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offres qu'on lui faisait. Ila congédié un prétendant qui venait avec cent mille francs. Lucile, qui avait déjà refusé vingt-cinq mille livres de rentes, n'a pas eu de peine à lui donner son congé. Vous allez la connaître par ce seul trait. Quand sa mère me l'a donnée, il n'y a qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre; je me jette aux genoux de Lucile; surpris de l'entendre rire, je lève les yeux, les siens n'étaient pas en meilleur état que les miens; elle était toute en larmes, elle pleurait même abondamment, et cependant elle riait encore. Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n'aurais pas imaginé que la nature et la sensibilité pussent réunir à ce point ces deux contrastes........... » Et puis, c'est l'avare qui veut enfouir son trésor et le cacher à tous les yeux, pour que l'envie ne puisse y porter atteinte. «De grâce, n'allez pas faire sonner tout cela trop haut, continue-t-il; soyons modestes dans la prospérité... n'attirez pas la haine de nos envieux par ces nouvelles. Comme moi, renfermez votre joie dans votre cœur; ou épanchezla tout au plus dans le sein de ma chère mère, de ma sœur et de mes frères. Je suis en état maintenant, de venir à votre secours, et c'est là une grande partie de ma joie. » (Ibidem, page 96.)

Peu après, la cérémonie fut célébrée, et c'est encore Camille qui en trace le détail à son père : << Enfin j'ai été marié avec Lucile, le mercredi 29

décembre 1790. Mon cher Bérardier (c'était le grand-maître du collège de Louis-le-Grand, son ancien proviseur, pour lequel il avait une telle vénération qu'il ne l'abordait jamais qu'un genou en terre pour lui baiser la main (1)), mon cher Bérardier a fait la célébration à Saint-Sulpice. Il a prononcé un discours touchant et qui nous a bien fait pleurer, Lucile et moi. Nous n'étions pas seuls attendris; tout le monde avait les larmes aux yeux autour de nous... Nombre de journaux ont parlé de mon alliance; les patriotes s'en réjouissent; les aristocrates en enragent et injurient la famille qui m'a honoré de son alliance (2). Mais tous s'accordent à admirer ma femme comme une beauté parfaite, et je vous assure que cette beauté est son moindre mérite. Il y a peu de femmes qui, après avoir été idolâtrées, soutiennent l'épreuve du mariage; mais plus je connais Lucile, et plus il faut me prosterner devant elle.» (Ibidem, pages 101 et suivantes.)

Les témoins de son mariage furent Péthion, Robespierre, Sillery, Brissot et Mercier. Le bon abbé, dans le discours qu'il prononça aux époux, et dont le manuscrit nous a été communiqué, recommanda à son ancien élève de respecter la religion dans ses écrits, en se rappelant avec attendrissement que

(1) Écrit par Madame Duplessis, mère de Lucile. (2) Voyez la note à la fin.

lui-même lui en avait inculqué les principes : « Si l'on peut, lui dit-il, être assez présomptueux pour se flatter de pouvoir se passer d'elle dans toutes les infortunes inséparables de cette vie, ce serait un meurtre que d'enlever ce secours à tant de malheureux qui n'ont d'autre ressource dans leurs peines que la consolation qu'elle procure, et d'autre espoir que les récompenses qu'elle promet et qu'elle ́assure. Si ce n'est pas pour vous, ce sera au moins pour les autres que vous respecterez la religion dans vos écrits; j'en serais volontiers le garant; j'en contracte même ici pour vous l'engagement au pied des autels, et devant le Dieu qui y réside. Monsieur, vous ne me rendrez point parjure.... Votre patriotisme n'en sera pas moins actif; il n'en sera que plus épuré, plus ferme, plus vrai. Car si la loi peut forcer à paraître citoyen, la religion oblige à l'être. »

.vait

Maxime admirable dans la bouche d'un prêtre de ce temps. Celui-ci méritait la vénération qu'apour lui Camille Desmoulins. Il était membre de l'assemblée constituante, et connu pour son dé vouement aux nouveaux principes.

Camille ne tarda pas à plaisanter sur le serment que l'on avait exigé de lui. Il en fait le sujet d'une partie de son 50° numéro des Révolutions de France et de Brabant du 21 janvier 1791 : « On m'a demandé la déclaration que vient de faire l'assemblée natio

nale que je ne toucherais point au spirituel. C'était gêner un peu la liberté des opinions religieuses et porter atteinte à la déclaration des droits; mais qu'y faire? Je n'étais point venu là pour dire non. C'est ainsi que je me trouvai pris et obligé par serment à ne me mêler dans mes numéros que de la partie politique et démocratique, et à en retrancher l'article théologie. Sans avoir approfondi la question, je me doute bien que ce serment accessoire au principal n'est pas d'obligation étroite comme l'autre. Dans peu je pourrai mettre cette question à l'ordre du jour dans mon conseil de conscience.» M. Barbier se trompe donc complètement, ainsi que l'auteur des aperçus qui précèdent le Vieux Cordelier, édition de Beaudoin, lorsqu'ils disent que ce fut M. de Pansemont, curé de Saint-Sulpice, et non M. Bérardier, qui donna la bénédiction nuptiale. Ils ont été abusés par une brochure intitulée : Histoire des événemens arrivés sur la paroisse SaintSulpice pendant la révolution.

Le jeune ménage fut, ainsi que l'avait prédit -l'excellent abbé, un nœud tissu de fleurs. Lucile, quand son mari avait terminé son numéro de jour-nal, voulait qu'on le lui lût; et aux endroits plaisans, c'étaient des éclats de rire et des folies qui animaient encore la verve de Camille. Quelquefois elle le mettait en colère, et au beau milieu de son travail, quand cela ennuyait Lucile, elle lui jouait

un charivari en faisant aller sur son piano les pattes de sa chatte, laquelle se fàchait aussi, et finissait en jurant par lui donner quelque bon coup de griffe. Nous avons une petite pièce de vers écrite de la main de Lucile, adressée à cette chatte, où elle se plaint de ce qu'elle la pique en ut, ré, mi, fa, lorsqu'elle lui promène ainsi la patte sur les touches.

Fréron visitait beaucoup Camille et vivait avec lui dans la plus grande familiarité. Il avait pour sa femme la plus tendre amitié. Ce fut au point qu'il voulut que sa fille portât le nom de Lucile, et ses fils celui de Camille. On passait la belle saison à Bourg-la-Reine, dans une maison de campagne de madame Duplessis. Fréron aimait beaucoup à y jouer avec les lapins; et Lucile, pour cela, l'appelait toujours Fréron-Lapin. Camille ne s'offensait point de ce badinage; au contraire, il disait souvent : «J'aime Lapin parce qu'il aime Rouleau. » C'est ainsi qu'il appelait sa femme.

Depuis, chargé d'une mission qui faisait une terrible diversion à ces jeux, parti en qualité de commissaire au siége de Toulon livré par trahison aux Anglais, Fréron, dans une lettre qu'il écrit à Lucile, au milieu des violentes préoccupations dont il est agité, trouve quelques momens pour retracer les souvenirs dont le charme ne le quitte même pas en présence de tant d'émotions et sous le feu de la

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