatie d'un peuple est toujours fâcheuse. La délibération au grand jour sur la conduite à tenir, sur les traités à conclure, sur la guerre à déclarer et à soutenir, sur les opérations militaires à entreprendre, toute cette publicité loquace est plus qu'inutile; elle est dangereuse. C'est ce qu'avoua M. le comte Daru. M. le général de la Hitte le prouva par des exemples. Celui, entre autres, d'un bastion que les stratégistes

de la Chambre des députés avaient signalé, lors de l'expédition de Saint-Jean d'Ulloa, comme pouvant être attaqué par un bateau à vapeur. Les Mexicains avertis prirent leurs mesures en conséquence, et lorsque l'escadre eut mouillé devant la forteresse, les Français trouvèrent un bâtiment coulé sur le point si naïvement signalé.

L'abandon pur et simple trouva de nouveau deux éloquents interprètes dans MM. de Laussat et Raudot. Selon M. de Laussat, Rosas, dont on fait tour à tour un géant et un pygmée, représente la nationalité américaine, comme Abd-el-Kader représentait la nationalité arabe. L'attaquer, ce serait se jeter dans une guerre interminable, et qui exigerait d'énormes sacrifices. Il aurait pour lui toute la race espagnole, et à l'exemple de l'exémir, il nous tiendrait en échec, nous harcelant, nous fatiguant, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, tombant sur nos troupes à l'improviste, disparaissant avec la même rapidité, et renouvelant pour nous toutes les phases de la guerre d'Afrique. Ce n'est pas tout. Les puissances étrangères voudraient sans doute intervenir à leur tour, et une conflagration générale pourrait sortir d'une expédition téméraire tentée à trois mille lieues de la France. Pour éviter ce danger, il fallait ratifier le traité conclu avec Rosas. La seule chose dont nos nationaux aient besoin, ajoutait l'orateur, et qu'ils demandent instamment parce que la prospérité de leur commerce en dépend, c'est la paix. Maintenons la paix comme l'a fait l'Angleterre,

Tel était aussi l'avis de M. Raudot, qui soutint que notre intervention porterait atteinte à l'art. 5 de la Constitution, outre qu'elle aurait pour résultat de ruiner notre avenir commercial dans l'Amérique du Sud. D'après l'honorable membre, la meilleure manière de nouer de bonnes relations et d'ouvrir à notre commerce un abondant débouché, c'est de respecter les mœurs et les habitudes de ces pays au lieu de chercher à leur imposer nos idées. Vous avez blessé le sentiment de nationalité de la race espagnole; vous avez traité Rosas et le peuple argentin de sauvages, de barbares; et cela pendant que vous négociez ! M. Raudot s'étonnait avec raison de cette légèreté de conduite. Mais on pouvait encore tout réparer, en se montrant plus réservé que par le

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