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LEÇON D'OUVERTURE

DU

COURS PUBLIC DE PHILOSOPHIE

(6 Décembre 1899)

LA PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

PAR

L. GÉRARD-VARET

Chargé de cours de Philosophie à la Faculté des Lettres

MESDAMES, MESSIEURS,

Mes premières paroles, dans ce cours public, seront des paroles de remerciements à l'adresse de M. le Ministre et de M. le Directeur qui m'ont confié la charge de l'enseignement philosophique dans cette Faculté. Elles iront aussi et surtout à l'adresse de M. le Recteur sur la proposition duquel j'ai été nommé. Et ce ne sont pas là des formules banales et convenues. Alors que j'étais professeur au lycée, M. Adam, de son côté professeur à la Faculté, me donna, dans des circonstances qui ne se laissent pas oublier, des marques d'attachement qui, elles non plus, ne se laisseront pas oublier. C'est dire qu'en me présentant il savait qui il proposait, quel esprit j'apporterais dans mes nouvelles fonctions, c'est-à-dire, d'une part, comme professeur de philosophie, un respect scrupuleux des convictions, la liberté assurée à toutes les doctrines, et d'autre part, comme homme, un amour passionné de l'Enseignement universitaire à tous ses degrés.

Parmi les trois ordres d'enseignement, il me sera bien permis de dire la tendresse toute spéciale que je porte au plus discuté, à l'enseignement secondaire, auquel j'aurai

consacré le meilleur de ma jeunesse, plus particulièrement à mon cher lycée de Dijon où je compte plusieurs de mes meilleurs amis, et où, dans les mauvais jours, j'ai trouvé auprès du personnel tout entier un concours empressé de chaudes et réconfortantes sympathies.

Ce n'est pas non plus sans émotion que je me retrouve dans cette Faculté où autrefois j'ai pris place comme étudiant et où je revois quelques-uns de mes anciens maîtres. Le cours fatal des années en a fait partir d'autres, dont quelques-uns. grâce à Dieu, vivent encore, par exemple mon vieux maître M. Aubertin, qui jouit dans Dijon même d'une retraite bien méritée et encore laborieuse. Cette chaire enfin, où je m'assieds, est à plusieurs égards une amie. Je l'ai trouvée occupée d'abord par mon compatriote, j'oserais dire, malgré la différence des âges, par mon camarade de collège, M. Bertrand, aujourd'hui professeur de philosophie à l'Université de Lyon, et à qui je dois de m'avoir initié à la vie philosophique. Puis est venu, après le court passage de M. Lesbazeilles que je n'ai pas connu. M. Adam. Ce qu'a été pendant douze ans son enseignement, je n'ai pas à le dire, d'abord parce que cela a été fait et bien fait il y a deux ans, ensuite pour des raisons de simple convenance.

Je suis plus à mon aise pour parler de M. Boirac. Comme M. Lesbazeilles, son passage aura été de courte durée ; c'était trop peu pour asseoir et développer un enseignement personnel, pour donner à tous la mesure de ses puissantes facultés de mémoire, de réflexion et d'expression: c'était assez toutefois pour permettre aux initiés d'apprécier la diversité des questions sur lesquelles M. Boirac a tourné son attention, d'un côté, comme ses thèses en font foi, l'analyse et la critique approfondies des problèmes les plus abstraits de la métaphysique; de l'autre, comme son cours ici même l'a attesté, l'exposé dans ce qu'ils ont de plus singulier, parfois de plus troublant, des problèmes de psychologie expérimentale, en particulier des phénomènes de suggestion.

C'est sur un terrain tout autre que je voudrais vous amener, sur celui de la psychologie objective, auquel se rapporte

l'ordre de questions que nous étudierons cette année. Seulement comme il s'agit là de choses encore mal définies, il m'a paru qu'une première leçon consacrée à l'examen de ce qu'il faut entendre par psychologie objective, serait une introduction utile à des recherches sur le fatalisme'.

I

Comme son nom l'indique, la psychologie objective s'applique à l'observation des autres hommes. Elle se distingue de la psychologie subjective ou introspective, qui procède par observation intérieure, par conséquent directe, tandis qu'elle-même, étudiant les faits de conscience dans leurs signes, procède par observation indirecte. En prenant les termes à la rigueur, l'une et l'autre sont aussi anciennes l'une que l'autre. C'est qu'en effet si l'observation indirecte, comme on l'a fait souvent remarquer, ne peut pas se passer de l'observation intérieure, celle-ci de son côté, et quoi qu'il semble, ne peut pas davantage se passer de celle-là. Il ne faut pas croire que la connaissance de soi se tire uniquement de la contemplation directe de soi; ainsi réduite à ses seules ressources, elle ne saisirait guère qu'un flux ininterrompu et confus d'impressions. Au contraire, l'observation des autres, d'abord parce qu'elle provoque des comparaisons, ensuite parce qu'elle porte sur des signes, c'est-à-dire sur des mouvements faciles à distinguer et à ordonner, par là même amène à une lumière plus vive nos propres états et rend plus aisé leur classement. Observation intérieure et observation extérieure s'appuient l'une à l'autre, procèdent à de perpétuels échanges d'informations. La connaissance de soi se fait en grande partie de la connaissance d'autrui.

