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mari aurait eu raison de refuser le payement, car l'article 317 exige qu'il consente par écrit ou qu'il concoure dans l'acte. Mais il ne s'agissait pas d'autorisation; la cour elle-même l'avoue, puisqu'elle dit que l'administration du ménage est naturellement confiée à la femme; si elle est chargée de cette gestion, c'est qu'elle est mandataire, et elle l'est en vertu d'un mandat tacite. Ce n'est pas une question de mots; nous avons commencé par établir les différences essentielles qui existent entre l'autorisation maritale et le mandat que le mari donne à sa femme (n° 100). Servons-nous donc des mots propres, afin que la confusion des principes ne vienne pas à la suite de l'inexactitude du langage.

107. Quel est l'objet de ce mandat tacite et quelles en sont les limites? Il peut y avoir mandat tacite, comme mandat exprès, pour toutes choses; pour le moment, nous ne parlons que du mandat qui résulte du mariage. Il a surtout pour objet les fournitures de détail qui se font journellement pour les besoins du ménage. Le président Lamoignon l'avait formulé ainsi dans son projet d'arrêtés Obligation de la femme faite sous l'autorité du : " mari de victuailles et provisions ordinaires de la maison, pour marchandises de drap, linges et autres étoffes servant à l'usage nécessaire et ordinaire, est valable. » On a regretté que les auteurs du code n'eussent pas formulé une disposition analogue (1); il nous semble que mieux valait laisser aux juges une grande latitude en cette matière, qui est toute de fait. Ainsi Lamoignon ne parle que de la nourriture et de l'habillement : le mandat de la femme ne s'étend-il pas plus loin? La cour de cassation a admis le mandat tacite pour les achats de meubles, et elle établit le principe en termes très-généraux pour toutes les dépenses ordinaires ordonnées par la femme ces dépenses, dit la cour, se faisant sous les yeux du mari, sans contradiction de sa part, sont censées faites de son aveu. Dans l'espèce, il s'agissait de meubles servant à garnir l'appartement occupé par le mari et la femme. L'arrêt relève le fait; ce

(1) Toullier, t. VI, 2, p. 237, no 262

qui prouve que la décision dépend des circonstances de la cause (1).

La femme ayant le droit de faire ces dépenses, a par cela même le droit d'en régler le montant et de signer des reconnaissances au profit du créancier (2). Si un tiers paye ces dettes, ou fait des avances à la femme pour les payer, cette obligation aura également pour objet les dépenses du ménage (3).

108. Quant à l'effet du mandat tacite, on applique les principes généraux qui régissent le mandat (no 100). Des créanciers avaient poursuivi le mari et la femme; il a été jugé que la femme ne s'oblige pas personnellement, qu'elle n'oblige que la communauté quand elle contracte des dettes pour les fournitures, soit d'elle, soit des enfants, parce qu'elle agit au nom de son mari qui, comme chef de la communauté, a donné le mandat tacite de contracter en son lieu et place (4).

:

Est-ce à dire que le mari doive payer toutes les dettes contractées par la femme pour les besoins du ménage? S'il s'agissait d'un mandat exprès, l'affirmative ne serait pas douteuse le mandataire ne faisant qu'exécuter les ordres du mandant, n'a pas à s'inquiéter si les dépenses sont nécessaires ou non. Il n'en est pas de même du mandat tacite; le mari ne donne certes pas pouvoir à sa femme de faire des dépenses excessives. Il y a ici des considérations de fait dont le juge est l'appréciateur : la dépense varie d'après la fortune, d'après la position sociale et surtout d'après les goûts et les besoins trop souvent factices de ceux qui les font. Les tribunaux pourraient donc réduire les mémoires des fournisseurs; c'est à ceux-ci à ne pas faire crédit pour des dépenses qui seraient trop fortes. D'Argentré en a déjà fait la remarque: la femme ne peut pas obliger le mari au delà de ce que le mari aurait dépensé lui-même; des dépenses excessives pourraient jeter

(1) Rejet, 5 frimaire an xiv (Dalloz, au mot Mariage, n° 807).

(2) Paris, 25 février 1826, Rennes, 26 août 1820 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1014).

(3) Aubry et Rau, t. V, p. 340, note 49, § 509.

Poitiers, 17 juin 1862 (Dalloz, 1864, 2, 22).

le désorare dans ses affaires et lui être encore désagréables sous d'autres rapports de fines chaussures blessent les pieds, dit le vieux d'Argentré, mais on ne sait pas toujours où est la blessure (1). La jurisprudence est en ce sens. C'est aux créanciers, dit la cour de Poitiers, s'il y a abus à leurs yeux de la part de la femme, de restreindre le crédit qu'ils lui ouvrent. Une jeune femme, âgée de dix-sept ans, qui venait de recevoir son trousseau conforme à sa condition, achète, selon le mémoire de la marchande, pour 1,700 francs de linons, de dentelles, mousselines, bonnets. La cour de Rouen a jugé qu'il y avait excès et même dol; elle déclara la dette nulle, à l'exception d'un à-compte de 300 francs qui avait été payé par femme (2).

