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de frauder les créanciers, en leur enlevant le gage qu'ils ont dans la dot de la femme. La loi devait veiller à ce que la séparation fût sérieuse, et donner aux créanciers le moyen de la combattre si elle a pour objet de les frustrer. Les témoignages abondent malheureusement quand il s'agit de fraude; et, chose remarquable, ces plaintes sont surtout fréquentes dans ce qu'on appelle le bon vieux temps. On sait, dit Poullain du Parc, que presque toutes les séparations de biens sont collusoires entre le mari et la femme, à l'oppression des créanciers. » Les séparations, dit Bourjon, étant presque toujours des épouvantails dont les débiteurs injustes se servent pour écarter leurs créanciers et mettre leurs meubles à couvert de la poursuite de ces derniers, sont regardées comme peu favorables (1). Berlier constate l'abus dans l'Exposé des motifs; en parlant de la séparation de biens, il dit : « Ce mot ne pouvait être prononcé sans rappeler les fraudes qui se sont trop souvent pratiquées à ce sujet; mais il n'était pas possible de rejeter toutes les séparations de biens parce qu'il y en a eu quelquefois de frauduleuses : de quelle institution n'a-t-on pas abusé? » Il est certain que l'abus est devenu plus rare, précisément parce que la loi a multiplié les garanties en faveur des créanciers. Ceux-ci réclament souvent parce que leurs intérêts sont lésés par toute séparation, quoique faite de bonne. foi; mais il est rare que la justice les écoute. Ne serait-ce pas une preuve que la moralité gagne, et que l'on se fait une étrange illusion sur le bon vieux temps?

No 1. LA DEMANDE.

242. La demande en séparation doit être rendue publique. Quand la loi prescrit la publicité, c'est toujours dans l'intérêt des tiers; ils sont très-intéressés à la publicité de la demande en séparation de biens. La loi donne aux créanciers du mari le droit d'intervenir dans l'instance pour contester la demande de la femme (art. 1447). Il faut

(1) Toullier, t. VII, 1, p. 67, no 75.

donc qu'ils sachent que l'action est intentée. Ceux-là mêmes qui ne sont pas encore créanciers, mais qui voudraient traiter avec le mari, ont intérêt à savoir qu'une action en séparation est formée contre lui; car si la séparation est prononcée, elle a effet à partir du jour de la demande (art. 1445). Par suite de cette rétroactivité, la femme peut attaquer les actes du mari postérieurs à l'introduction de la demande; les tiers doivent donc être prévenus afin qu'ils puissent sauvegarder leurs intérêts. Voilà pourquoi la loi veut que la demande soit publiée par la voie des journaux; c'est la publicité de prédilection des temps modernes, elle est bien plus efficace que celle qui se fait par voie d'affiche dans les auditoires des tribunaux.

243. Quelles sont les formes prescrites pour la publicité? Nous renvoyons sur ce point aux articles 866-868 du code de procédure. L'article 869 ajoute: « Il ne pourra être, sauf les actes conservatoires, prononcé, sur la demande en séparation, aucun jugement qu'un mois après l'observation des formalités ci-dessus prescrites. » Un temps moral est nécessaire pour que les créanciers, avertis par la publicité de la demande, recueillent les renseignements qui leur permettent d'apprécier si la demande est sérieuse, ou si elle est faite en fraude de leurs droits. Si la demande pouvait être jugée immédiatement, on favoriserait la fraude; le tribunal déciderait sans être éclairé par l'opposition des créanciers. Il est vrai que la loi permet aux créanciers d'attaquer la séparation prononcée en fraude de leurs droits, alors même qu'ils ne seraient pas intervenus dans l'instance; mais il vaut mieux prévenir une séparation frauduleuse que d'être obligé de l'annuler (1).

L'article 869 sanctionne l'observation de ces formalités par la peine de nullité, laquelle peut être opposée par le mari ou par ses créanciers. Quand l'intérêt des tiers est en cause, la loi prononce d'ordinaire la nullité, parce que l'intérêt des tiers c'est l'intérêt public. Nous reviendrons plus loin sur ce point.

(1) Toullier, t. VII, 1. p. 46, no 49. Rodière et Pont, t. III, p. 620,

n° 2131.

244. Pothier dit que le juge ne doit prononcer la séparation qu'après que la femme aura fait la preuve des faits qui servent de fondement à sa demande. C'est le droit commun, et c'est aussi le droit commun qui détermine la nature des preuves. Il y a cependant une exception. Quand, en matière civile, le défendeur reconnaît la légitimité de la demande, le demandeur obtient gain de cause, puisque l'aveu judiciaire fait pleine foi contre celui qui l'a fait (art. 1356). Est-ce que l'aveu du mari suffirait pour faire admettre la séparation? Non. Quand même, dit Pothier, le mari aurait avoué les faits qui servent de fondement à la demande de la femme, le juge ne doit pas moins exiger que la femme en fasse la preuve. C'est une conséquence du principe qui prohibe les séparations volontaires. La séparation ne pouvant se faire du consentement des parties, il est nécessaire, pour éviter la collusion entre le mari et la femme, que les faits soient justifiés par la femme, indépendamment de l'aveu du mari. L'opinion de Pothier est consacrée par le code de procédure (art. 870)(1).

No 2. DU JUGEMENT.

