Page images
PDF
EPUB

valable, en supposant que la femme fût réellement séparée de biens; elle prétendait, de concert avec son mari, que la séparation était nulle comme n'ayant pas été exécutée conformément à l'article 1444. La cour répond que la nullité n'est pas d'ordre public, qu'elle n'est introduite qu'en faveur des créanciers qui ne concourent pas à la liquidation; la cour semble donc refuser au mari aussi bien qu'à la femme le droit de se prévaloir de la nullité contre les tiers. Mais, dit l'arrêt, dans tous les cas la nullité peut être couverte, soit par les créanciers, soit par les époux; or, les époux avaient procédé à la liquidation de la communauté après l'expiration du délai légal; ils avaient par là renoncé au droit d'opposer la nullité de la séparation, car on n'exécute pas un acte que l'on veut attaquer (1).

§ IV. Des droits des créanciers du mari.

264. « Les créanciers du mari peuvent intervenir dans l'instance sur la demande en séparation pour la contester » (art. 1447). Pourquoi la loi donne-t-elle aux créanciers le droit d'intervenir? On répond que l'article 1447 est l'application de l'article 1166 : les créanciers exercent les droits du mari en intervenant dans l'instance pour compléter la défense qu'il oppose à la demande de la femme(2). Cela n'est pas tout à fait exact. Quand les créanciers exercent les droits de leur débiteur, on suppose que le débiteur lui-même ne les exerce pas. Or, lorsque la femme demande la séparation contre le mari, celui-ci est nécessairement en cause, et il a le plus grand intérêt à se défendre; dès lors la présence des créanciers serait inutile si l'on suppose que le mari se défend de bonne foi. Mais le mari peut être d'accord avec sa femme pour faire une séparation simulée et frauduleuse; c'est pour veiller à ce que la séparation ne se fasse pas en fraude de leurs droits que les créanciers interviennent. Le texte même du code indique que telle est la pensée du législateur; l'article 1447

(1) Colmar, 8 août 1820 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1988). (2) Colmet de Santerre, t. VI, p. 250, no 96 bis.

commence par donner aux créanciers du mari le droit d'attaquer la séparation de biens prononcée en fraude de leurs droits, puis il ajoute que les créanciers peuvent même intervenir dans l'instance; leur intervention a donc pour objet d'empêcher une séparation frauduleuse; mieux vaut prévenir la fraude que d'avoir à l'attaquer quand elle est consommée. C'est par des motifs analogues que la loi ́ donne aux créanciers le droit d'intervenir au partage (art. 882).

265. Quand les créanciers interviennent, ils sont parties en cause et, à ce titre, ils peuvent interjeter appel. Il a été jugé qu'ils ont ce droit alors même qu'ils ne sont pas intervenus(1). Dans ce cas, ils agissent en vertu de l'article 1166, en exerçant le droit de leur débiteur. Cette disposition est générale, elle ne fait d'exception que pour les droits exclusivement attachés à la personne du débiteur; or, la faculté d'interjeter appel n'est pas un de ces droits moraux que le débiteur seul peut exercer; c'est un droit essentiellement pécuniaire, et, dans l'espèce, c'est une garantie que les créanciers doivent avoir pour qu'ils puissent défendre leurs intérêts en justice, afin de prévenir une séparation frauduleuse; mieux vaut prévenir la fraude par l'appel, que de devoir la combattre par une nouvelle action.

266. Quels créanciers peuvent intervenir? La question est de savoir s'il faut un intérêt né et actuel. Telle est la règle quand le demandeur réclame l'exécution d'un droit; on ne peut pas exécuter un droit éventuel. Mais celui qui a un droit éventuel peut faire les actes conservatoires. La loi le dit du créancier conditionnel (art. 1180). Or, l'intervention n'est qu'un acte conservatoire, elle tend à éclairer la justice, à prévenir une fraude que la femme, de concert avec son mari, veut surprendre au juge. La cour de cassation l'a jugé ainsi (2).

267. Aux termes de l'article 1447, « les créanciers du mari peuvent se pourvoir contre la séparation de biens prononcée et même exécutée en fraude de leurs droits. »

(1) Poitiers, 6 juillet 1824 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1903). (2) Rejet, 27 juin 1810 (Dalloz. au mot Contrat de mariage, no 1730).

Quelle est la voie par laquelle ils doivent se pourvoir? C'est l'action en nullité, par application de l'article 1167, qui permet aux créanciers de demander la nullité des actes que le débiteur fait en fraude de leurs droits. Quand l'acte frauduleux est un jugement, les parties intéressées à en obtenir l'annulation doivent agir par la voie de la tierce opposition (Code de proc., art. 474).

