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CONCLUSION

On vient de voir comment les gageries affaiblirent le pouvoir de l'Autriche dans la Haute-Alsace et constituèrent l'indépendance de ces seigneurs qui pensaient avoir deux titres pour ne pas obéir, celui de vassal et celui de créan cier. Au moment du traité de Saint-Omer, les engagistes étaient les véritables maîtres dans le landgraviat et dans le Sundgau. Ils dépendaient nominalement de l'Autriche; mais en fait c'était d'eux que l'Autriche relevait. Les mauvaises finances des Habsbourg avaient renversé les situations. Le seigneur gagiste ne trahissait point la cause de son suzerain pour une cause étrangère. Il le servait loyalement contre le duc de Bourgogne et contre les Suisses. Mais il plaçait ses intérêts au-dessus du devoir d'obéissance. Il se conduisait en maître dans sa gagerie. Il la traitait comme il eût fait de son alleu, d'autant plus à son aise, plus rétif et plus insolent qu'il savait son suzerain hors d'état de le payer. Il n'hésitait pas à se mettre en révolte ouverte. Le droit à la rébellion et à la guerre contre le débiteur n'était-il pas, au moins pour un cas, inscrit dans le contrat? Même quand il s'avisait d'être soumis, il apportait au service de son seigneur sa brutalité et sa sauvagerie coutumières, en sorte que les effets de sa fidélité n'étaient guère moins désastreux que ceux de son insubordination. Jean de Thierstein, dans la guerre des Armagnacs, fit-il moins de tort à son chef féodal que son frère Bernard dans la révolte de 1406 ?

La terre engagée était, à tous égards, perdue pour son ancien maître. Sous les exigences du créancier, capitaliste

et spéculateur, le domaine dépérissait, en même temps que s'accroissait démesurément la dette du suzerain'. Il arrivait un moment où Sigismond, succombant sous le poids de ses obligations, se trouvant en présence de possessions épuisées, dévastées, annihilées, renonçait à rembourser son créancier et songeait même à mettre en gage l'ombre de droit qu'il avait conservée sur l'ombre de son domaine. Ces pays d'Alsace lui apparaissaient comme sacrifiés par ses prédécesseurs à leurs embarras d'argent, et destinés à combler les vides de leur trésor. Alors il commençait à prêter l'oreille aux suggestions et aux flatteries de Charles le Téméraire, et il accueillait le duc de Bourgogne comme un sauveur. Les gageries partielles avaient préparé l'esprit des ducs d'Autriche à la perte de l'Alsace, détaché sans regret les habitants de maîtres qu'ils avaient à peine connus, émietté, pour ainsi dire, cette partie de la frontière autrichienne au profit de la Bourgogne. Le traité de Saint-Omer terminait une évolution déjà séculaire.

Lorsque les engagistes apprirent la cession que Sigismond venait de faire de leur pays, ils durent se demander quelles conséquences aurait pour eux ce changement de souverain. Plusieurs acceptèrent avec satisfaction l'idée d'appartenir au Téméraire. Pour cette chevalerie énergique et remuante, le fougueux et violent duc de Bourgogne était le maître idéal. Préférant sa dureté farouche à la molle facilité de Sigismond, «ils aimaient mieux, dit le chroniqueur, faire œuvre de chevaliers sous les ordres du Bourguignon que vivre béatement sous l'Empire' ». Oswald de Thierstein, soldat au service de Charles le Téméraire, est une

1. Presque toutes les gageries, Delle, Florimont, Belfort, Rosemont, Isenheim, etc., étaient chargées de dettes accessoires ayant cette origine. V. le Cartulaire des seigneuries gageries.

2. Volentes pocius militare sub Burgundo et durum sustinere dominum, ut nobiles nomine dicantur, quam subesse imperio, ut bene beateque vivant (J. Knebel Diarium, Basl. Chron., II, p. 112). Non libenter subsunt illustri domino nostro Sigismundo (p. 201). Volentes pocius esse sub rigore Burgundi, quam in tranquillitate sub imperio vivere (p. 204).

preuve de ces étonnantes préférences. S'ils avaient connu les dispositions du prince welche, leur confiance aurait aussitôt fait place à l'inquiétude.

Charles n'avait conclu le traité de Saint-Omer qu'avec le dessein de supprimer le plus tôt possible ces gageries auxquelles il devait l'acquisition de l'Alsace. Il lui était facile de voir que sa nouvelle province ne serait bien à lui que le jour où il en aurait exclu le dernier engagiste allemand. Il trouvait en Alsace ce qui, depuis des siècles peut-être, avait disparu de son duché, des vassaux intraitables et dangereux, des chefs de bandes vivant de leurs pillages, dans leurs repaires au sommet des montagnes, une féodalité pleine de mépris pour son suzerain. Sans doute, le duc pensait que cette féodalité serait encore plus nuisible pour sa domination qu'elle ne l'avait été pour l'autorité de l'Autriche. La haine des Welches et des Allemands, entretenue par les longues querelles de la noblesse bourguignonne et de la noblesse autrichienne, ne pouvait qu'envenimer les rapports entre suzerain et engagistes, irriter encore l'esprit de rébellion de ces vassaux déjà si difficiles à mener.

Le droit de racheter les gageries résultait implicitement, au profit de la Bourgogne, du traité de Saint-Omer. En cédant à Charles des domaines engagés antérieurement à ce traité, il était évident que Sigismond lui transmettait le seul droit qui lui restât, avec les régales, celui de les reprendre en désintéressant ses créanciers. Mais cela ne suffisait pas au duc de Bourgogne. Il voulait prévenir les résistances que les engagistes pouvaient opposer au rachat. Il lui fallait un titre indiscutable devant lequel ils seraient obligés de s'incliner. II voulut que par un second acte, daté de Saint-Omer, et du même jour que le traité, Sigismond lui conférât expressément le droit de rachat et se portât fort pour les seigneurs gagistes en promettant de procurer leur consentement*.