245. Toute séparation de biens doit, avant son exécution, être rendue publique » (art. 1445). Pourquoi la loi prescrit-elle la publicité du jugement qui prononce la séparation? Pothier en donne une raison qui est décisive. La séparation de biens apporte un changement considérable dans l'état de la femme; elle reprend la libre administration de ses biens, c'est-à-dire qu'elle est affranchie de la puissance maritale pour tout ce qui concerne l'administration de ses biens; elle peut en disposer, elle peut s'obliger sans autorisation du mari ou de justice. Elle reprend de plus la jouissance de ses biens et, par suite, le mari en est privé. Les tiers qui traitent avec le mari ou la femme ont grand intérêt à connaître les changements que la séparation produit dans les droits du mari et dans

(1) Pothier, De la communauté, no 515. Aubry et Rau, t. V, note 21, § 516,

p. 394,

l'état de la femme. De plus, les créanciers du mari ont le droit d'attaquer la séparation qui aurait été faite en fraude de leurs droits. La publicité du jugement qui prononce la séparation les avertit. Enfin, les créanciers peuvent attaquer l'exécution du jugement si elle se fait en fraude de leurs droits. C'est encore un motif pour donner la plus grande publicité à la sentence du juge, qui les met en demeure de veiller à leurs intérêts (1).

246. Le mode de publicité est déterminé par l'article 1445, complété par l'article 872 du code de procédure. D'après le code civil, le jugement doit être affiché dans la principale salle du tribunal de première instance et, deplus, si le mari est marchand, banquier ou commerçant, dans la salle du tribunal de commerce du lieu de son domicile. Le code de procédure ordonne l'affiche au tribunal de commerce, alors même que le mari n'est pas commerçant, parce qu'il est nécessairement en relation avec des marchands, qui ont intérêt à savoir s'il est commun en biens ou si la communauté a été dissoute. De plus, le code de procédure exige l'affiche dans les chambres d'avoués et de notaires, parce que, par la nature de leurs fonctions, ils sont appelés à donner des conseils à ceux qui traitent avec le mari. Il y a cependant une lacune dans l'article 872. La demande en séparation doit être rendue publique par la voie des journaux, tandis que la loi ne prescrit pas l'insertion dans les journaux du jugement qui prononce la séparation. C'est un oubli du législateur, car il n'y a aucun motif de différence entre le jugement et la demande. De fait la publication du jugement a lieu par la voie des journaux; mais comme la loi ne la prescrit pas formellement, on ne pourrait pas prononcer la nullité pour inobservation de cette formalité, la peine de nullité ne pouvant s'étendre par voie d'analogie (2).

247. L'article 1445 prononce la nullité de l'exécution à défaut de publicité du jugement. Faut-il étendre cette sanction à l'inobservation des formalités prescrites par l'article 872 du code de procédure? Il y a un motif de dou

(1) Pothier, De la communauté, no 517. Demante, t. V, p. 241, no 93. (2) Colmet de Santerre, t. VI, p. 241, nos 93 bis I et II.

ter, c'est que l'on n'étend pas les nullités. En matière de procédure, il est de principe qu'aucun acte ne peut être déclaré nul si la nullité n'en est pas formellement prononcée par la loi (art. 1030). Toutefois ces doutes n'ont pas prévalu, et avec raison. Il faut d'abord écarter l'article 1030, qui ne concerne que les actes de procédure; on ne peut pas qualifier ainsi l'affiche dans un tribunal et l'insertion. dans les journaux. Puis l'article 872 du code de procédure et l'article 1445 du code civil ne forment, en réalité, qu'une seule et même disposition, ayant un seul et même but, la publicité. Conçoit-on la peine de nullité sanctionnant l'un des éléments de publicité, tandis que l'autre serait sans sanction? Ces raisons ne seraient peut-être pas suffisantes; il y en a d'autres qui sont décisives. L'article 872 ajoute à la fin : « Le tout sans préjudice des dispositions portées en l'article 1445 du code civil. » Or, l'article 1445 ordonne la publicité du jugement à peine de nullité de l'exécution; cette nullité frappe donc toute inobservation des formes prescrites pour la publicité, celles de l'article 1445 complétées par celles de l'article 872. On peut encore invoquer les termes mêmes de l'article 872, qui sont conçus dans une forme irritante et, par conséquent, impliquent nullité. Telle est la jurisprudence (1), ainsi que la doctrine (2).

248. La séparation de biens résultant de la séparation de corps doit-elle être rendue publique? Aux termes du code de procédure, article 880, un extrait du jugement qui prononce la séparation doit être publié ainsi qu'il est dit dans l'article 872. Est-ce sous peine de nullité? La cour de cassation met la séparation de biens résultant de la séparation de corps sur la même ligne que la séparation de biens poursuivie par la femme; et, en théorie, cette assimilation est parfaitement exacte, au moins en ce qui concerne la publicité du jugement; il y a identité de raison si l'on admet que le jugement rétroagit dans les deux

(1) Voyez, entre autres arrêts, Caen, 15 juillet 1828 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1779), et Amiens, 25 décembre 1825 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1777). Comparez Pasicrisie, 1861, 2, 301 en note sur réquisitoire de l'avocat général Donny.

(2) Aubry et Rau, t. V, p. 36 et note 26; Rodière et Pont, t. III, p. 625, n° 2143.

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