Ainsi comprise, la psychologie objective serait aussi ancienne que la psychologie subjective, ou plutôt elle ne ferait

1. L'étude qui suit porte surtout sur l'objet : la question de méthode sera traitée ailleurs.

qu'un avec celle-ci, par suite elle aurait même domaine et mêmes limites. Or c'est ce qui n'est pas. La connaissance des autres, en tant qu'elle façonne la connaissance de soi, se réduit à celle des hommes avec qui nous vivons, c'est-à-dire avec une imperceptible fraction de l'humanité, il y a plus, avec la fraction qui nous est le plus ressemblante. Au contraire la psychologie objective porte de préférence sur l'observation des hommes qui different de nous, qui dépassent notre horizon, qui appartiennent à d'autres pays, à d'autres races, à d'autres temps.

Ces recherches, sans être aussi anciennes que les précédentes, pourtant ne sont pas nouvelles. Les pyrrhoniens dans l'antiquité, avec leur objection célèbre de la contrariété des opinions humaines, nous en offrent les premiers spécimens, et depuis eux Montaigne a repris le même thème. Puis sont venus les empiristes comme Locke qui, prétendant s'appuyer sur l'expérience, ont combattu l'universalité des principes rationnels et des principes moraux, et cette direction d'idées s'est prolongée jusqu'à notre temps, jusque dans l'œuvre de ce philosophe d'hier qui était Paul Janet, et qui, dans un chapitre connu de sa morale, mais suivant un esprit directement contraire à celui des empiristes, affirmait au nom de l'expérience l'universalité du bien et du devoir. De pareilles investigations ont leur intérêt et leur prix; pourtant elles n'ont pas encore le caractère de recherches scientifiques. C'est qu'en effet, elles restent, pour ainsi dire, en sous ordre; elles viennent à propos d'autres choses; elles sont des réponses à des problèmes que la philosophie générale a posés; elles sont des objections ou des répliques; bref, elles constituent des plaidoiries, non une science.

La psychologie objective a quelques-unes de ses racines dans le scepticisme et dans l'empirisme; elle en a de plus profondes encore dans la philosophie de l'Evolution. S'il est vrai, comme celle-ci le prétend, que tout change et se transforme, il est clair que l'esprit humain, lui aussi, évolue, que sa structure se modifie lentement, et l'étude de ces modifications entraîne de toute évidence l'observation des autres

hommes une psychologie évolutionniste est tout naturellement une psychologie objective. C'est dans cet esprit qu'ont travaillé en Angleterre le créateur de la doctrine, Spencer, en France ses disciples MM. Espinas et Ribot.

Au surplus, il ne s'agit pas d'une adhésion stricte à la formule spencérienne de l'évolution; on ne s'astreint pas à justifier à tout prix le passage de l'homogène à l'hétérogène, de l'instable au stable, de l'indéfini au défini. Ce qui importe, c'est l'esprit, non la lettre. Conçu en son sens large, l'évolutionnisme est, non pas un principe, moins encore un dogme, mais une perspective sur les choses, une méthode. Cependant la méthode veut être précisée dans son emploi. On demandera en effet ce qui, dans la vie mentale, doit, en tant que sujet d'étude, lui être soumis. Assurément ce n'est pas tout l'esprit. La sensation par exemple a toujours eu dans l'humanité le même mécanisme. Ce sera donc, en dehors de la sensation, tout ce que la conscience a, dans le passé, laissé et retenu de traces de son action. Mais alors, tandis que tout à l'heure l'objet était trop étroit, voilà que maintenant un autre s'annonce infiniment plus large: la psychologie paraît devoir se perdre dans l'océan des sciences historiques et sociales, et le problème de sa nature devient le problème de ses rapports avec la sociologie.

La sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux, et les phénomènes sociaux sont, comme l'a établi M. Durkheim, ceux que constitue un double caractère de collectivité et de contrainte. C'est le cas des actes qui relèvent de la loi et des actes qui relèvent de la coutume. Ces deux classes de faits composent un ensemble infiniment varié, et il suffit, pour s'en rendre compte, de se rappeler l'étrange richesse de contenu qu'on rencontre dans l'Esprit des Lois.

La sociologie a tout naturellement son point d'appui dans l'histoire. Pourtant elles ne se confondent pas. L'histoire étudie des faits qui se sont produits une fois en un point déterminé de l'espace à un moment déterminé de la durée et qui ne reparaîtront plus. Les Guerres Médiques, le passage à Rome de la République à l'Empire, la Réforme du XVIe siè

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