Page images
PDF
EPUB

les fournisseurs ont contre le mari l'action de in rem verso. Mais comme cette action est fondée sur le profit que le mari retire des fournitures, il faut que les juges estiment ce profit, sinon le jugement de condamnation manque d'un fondement juridique (1).

Il se peut que le mari soit en faute. Dans ce cas, la décision est facile. Le mari déserte le domicile conjugal, il ne pourvoit pas aux besoins de sa femme et de ses enfants. Son obligation est certaine; toutefois on ne peut pas dire qu'il donne mandat à sa femme; le mandat tacite suppose la vie commune, on ne peut plus l'admettre quand le mari abandonne sa femme; mais les fournisseurs font l'affaire du mari, en ce sens qu'ils lui rendent service jusqu'à concurrence de ce que le mari aurait dû dépenser pour les besoins de la femme ils ont donc action contre lui dans ces limites (2). A plus forte raison le mari est-il tenu s'il refuse de recevoir sa femme, ou si par ses outrages il oblige la femme à déserter la maison conjugale (3). Il est inutile de s'arrêter sur ces tristes débats; le droit de la femme est certain et, par suite, les créanciers ont l'action de in rem verso contre le mari.

111. Tout mandat cesse par la révocation, donc aussi le mandat tacite (art. 2003). Le principe est incontestable, mais l'application soulève des difficultés. Comment le mari peut-il révoquer le mandat qui est la suite du mariage? S'il notifie la révocation aux fournisseurs habituels, la femme s'adressera à d'autres marchands. De là est venu l'usage d'insérer la révocation du mandat dans les journaux. Cela suffira-t-il pour rendre l'action des fournisseurs non recevable? Aux termes de l'article 2005, les tiers peuvent se prévaloir de l'ignorance où ils sont d'une révocation qui a été notifiée au seul mandataire; ils pourront aussi opposer au mari qu'ils n'ont pas lu l'annonce qui a paru dans les journaux, et ce serait au mari de faire la preuve contraire (4).

(1) Cassation, 12 janvier 1874 (Dalloz, 1874, 1, 154).

(2) Comparez Paris, 25 février 1826; Rennes, 26 août 1820 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1014).

(3) Bordeaux, 8 juin 1839 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1011). (4) Rodière et Pont, t. II, p. 90, no 796.

Autre difficulté. Si le mari révoque le mandat, la femme sera-t-elle obligée personnellement? La femme qui n'est pas mandataire ne peut s'obliger qu'avec l'autorisation du mari ou de justice si elle n'est pas autorisée, l'obligation est nulle. Les créanciers auront-ils l'action de in rem verso? Contre la femme, non; car ils ne font pas l'affaire de la femme, ils font tout au plus l'affaire du mari. Nous disons: tout au plus; car si le mari pourvoyait aux besoins de la femme, les fournisseurs ne seraient pas reçus à dire qu'ils ont acquitté une dette que le mari a payée lui-même. Ils n'auraient donc d'action contre le mari que dans les limites du profit que les .fournitures lui auraient procuré (1).

112. Le mandat tacite peut exister entre époux pour d'autres objets que les fournitures de ménage. Ainsi le mari est marchand et illettré, c'est la femme qui signe et qui contracte comme mandataire générale de son mari, sans qu'il y ait une procuration écrite ou verbale; mais il y a un concours de consentement qui donne à la femme le droit d'agir au nom du mari. Il ne faut pas confondre ce cas avec celui où la femme est marchande publique en vertu de l'autorisation du mari. Autorisée, elle s'oblige personnellement, et elle oblige aussi, si elle est femme commune, la communauté et le mari. Mandataire, elle ne s'oblige pas personnellement, elle oblige le mandant, son mari et, par suite, la communauté (2).

§ VII. La femme est-elle un tiers à l'égard du mari?

113. Cette question a été vivement agitée en Belgique; le débat s'est terminé par une loi interprétative qui nous dispense d'entrer dans les détails de la controverse (3).. Une créance propre à la femme tombe en communauté ; le mari la touche et en donne quittance sous seing privé; la

(1) Aubry et Rau, t. V, p. 341 et note 58, § 509 (4o éd.).

(2) Angers, 27 février 1819 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1021). (3) Voyez Liége, 10 janvier 1846, cassé par arrêt du 14 mai 1847. Sur renvoi, Gand, 30 décembre 1847 (Pasicrisie, 1848, 2, 12), cassé par la cour suprême, chambres réunies, 17 mars 1849 (Pasicrisie, 1849, 1, 158).

quittance porte une date antérieure à la séparation de corps prononcée entre les époux, mais cette date n'est pas certaine. On demande si le débiteur peut opposer la quittance à la femme. C'est demander si la femme est un tiers dans le sens de l'article 1328. Nous croyons que la femme n'est jamais un tiers quant aux actes faits par le mari sous le régime de communauté. S'il s'agit d'un acte que le mari fait comme chef de la communauté et concernant les intérêts de la communauté, la femme n'est pas un tiers. Pour que la question puisse s'élever, il faut supposer que la femme accepte, car si elle refuse, elle est étrangère à tout ce que le mari a fait; si elle accepte, elle est censée avoir concouru à tous les actes du mari, comme si elle y avait figuré personnellement : étant partie à l'acte, comment serait-elle un tiers? On a objecté que la femme n'est pas l'ayant cause de son mari, et l'on en a induit qu'elle est un tiers. Non, certes, la femme n'est pas un ayant cause, car elle ne tire pas son droit de son mari, elle le tient de la loi ou, si l'on veut, de la communauté que les époux ont formée tacitement en se mariant sans contrat. Mais de ce qu'elle n'est pas ayant cause, faut-il conclure qu'elle est tiers? Elle est plus qu'ayant cause, elle est partie à l'acte fait par son mari. C'est dire que les distinctions de tiers et d'ayant cause ne sont pas applicables à l'espèce; il faut donc laisser de côté l'article 1328, il est étranger au débat.

