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Voici d'autres faits: il fut constaté que les sieurs Leleu cachaient les grains qu'ils faisaient exporter, dans des tonneaux fabriqués tout exprès, au nombre de plusieurs milliers; si quelquefois les sacs marqués de leurs chiffres revenaient tels qu'ils étaient partis, après avoir reçu la prime, d'autres fois aussi ces sacs partaient pleins et revenaient vides.

Il ne sera pas inutile de raconter comment procédaient les agents des compagnies.

« Il vint à Soissons, dit une lettre citée par Desmoulins, un sieur de Bussy, qui se dit chargé par M. Necker de faire des achats de blé pour l'approvisionnement de votre capitale; il était porteur, assurait-on, d'une commission non signée de ce ministre, et comme notre municipalité était assemblée, il ne put se dispenser de s'y présenter. Lorsque les habitants eurent su l'arrivée de cet accapareur, il fut question de l'accrocher à notre lanterne, et il était réverbérisé sans faute s'il n'eût pris la fuite. Il ne lui fut pas fait une meilleure réception... à Beaulieu..., à Vély... etc. Maintenant, il faut vous dire pourquoi ce sieur de Bussy est si détesté dans nos cantons: c'est que dans le courant des mois de mai et juin derniers (citoyens, s'écrie Desmoulins, l'époque est bien remarquable), il vint également accaparer toujours pour l'approvisionnement de Paris; comme nous aimions déjà beaucoup la bonne ville de Paris, on le laissa accaparer, et si bien accaparer qu'il balaya toutes nos halles, et on fut obligé de manger du seigle. Depuis, nous avons su que ces blés soi-disant achetés pour Paris, en avaient été détournés; que d'abord on les expédiait à Compiègne, de là à Conflans-Saint-Honorine, où ils descendirent dans des bateaux à Rouen. Nous ignorons ce qu'ils sont devenus au delà....... » Ce chevalier de Bussy tenait en société les magasins dits de Beaulieu et de l'Enfant-Jésus. « Les frères Leleu, ajoute Desmoulins, n'exigeront pas sans doute qu'on nomme un plus grand nombre de personnes, pour prouver l'existence de la compagnie de Corbeil. (Comité des recherches. Réplique aux deux mémoires des sieurs Leleu, en présence de M. Necker, par Desmoulins, avocat.)

Les hommes faits aux pratiques de l'industrie usuraire partaient de ces faits, et d'un grand nombre d'autres que l'espace ne nous permet pas de citer, pour porter leurs accusations jusque sur les hommes placés le plus haut dans l'administration. C'était ainsi, disait-on, que se formait l'approvisionnement de grains que l'on disait venir d'Amérique et que l'on achetait à un prix exagéré. Le comité de subsistances de Paris n'était pas même entièrement à l'abri des soupçons. On n'avait pas une égale confiance dans tous

ses membres, et l'on se défiait de la plupart de ses agents habituels. Nous savons en effet aujourd'hui que beaucoup de ceux qui se sont mêlés du trafic des subsistances ont à cette époque, suivant l'expression vulgaire, commencé ou fait leur fortune. Si nous citions les noms qui nous passent sous les yeux, si nous faisions un libelle, nos lecteurs ne conserveraient pas le moindre doute sur ce fait. Il serait à désirer qu'un économiste fìt, dans l'intérêt des gouvernants comme des gouvernés, un travail spécial sur la grande expérience de cette année 1789.

Comment n'aurait-on pas porté des regards de défiance jusque sur les administrateurs des subsistances à Paris, lorsque l'on voit dans les mémoires de Bailly que, croyant prudent d'assurer un secours, il proposa au comité de l'autoriser à faire un achat considérable, c'est-à-dire, de cent mille setiers à Hambourg? L'intermédiaire devait être un banquier. L'autorisation fut en effet donnée et signée de tous les membres, « parce que, dit Bailly, il s'agissait d'une affaire de cinq millions, sur laquelle il y avait à perdre deux millions, et que nous ne jugions pas à propos d'en parler à l'assemblée.

