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en négligeant ses intérêts pécuniaires pour maintenir l'union et l'harmonie dans la famille; tandis que les créanciers, pour le plus mince intérêt pécuniaire, n'auraient pas manqué d'agir. Nous répondons que si les créanciers sont réellement intéressés à la séparation, on devrait leur donner le droit de la demander. Rien n'est plus respectable que le sacrifice de la femme, tant qu'elle ne sacrifie que ses intérêts; mais elle n'a pas le droit de sacrifier les intérêts de ses créanciers (1).

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202. Les créanciers sont admis à demander la séparation de biens avec le consentement de la femme. Dans ce cas, ce sont eux qui agissent, eux seuls figurent au procès, mais ils y représentent la femme, et, par conséquent, le jugement aura pour effet de dissoudre la communauté. Les créanciers ont encore un autre droit. En cas de faillite ou de déconfiture du mari, ils peuvent exercer les droits de leur débitrice jusqu'à concurrence du montant de leurs créances (art. 1446). Ce droit corrige ce que la loi a d'inique. Les créanciers ne peuvent pas demander la séparation au nom de la femme tant que le mari est solvable; dans ce cas, le droit moral de la femme l'emporte sur l'intérêt des créanciers. Mais quand le mari devient insolvable, la femme ne peut plus, par son inaction, compromettre les intérêts de ses créanciers. Quand le mari est-il insolvable? S'il est commerçant, il faut un jugement qui le déclare en faillite. S'il n'est pas commerçant, les créanciers doivent prouver qu'il est en déconfiture. Cette preuve donne lieu à de nombreuses difficultés dans le cas où la loi déclare déchu du bénéfice du terme le débiteur qui est en déconfiture (art. 1188). Nous renvoyons à ce qui a été dit au titre des Obligations (t. XVII, nos 194 et suiv.). Il a été jugé que les créanciers ne peuvent agir, en vertu de l'article 1446, que lorsque le mari est poursuivi par ses créanciers personnels et que les biens mis en discussion ne suffisent pas pour acquitter ses dettes (2).

(1) Voyez, en sens divers, Mourlon, t. III, p. 81, no 187; Duranton, t. XIV, p. 555, no 418; Marcadé, t. V, p. 588, no 1 de l'article 1446.

(2) Aix, 23 février 1818, et Rejet, 21 mars 1822 (Dalloz, au mot Contrat mariage, no 1687).

203. Il est plus difficile de déterminer quels sont les droits des créanciers dans le cas où le mari est insolvable. L'article 1446 dit qu'ils peuvent exercer les droits de leur débitrice. Or, celle-ci n'agit point, elle ne demande pas la séparation. Faut-il induire de l'article 1446 que la séparation de biens a lieu de plein droit quand le mari est en faillite ou en déconfiture? L'article 1446 ne dit pas cela et l'article 1443 dit le contraire, car il exige un jugement, donc une action. On ne peut pas non plus induire de la loi que les créanciers de la femme aient le droit de demander la séparation quand le mari est insolvable, car ce serait faire dire au second alinéa de l'article 1446 le contraire de ce que dit le premier. S'il n'y a ni dissolution de plein droit, ni séparation prononcée par jugement, comment les créanciers peuvent-ils exercer les droits de la femme? Celle-ci n'a de droits que si la communauté est dissoute, elle n'en a pas tant que la communauté dure; la loi suppose cependant que la femme a des droits, puisqu'elle permet à ses créanciers de les exercer; comme la communauté n'est pas dissoute en réalité, il ne reste qu'à admettre qu'elle est dissoute fictivement dans l'intérêt des créanciers et à leur égard, bien qu'elle subsiste entre époux. Ce n'est pas le seul cas dans lequel la loi recourt à des fictions pour protéger les créanciers. Quand le débiteur renonce à une succession au préjudice de ses créanciers, la loi leur permet de demander la nullité de la renonciation et d'exercer les droits du débiteur dans cette succession; en réalité, le débiteur n'a plus de droit, puisqu'il y a renoncé, et la renonciation subsiste; c'est donc par fiction que les créanciers sont admis à exercer un droit que leur débiteur est censé n'avoir jamais eu.

Dans l'exercice de l'action paulienne, il y a également une fiction. Les créanciers attaquent l'acte que le débiteur a fait en fraude de leurs droits; par suite de l'annulation, le bien sorti du patrimoine du débiteur y rentre, mais il n'y rentre que fictivement, puisque entre le débiteur et le tiers qui a contracté avec lui l'acte subsiste; la fiction est encore une fois établie dans l'intérêt des créanciers. Dans le cas de l'article 1446, une fiction était également néces

saire pour que les créanciers fussent admis à exercer les droits de la femme, leur débitrice. Le mari est en faillite ou en déconfiture; la femme ne demande pas la séparation, et les créanciers n'ont pas le droit de la demander sans son consentement; or, tant qu'il n'y a pas de séparation, la femme est sans droit et, par suite, les créanciers ne peuvent agir en son nom. Pour qu'ils puissent agir, la loi crée une fiction; elle suppose que la communauté est dissoute; par suite la femme a des droits, et les créanciers sont admis à les exercer en son nom (1).