la

109. Le mandat tacite suppose un ménage commun, la véritable vie de famille, chacun des deux époux remplissant sa mission. Que faut-il décider si les époux vivent séparés, non en vertu d'une séparation judiciaire, mais par suite d'arrangements intervenus entre eux, parce que la vie commune leur est devenue insupportable? Il est certain que, dans ces circonstances, on ne peut plus admettre un mandat tacite, car le mandat se forme par concours de consentement; et comment y aurait-il concours de volontés là où les sentiments sont discordants et hostiles? Toutefois il n'en faudrait pas conclure, comme le fait Toullier, que les dépenses faites par la femme lui seraient personnelles (3). S'il n'y a pas de mandat tacite, il y a un autre principe qui met les dépenses à la charge du mari. Tant que le mariage dure, et quand même les époux vivraient séparés, le mari reste le chef de l'association conjugale, tenu, comme tel, de pourvoir aux nécessités de la femme et des enfants (art. 212 et 203). Donc les dépenses que la femme, quoique séparée, fait pour son entretien et celui

(1) D'Argentré sur l'article 424 de la Coutume de Bretagne, glose 2, p. 1499, éd. de 1661 (Rodière et Pont rapportent le passage, t. II, p. 90, no 795). Colmet de Santerre, t. VI, p. 138, no 63 bis III.

(2) Poitiers, 17 juin 1862 (Dalloz, 1864, 2, 22). Rouen, 27 décembre 1809 (Dalloz, au mot Mariage, n° 809, 4o).

(3) Comparez Toullier, t. VI, 2, p. 245, no 272. Rodière et Pont, t. II. p. 87, n° 793).

de ses enfants doivent être supportées par le mari. Reste à savoir contre qui les créanciers ont action. En principe, ils traitent avec la femme; celle-ci ne peut pas alléguer de mandat, nous venons d'en dire la raison. Mais, de son côté, la femme a action contre le mari; les créanciers peuvent donc agir contre le mari au nom de la femme, leur débitrice. C'est le droit commun de l'article 1166. Les créanciers auraient même une action directe contre le mari comme ayant géré son affaire, non qu'il y ait quasicontrat proprement dit, mais il y a une dépense qui profite au mari, puisqu'il aurait dû la faire lui-même; les créanciers auraient donc l'action fondée sur l'équité, que les interprètes appellent action de in rem verso (t. XX, n° 334) (1).

110. La jurisprudence est en ce sens. Deux époux vivent séparément; le mari paye à sa femme une pension annuelle de 2,000 francs. Après cette séparation volontaire, le mari annonce, à plusieurs reprises, dans un journal de la localité, que, sa femme ayant un revenu fixe pour ses besoins, il n'entend pas être recherché à raison des dettes qu'elle pourra contracter. La femme va ensuite habiter une autre ville et y contracte des dettes envers des fournisseurs; ceux-ci poursuivent le mari. La cour de Besançon a jugé d'abord que la femme n'était plus mandataire de son mari, le mandat ne pouvant être supposé alors qu'il y a une habitation séparée. En première instance, le juge avait admis l'action des créanciers par le motif qu'ils n'avaient pu connaître les annonces insérées dans le journal par le mari. La cour répond que c'est aux fournisseurs à s'informer de la condition des personnes auxquelles ils font crédit; s'ils s'en étaient informés, dans l'espèce, il leur eût été facile d'apprendre qu'ils traitaient avec une femme mariée, séparée de son mari; que, par suite, ils ne pouvaient plus la considérer comme mandataire de son mari; ils étaient en faute d'avoir continué leurs fournitures à crédit pendant sept mois sans prendre des renseignements. La cour conclut qu'ils étaient sans

(1) Rennes, 26 août 1820 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1014).

action, car ils ne pouvaient agir contre le mari qu'au nom de la femme, leur débitrice; or, celle-ci n'avait pas le droit d'agir, puisqu'elle touchait la pension que son mari s'était obligé à lui payer (1).

Il se présente des situations plus délicates, dans lesquelles il faut un autre motif de décider. A la suite d'une séparation volontaire de deux époux et d'arrangements pris avec le beau-père, le mari remet à celui-ci annuellement la somme de 4,000 francs, formant les intérêts de la dot qu'il avait reçue. La femme quitte le domicile de son père et va s'installer dans un hôtel. A partir de ce moment, le mari cesse de lui payer sa pension en se fondant sur ce qu'elle avait quitté contre son gré le domicile paternel et sur ce qu'elle ne résidait pas au domicile que lui avait assigné une ordonnance du juge sur une demande en séparation de corps dirigée contre elle. La cour d'appel condamna néanmoins le mari à payer la pension intégrale, sans tenir aucun compte des défenses réitérées qu'il avait signifiées à l'hôtelier de faire aucune avance ni fourniture à sa femme. L'arrêt allègue l'obligation qui incombe au mari de pourvoir aux besoins de la femme; or, dans l'espèce, le mari n'y avait pas pourvu, puisqu'il ne payait plus aucune pension à sa femme. Sur le pourvoi, il intervint un arrêt de cassation. Les motifs sont remarquables. La cour dit que le mari n'était pas obligé envers l'hôtelier en vertu d'un contrat; ses protestations rendaient toute convention impossible. Etait-il obligé en vertu d'un quasicontrat envers le fournisseur? La cour d'appel n'en alléguait aucun. Là était le vice de l'arrêt. Les fournisseurs peuvent avoir action contre le mari à raison du profit qu'ils lui ont procuré par leurs fournitures, puisqu'ils acquittent une dette qui incombe au mari; la cour d'appel aurait dû, dit la cour suprême, examiner l'importance et la quotité du profit personnel que les fournitures avaient procuré au mari; elle aurait dû apprécier la défense du mari, la désertion par la femme du domicile que lui avait assigné l'ordonnance du juge. Ainsi la cour reconnaît que

(1) Besançon, 25 juillet 1866 (Dalloz, 1866, 2, 149).

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