« Pour faire voir, dit-il (22 septembre), combien on abusait de notre nom, je rapporterai un fait Il y avait un sieur Gallet, un brouillon que l'on employait parce qu'on le craignait; on cherchait tout doucement à s'en défaire. Il vint nous proposer du grain à 24 livres dans le temps qu'il en valait 33. Nous refusâmes; nous lui donnâmes seulement une déclaration constatant qu'il achetait pour l'approvisionnement de Paris, mais à son compte. Que fit-il? il usa de ce titre pour acheter et revendre à d'autres qu'aux boulangers de Paris, et on nous assura qu'il avait forcé de lui donner à 24 livres le blé qu'il revendait 30. On voit à quels soupçons il pouvait nous exposer. » Ce brouillon fut arrêté, puis remis peu de temps après en liberté sans être jugé. C'est après cet aveu, qui termine notre citation, que Bailly raconte qu'on arrêta une brochure des boulangers de Paris, qui attaquait le comité des subsistances, et qu'on mit l'auteur en prison.

« Quoi ! s'écrie Desmoulins après avoir remué toutes ces intrigues, quoi! en vain le ciel aura versé ses bénédictions sur nos fertiles contrées! quoi! lorsqu'une seule récolte suffit à nourrir la France pendant trois ans, en vain l'abondance de six moissons consécutives aura écarté la faim de la chaumière du pauvre; il y aura des hommes qui se feront un trafic d'imiter la colère céleste ! nous retrouverons au milieu de nous, et dans un de nos semblables, une famine et un fléau vivant. Pour avoir de l'or, des hommes ont

infecté d'un mélange homicide la denrée nourricière de leurs frères... Ils ont dit : Que m'importent les souffrances; la douleur et le gémissement du pauvre, pourvu que j'aie de l'or; que m'importe que les hôpitaux se remplissent de scorbutiques, pourvu que j'aie de l'or; que m'importe qu'au milieu de ses enfants, une mère se désespère de ne pouvoir leur donner du pain, pourvu que moi j'aie de l'or... Egoïstes exécrables! et pourquoi cet or? C'est pour couvrir de mets délicats votre table et celle du vice et de la débauche, que cent mille familles ont manqué de pain. Il fallait donner des illuminations, des fêtes splendides; il vous fallait habiter les spectacles et nourrir tous les jours vos oreilles de sons délicieux; voilà pourquoi les hôpitaux retentissent des gémissements de ceux que vous avez empoisonnés. Insensibles à l'indignation publique, insensibles à l'horreur qu'inspire votre nom, vous avez été payer des prostituées, et vous avez tout oublié sur leur sein. Comment le remords, comment le cri de tout un peuple ne vous y a-t-il pas poursuivis? >>

CHAP. II. - La municipalité de Versailles demande des troupes. Agitation que cette nouvelle cause à Paris. - Arrivée du régiment de Flandre. Rassemblements au Palais-Royal. La garde nationale les disperse. Projets attribués à la cour. Lettre de M. d'Estaing à la reine.

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Assemblée nationale.

Une nouvelle agression devait hâter les événements que la défiance et la famine rendaient inévitables. On a lu (p. 62) une lettre de Lafayette à M. de Saint-Priest annonçant une tentative avortée des gardes françaises sur Versailles. Cette lettre servit de prétexte à la cour et à la municipalité de Versailles, dévouée à l'ancien régime, pour provoquer une nouvelle réunion de troupes dans la ville où l'assemblée tenait ses séances.

SEANCE DU LUNDI 21 SEPTEMBRE. On fait lecture d'un réquisitoire de l'état-major de la milice de Versailles qui, sur des nouvelles plus alarmantes les unes que les autres, demande un secours de mille hommes de troupes réglées. A ce réquisitoire est jointe une délibération de la municipalité sur cet objet.

M. le comte de Mirabeau. Certainement, lorsque des circonstances urgentes exigent du pouvoir exécutif des précautions, il est du devoir de ce pouvoir de demander des troupes ; il est aussi de son devoir de communiquer les motifs de sa demande au pouvoir législatif; mais une municipalité quelconque, et sur des motifs quelconques nullement communiqués, ne peut appeler un corps de troupes réglées dans le lieu où réside le pouvoir législatif.

Je demande que la lettre de M. le comte de Saint-Priest, mentionnée dans ce réquisitoire, ainsi que toutes autres pièces néces saires, soient présentées à l'assemblée.

M. de Foucauld. Un décret de l'assemblée a permis aux municipalités d'appeler des troupes quand elles le jugeront nécessaire; celle de Versailles n'a pas été exclue de cette faculté : il n'y a donc pas lieu à délibérer.

M. Biauzat. L'assemblée n'a-t-elle pas le droit de demander les motifs qui déterminent la municipalité à appeler des troupes? C'est à quoi se doit réduire la question.