204. Quels sont les droits que les créanciers peuvent exercer? Il faut voir quels sont les droits de la femme en cas de séparation de biens. Elle a le droit d'accepter ou de renoncer. Les créanciers ont-ils aussi le droit d'option? L'article 1446 dit en termes généraux que les créanciers exercent les droits de leur débitrice; donc tous les droits et, par conséquent, l'option. Il faut, d'ailleurs, reconnaître aux créanciers le droit d'option, sinon ils seraient sans droit aucun. En effet, c'est parce que la femme a le droit d'option qu'elle peut renoncer, et il faut aussi que les créanciers puissent renoncer, car ils n'ont aucun intérêt à accepter, l'acceptation les soumettant, même avec le bénéfice d'émolument, à supporter les dettes du mari insolvable. La loi veut donc dire que les créanciers peuvent renoncer comme la femme aurait droit et intérêt à le faire. C'est en ce sens qu'il faut entendre la doctrine des auteurs qui enseignent que les créanciers peuvent exercer les droits de la femme, abstraction faite de sa qualité de commune en biens, c'est-à-dire les droits qui appartiennent à la femme quand elle renonce (2). La formule ne nous paraît pas exacte, elle restreint l'expression générale de l'article 1446, et elle semble dire que la loi considère la femme comme renonçante. Ce serait une nouvelle fiction, et une fiction que la loi ignore; or, il ne faut pas admettre de fictions inutiles. Celle que la loi implique nécessairement suffit la communauté est fictivement dis

(1) Colmet de Santerre, t. VI, p. 246, nos 95 bis II et III.

(2) Aubry et Rau, t. V, p. 389, et note 3, § 516. Comparez Colmet de Santerre, t. VI, p. 247, no 95 bis IV.

soute; après cela, on rentre dans la réalité des choses. La femme a des droits que les créanciers exercent, ils peuvent accepter ou renoncer; ils renonceront s'ils n'ont aucun intérêt à accepter, et, dans ce cas, ils exerceront les droits que la femme exercerait elle-même en cas de renonciation.

205. Quels sont les droits de la femme renonçante? Elle reprend ses propres lorsqu'ils existent en nature, et, s'ils ont été aliénés, les biens acquis en remploi, ou le prix quand le remploi n'a pas été fait. Elle reprend encore les indemnités qui peuvent lui être dues par la communauté (art. 1493). La reprise des propres soulève une difficulté. On demande si les créanciers peuvent reprendre la toute propriété des biens qui appartiennent à la femme. L'affirmative ne nous paraît pas douteuse; c'est une conséquence nécessaire du principe établi par l'article 1446. Les créanciers exercent les droits de leur débitrice, c'est-à-dire les droits qu'elle aurait si elle renonçait. Or, quand la communauté est dissoute, la femme reprend ses immeubles en toute propriété; donc les créanciers ont le même droit (1). La question est cependant controversée. Les motifs que l'on donne à l'appui de l'opinion contraire sont d'une faiblesse extrême. Les uns disent que la loi a seulement voulu empêcher que le capital de la dot ne se perde dans la déconfiture du mari, au préjudice des créanciers : c'est limiter d'une manière tout à fait arbitraire les droits des créanciers; là où la loi ne distingue pas, il n'est pas permis à l'interprète de distinguer, à moins que les principes ne l'y obligent; or, l'on chercherait vainement un principe qui commande la distinction entre le capital et les fruits ou intérêts quand il s'agit du droit des créanciers : n'ontils pas pour gage le patrimoine de leur débiteur? et ce patrimoine ne comprend-il pas la toute propriété des biens? Duranton invoque l'article 1413, aux termes duquel les créanciers d'une succession immobilière acceptée par la femme avec autorisation de justice n'ont d'action que sur la nue propriété des biens de la femme. Nous avouons

(1) Aubry et Rau. t. V, p. 389 et note 6, § 516. Marcadé, t. V. p. 58?, no 11 de l'article 1447.

que nous ne comprenons pas ce qu'il y a de commun entre le cas de l'article 1413 et le droit de l'article 1446; c'est mêler et confondre des ordres d'idées tout à fait distincts (1).

206. Sur quels biens les créanciers exerceront-ils leurs droits? Ils agissent au nom de la femme, ils ont donc les droits qu'aurait la femme si elle demandait la séparation et si elle renonçait. Or, la femme renonçante exerce ses reprises et actions, tant sur les biens de la communauté que sur les biens personnels du mari (art. 1495); les créanciers ont les mêmes droits (2). Au titre des Hypothèques, nous verrons que l'hypothèque légale de la femme s'étend sur les conquêts de la communauté; l'hypothèque sur les conquêts s'efface naturellement quand les immeubles tombent au lot de la femme acceptante, mais quand elle renonce, l'hypothèque subsiste pour le tout; or, les créanciers exercent les droits de la femme renonçante, ils profitent donc de son hypothèque légale sur les conquêts, pourvu qu'elle ait été inscrite et conservée conformément à notre loi hypothécaire (3).

207. La communauté, fictivement dissoute à l'égard des créanciers, subsiste entre époux. Quand elle viendra à se dissoudre, la femme pourra exercer son droit d'option; si elle renonce, tout ce qui aura été fait sur la poursuite des créanciers sera maintenu, puisque, dans cette hypothèse, les créanciers auront, en réalité, exercé les droits de la femme. Mais il se peut que les affaires du mari se soient rétablies et que la femme accepte; il faudra voir si les créanciers ont exercé en son nom des droits que la femme n'a pas en cas d'acceptation. Supposons que la femme ait stipulé la reprise de ses apports en cas de renonciation (art. 1514): les créanciers auront repris les biens mobiliers apportés par la femme; tandis que celle-ci n'a pas le droit de les reprendre quand elle accepte. Il est impossible que la femme soit considérée tout ensemble

(1) Rodière et Pont, t. III, p. 610, no 2114. Duranton, t. XIV, p. 557, n® 420.

(2) Duranton, t. XIV, p. 556, no 419.

(3) Rejet, chambre civile, 4 février 1856 (Dalloz, 1856, 1, 61).

XXII.

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