1. Oswaldus comes de Tierstein, soldatus et stipendiatus domini Karoli ducis Burgundie (J. Knebel Diarium, Basl. Chron., II, p. 21).

2. P. J., 45 (1469, 9 mai).

Muni de ce pouvoir, Charles s'adressa aux engagistes euxmêmes. Il ne se contenta pas de leur demander l'hommage en sa qualité de nouveau suzerain'. Il se fit remettre par chacun d'eux la promesse écrite et scellée de lui livrer leurs gageries dès qu'ils en seraient requis, moyennant le remboursement de toutes les sommes qu'ils avaient avancées sur le gage. Puis il s'occupa de préparer le rachat. Il fallait d'abord se rendre un compte exact du montant des créances qui devaient être remboursées à chaque engagiste. Il n'était pas inutile de rapprocher de ces sommes le produit de chacune des seigneuries engagées. De cette manière, le duc déterminerait en connaissance de cause l'ordre suivant lequel les rachats seraient opérés. Ce fut pour établir ce plan général que l'on rédigea le cartulaire des seigneuries-gageries l'on réunit dans un autre cahier la copie des lettres de gage de Brisac.

et que

Ensuite, Charles et son homme de confiance, le grand bailli Pierre de Hagenbach, s'occupèrent avec beaucoup d'activité et de prévoyance de choisir les gageries par lesquelles on commencerait le rachat et de réunir les fonds nécessaires pour effectuer les remboursements. Trois places, Brisac, Rheinfelden et Thann étaient nécessaires à Charles pour tenir l'Alsace. Brisac était engagée à la bour

1. Guillaume sire de Ribeaupierre, attendu que Sigismond, duc d'Autriche, a donné en gage au duc de Bourgogne le landgraviat d'Alsace et le comté de Ferrette, promet de faire hommage au duc de Bourgogne à première réquisition. Mittwoch necht nach Sandt Vlrichs des heyligen byschoffs tage (5 juillet) anno Domini ivc sexagesimo nono. Orig.. Pap.. Scellé d'un sceau plaqué en papier. Arch. de la Côte-d'Or, B, 11885.

2. P. J., 46 (1469, 7 juil.): 49 (1470-1472).

3. Charles ne s'était obligé à payer le prix qu'après l'exécution de la promesse que Sigismond lui avait faite de lui remettre les lettres de gage. V. un troisième acte au nom de Charles portant la même date que le traité de SaintOmer. (Fontes rerum austriacarum, diplom. et acta, II, pp. 229,s.) — Lettres de la gagerie de Brisac de 1406 à 1460. Copies. Cahier. Pap. xve siècle. Arch. de la Côte-d'Or, B, 1047. V. aussi un dossier de seize pièces originales, parch. et pap., avec ce titre Pièces concernant Brisac cédée au duc Charles de Bourgogne par le duc d'Autriche. xv siècle.

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4. Nerlinger, Pierre de Hagenbach et la domination bourguignonne en Alsace (Annales de l'Est, 1889), pp. 245, 523,8 ..

geoisie même de la ville, Rheinfelden à Båle, et Thann à une famille du patriciat bâlois, les Reich de Reichenstein. Dès 1470, les Reich recevaient leur paiement'. L'affaire du rachat de Rheinfelden, menée vivement, était terminée en 1472. Celle de Brisac vint ensuite. Vers la fin de l'année 1473, Charles invitait la chambre des comptes de Dijon à lui procurer, par un emprunt ou autrement, la somme nécessaire3. Entre temps, Hagenbach s'emparait de Landser, sans indemnité, après la mort de Thuring de Hallwil. On aurait pu, semble-t-il, prévoir qu'au bout de peu d'années il n'y aurait plus de gageries.

Ce fut alors que les engagistes, déçus dans leurs espérances, se retournèrent du côté de l'Autriche. Brisac, menacée de perdre avec sa gagerie, son indépendance en matière judiciaire, administrative et de police, fut l'auteur principal de la mort de Hagenbach. Si les nobles engagistes n'eurent qu'une faible part dans cet événement, le sentiment des dangers communs les rapprocha de leurs ennemis héréditaires, les villes et les Suisses, qui occupèrent la première place. Après l'exécution de Hagenbach, le pays revint, comme de lui-même, sous le gouvernement des Habsbourg. Les seigneurs alsaciens retrouvèrent avec bonheur ces maîtres si faibles. Trois ans après, la mort de Charles le Téméraire achevait de rassurer les engagistes. Le premier prince capétien qui ait régné en Alsace disparaissait, et pendant près de deux siècles encore, jusqu'au traité de Westphalie, la vallée du Rhin échappait à l'expansion française.

1. Quittance donnée par Henri Reich de Reichenstein à Guilbert de Rupple, argentier de Charles le Téméraire, de 6.580 florins, pour le reste et complément du prix de rachat du château et du domaine de Thann et des mairies de Troubach, Sultzbach, Balschwilr, Burnhoupten et Reyningen, dépendant de Thann, engagés par Albert d'Autriche et Sigismond. (1470, 19 juin). Orig.. Parch. Etait scellé sur double queue. Arch. de la Côte-d'Or, B, 1050.

2. Trois quittances données par Bâle. Orig.. Parch.. Scellées sur double queue du sceau secret en cire verte de la ville de Bâle. Arch. de la Côte-d'Or, B, 1050.

3. Lettre du 23 novembre 1473. Orig.. Pap.. Arch. de la Côte-d'Or, B, 1051.

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