M. Fréteau. L'urgence des circonstances, la mesure prise par la municipalité de Versailles, lorsqu'elle a arrêté que les troupes qui arriveraient prêteraient le serment conforme au décret de l'assemblée, peuvent décider à ne pas délibérer sur cet objet. Un motif qui doit encore tranquilliser, c'est que le régiment attendu est commandé par M. le marquis de Lusignan, membre de cette assemblée.

Beaucoup de personnes demandent la parole et ne sont point entendues; la question préalable étant posée, il est décidé qu'il n'y a pas lieu à délibérer quant à présent.

Paris, 22. La nouvelle de la communication faite la veille à l'assemblée nationale jeta l'alarme dans la bourgeoisie. La même pensée s'empara des districts et de l'hôtel de ville. Le Palais-Royal fut de nouveau agité : il semblait un retentissement de ce qui s'était passé en juillet. On disait qu'il se tenait des conciliabules chez madame de M..., où venaient des privilégiés de toute espèce; on disait que les officiers municipaux de Versailles, soumis aux volontés des grands et des ministres, n'avaient demandé mille hommes de troupes, que pour s'empresser de leur obéir; on disait que ces mille hommes devaient favoriser le départ du roi pour la ville de Metz; on disait que de là le roi rentrerait dans son royaume à la tête de l'armée des confédérés, et tenterait ainsi de l'asservir par droit de conquête. (Révolutions de Paris, 22 septembre.) On parlait donc de marcher sur Versailles, de tripler les gardes, de mettre des canons en batterie, etc.

L'assemblée des représentants de la commune fut mise en demeure par une députation du district de la Trinité de s'occuper de cette question, qui remuait toute la bourgeoisie; elle venait deman der si les troupes qui approchaient, et qu'on disait répandues à Senlis, Compiègne et Noyon, avaient prêté le serment national, et si ces troupes se portaient vers la capitale en vertu des ordres de l'assemblée nationale, ou du moins de son agrément. En consé

TOME II.

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quence, les représentants chargèrent le maire d'écrire au ministre de la guerre pour avoir des renseignements positifs sur un fait dont s'occupait toute la ville. (Procès-verbal de la commune.)

Le ministre de la guerre répondit officiellement que le régiment de Flandre venait sur la réquisition de la municipalité; mais en même temps M. de Saint-Priest écrivait au maire que des bruits assez circonstanciés sur la venue de gens armés à Versailles pour y empêcher l'arrivée du régiment de Flandre avaient déterminé le roi à prendre quelques mesures militaires. (Mémoires de Bailly, t. HI, p. 212.)

Cependant. le même jour, le régiment de Flandre arrivait à Versailles. Il prêtait serment entre les mains du corps municipal, qui avait été au-devant de lui avec les principaux officiers de la garde nationale; un grand concours de curieux assistait à cette rencontre. La majorité de la bourgeoisie de la ville n'était sans doute rien moins que mécontente à la vue de ce renfort. Quelques jours auparavant, elle avait été effrayée par une petite émeute à la porte d'un boulanger qui vendait du pain à deux prix, l'un très-blanc, et l'autre assez grossier.

ASSEMBLÉE NATIONALE DU 23 AU 28 SEPTEMBRE. L'assemblée fut principalement occupée de questions de finances. Elle reçut aussi de nombreux dons patriotiques, parmi lesquels nous remarquons la donation d'une forêt, par M. Beaupoil de Saint-Aulaire, et un don de cent mille francs, par le duc de Charost.

Dans la séance du 22, on apprit que le roi avait fait envoyer sa vaisselle à la monnaie. Après une courte délibération l'assemblée décida que le président se retirerait par devers le roi, pour le prier de conserver son argenterie. Louis XVI refusa. Suivant le Moniteur, la cour ne voulait se donner que l'apparence de la générosité; en réalité l'argent provenant de la vaisselle devait alimenter la caisse particulière du monarque.

Au commencement de la séance du 23, on lut la lettre suivante, adressée par le ministre de la guerre :

<«< Monsieur le président, le roi m'ordonne de vous prévenir que, sur les différentes menaces faites par des gens mal intentionnés de sortir de Paris avec des armes, il a été pris différentes mesures pour préserver de toute inquiétude le siége de l'assemblée nationale.

« Signé, LA TOUR-DU-PIN-PAULIN. »

On lut ensuite une lettre de M. le maire de Paris à M. de la Tourdu-Pin-Paulin, dans laquelle il lui exprimait vivement le vœu de la

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