Si le mari a agi comme administrateur légal, la position est tout autre. Peu importe, dans ce cas, que la femme accepte ou qu'elle renonce, l'acceptation ou la renonciation sont étrangères aux actes d'administration faits par le mari; quand même la femme renoncerait, le mari n'en aurait pas moins été administrateur des biens de la femme. C'est uniquement dans le fait d'administration qu'il faut puiser le motif de décider. Or, l'administration légale est un mandat dont la loi investit le mari. La question est donc de savoir si le mandataire est un tiers quant aux actes faits par le mandant, et cette question n'en est pas une ce n'est pas le mandataire qui contracte, c'est le mandant qui agit par l'intermédiaire du mandataire ; donc

le mandataire est partie à l'acte et, étant partie, il est impossible qu'il soit un tiers.

On a objecté les inconvénients qui résultent de ce système. Le mari ne peut-il pas, après la séparation de corps, faire des actes au préjudice de la femme et les antidater? Nous répondons, ce que nous avons dit souvent, que les inconvénients ne sont pas une raison de décider. On peut aussi, et on l'a fait, signaler des inconvénients que présente l'opinion contraire. Que nous importe? Cela regarde le législateur, l'interprète n'a pas à s'en préoccuper. Dès que le sens d'une loi est clair, parce qu'il résulte de son texte et de son esprit, l'interprète doit l'admettre, quels que soient les inconvénients qui en résultent. Or, dans l'espèce, les principes, tels que nous venons de les formuler, ne laissent aucun doute. Ce qui a obscurci ces longs débats, c'est que l'on croyait l'article 1328 applicable à un ordre d'idées auquel il est étranger; la femme n'est ni tiers ni ayant cause, elle est partie.

114. C'est ce que le ministre de la justice a déclaré nettement lors de la discussion de la loi interprétative : « La femme étant présumée partie intervenante dans tous les actes que son mari pose en vertu de sa puissance maritale, tous ces actes, d'après l'article 1322, ont la même force et la même foi, tant vis-à-vis d'elle que vis-à-vis du mari ou de ses héritiers; tel est le véritable sens de l'article 1322 (1).

"

C'est en ce sens qu'il faut entendre la loi interprétative du 28 avril 1850, laquelle est ainsi conçue : « L'acte sous seing privé signé par le mari et relatif à des revenus de biens personnels à la femme, s'il est reconnu par celle à laquelle on l'oppose, a entre elle et ceux qui l'ont souscrit, même après la séparation de corps et de biens, la même foi que l'acte authentique. "On a induit de la loi que la femme est l'ayant cause de son mari pour tous les actes par lui faits (2). Cela ne nous paraît pas exact; c'est replacer la question sur le terrain de l'article 1328; tan

(1) Séance de la chambre des représentants du 17 avril 1850.

(2) Discours du procureur général Leclercq (Pasicrisie, 1870, 1, IX) et les arrêts de Bruxelles et de Liége cités plus bas, note.

dis que le ministre de la justice disait avec raison que la femme est partie à l'acte, ce qui exclut l'idée d'ayant cause aussi bien que l'idée de tiers; la femme est plus qu'ayant cause, elle est partie; présumée, dit le ministre, parce qu'en réalité elle ne figure pas à l'acte, mais elle est censée y avoir parlé avec son mari quand elle accepte la communauté. La cour de cassation de France s'est aussi prononcée en ce sens : La femme, dit-elle, quand elle accepte n'est pas un tiers (1). Qu'est-elle donc? Ayant cause? Non, car en acceptant, elle devient partie au contrat.

115. La loi de 1850 est spéciale, comme toute loi interprétative, puisqu'elle est portée en vue d'une difficulté spéciale sur laquelle la cour de cassation s'est trouvée en désaccord avec les cours de Liége et de Gand. Elle ne parle que d'un acte que le mari fait comme administrateur des biens de la femme; il va sans dire qu'elle s'applique à toute espèce d'actes que le mari fait en cette qualité, le motif de décider étant identique. Que faut-il dire des actes qui concernent la communauté et que le mari fait comme chef? Dans notre opinion, qui est celle du ministre de la justice, l'article 1322 répond à la question; c'est-à-dire que la femme étant partie à l'acte, la date fait foi à son égard comme elle fait foi à l'égard du mari signataire. La jurisprudence des cours de Bruxelles et de Liége est en ce sens, mais nous n'aimons pas les motifs qu'elles donnent. La cour de Bruxelles invoque la théorie du mandat : le mari, dit-elle, administrateur légal de la communauté, doit être considéré, par rapport aux droits de la femme dans les biens communs, comme son mandataire légal, et il est de règle que l'acte signé par le mandataire fait foi de sa date contre le mandant (2). C'est confondre l'administration de la communauté avec l'administration des biens de la femme; quant aux biens de la femme, le mari est administrateur mandataire; quant aux biens communs, le mari administrateur est seigneur et maître et la femme est censée concourir à tous ses actes

(1) Rejet, 13 mars 1854 (Dalloz, 1854, 1, 100).

(2) Bruxelles, 29 janvier 1872 (Pasicrisie, 1872. 2. 116).

« PreviousContinue »