268. Que doivent prouver les créanciers qui interviennent ou qui forment tierce opposition? Ils s'opposent à la séparation, ou ils en demandent la nullité par le motif que la demande de la femme n'a pas pour cause le péril de sa dot ou de ses reprises, qu'elle tend uniquement à enlever aux créanciers le gage qu'ils ont dans les biens de la communauté. L'action des créanciers suppose donc d'abord que la séparation leur cause un préjudice. Le préjudice existe presque toujours, puisque l'effet de la séparation est de diminuer le gage des créanciers. Mais le préjudice ne suffit pas pour que les créanciers puissent s'opposer à la séparation, il faut de plus qu'ils prouvent que la demande en séparation est faite en fraude de leurs droits, ou que la séparation a été surprise à la justice par fraude. L'article 1447 le dit de l'action en nullité, c'est l'application du droit commun. La fraude est la base de l'action paulienne, et par fraude on entend le préjudice causé dans le dessein de nuire. Nous renvoyons à ce qui a été dit sur l'action paulienne, au titre des Obligations. C'est l'opinion générale, sauf le dissentiment de Toullier qui, s'appuyant sur le sens qu'avait le mot fraude dans le vieux droit romain, a soutenu que le préjudice suffisait. L'annotateur de Toullier a réfuté cette étrange opinion (1). Il ne s'agit pas du vieux droit romain, il s'agit de l'action paulienne, pour laquelle on a toujours exigé une intention dolosive. En matière de séparation de biens, cela est de toute évidence; la séparation nuit presque toujours aux créanciers; si donc le préjudice suffisait pour leur permettre de s'y opposer ou d'en demander la nullité, la femme ne pourrait

(1) Toullier, t. VII, 1, p. 81, nos 88-90, et la note de Duvergier, p. 85. Zachariæ a adopté cette opinion; il va sans dire qu'elle a été abandonnée par Aubry et Rau (t. VI, p. 395, note 22, § 516).

jamais exercer son droit. Le préjudice n'est requis que pour établir l'intérêt des créanciers; si, par exception, la séparation ne leur était pas préjudiciable, ils ne pourraient pas agir, puisqu'il n'y a pas d'action sans intérêt (1). Une fois le préjudice établi, ils doivent, comme nous venons de le dire, prouver que la séparation est dolosive.

269. Le droit d'intervention et le droit d'opposition sont au fond identiques, car le code de procédure ne permet d'intervenir qu'à ceux qui auraient le droit de former tierce opposition (art. 466 et 474) (2). Il arrive parfois que la loi ne permet d'agir en nullité qu'à ceux qui ont usé du droit qu'elle leur donne d'intervenir; ainsi les créanciers qui n'ont pas formé opposition à ce qu'il soit procédé au partage d'une succession hors de leur présence ne sont pas reçus à en demander la nullité (art. 882). En est-il de même en matière de séparation de biens? Non. La difficulté a été prévue lors de la communication du projet au Tribunat; d'après la rédaction arrêtée au conseil d'Etat, on aurait pu croire que les créanciers n'étaient pas recevables à attaquer la séparation, lorsqu'ils avaient négligé d'intervenir dans l'instance. Le Tribunat proposa un changement de rédaction qui ne laissait plus aucun doute sur ce point, et c'est la disposition ainsi modifiée qui a été définitivement adoptée. L'intention du législateur est donc de donner aux créanciers le droit d'agir en nullité dans toute hypothèse, alors même qu'ils ne seraient pas intervenus. La loi leur donne même ce droit quand il s'agit de l'exécution de la séparation, car la liquidation de la communauté pourrait aussi se faire au préjudice et en fraude des créanciers. Si le législateur se montre si sévère en cette matière, c'est qu'il voulait à tout prix éviter la fraude ou la réprimer, une expérience séculaire lui ayant appris la fréquence des séparations frauduleuses (3).

(1) Limoges, 2 août 1837 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1777). (2) Voyez, en ce qui concerne l'intervention, Liége, 3 juillet 1833 (Pasicrisie, 1833, 2, 191), et 3 juillet 1830 (ibid., 1830, p. 170). Grenoble, 26 avril 1806 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1731). Et quant à l'action paulienne, Bruxelles, 26 juin 1828 (Pasicrisie, 1828, p. 240); Cassation, 2 février 1870 (Dalloz, 1870, 1, 119), et 9 novembre 1872 (Dalloz, 1873, 1, 38). (3) Observations du Tribunat, no 12, sur l'article 58 du projet (Locré, t. VI, p. 379).

XXII.

18

270. Il y a cependant un point dans lequel la loi semble se montrer moins favorable aux créanciers. D'après le droit commun, l'action paulienne dure trente ans, et tel est aussi le délai que la loi accorde pour former tierce opposition. Le code civil ne statuait rien à cet égard, il maintenait donc le droit commun. Il y a été dérogé par le code de procédure; il limite à un an la durée de l'ac tion paulienne ou de la tierce opposition que les créanciers forment contre le jugement de séparation pour cause de fraude. Pourquoi le législateur, qui tient tant à réprimer la fraude en cette matière, limite-t-il à un si court délai l'action qui a pour objet d'annuler la séparation frauduleuse? C'est que le jugement qui prononce la séparation de biens a des effets bien plus étendus que les jugements ordinaires; il entraîne un changement d'état pour la femme, qui devient capable de faire, sans autorisation maritale, tous les actes d'administration concernant ses biens; et il diminue les droits du mari, qui perd la jouissance des propres de la femme, et doit lui rendre la moitié des biens qui composent la communauté. Ces changements dans la situation des époux influent sur les actes journaliers de la vie; il était impossible de laisser l'état de la femme et les droits du mari dans l'incertitude pendant trente ans; il fallait, au contraire, les fixer dans le plus bref délai. D'ailleurs le délai si court d'un an n'empêchera pas les créanciers d'agir. La demande en séparation a été rendue publique, le jugement est rendu public, les créanciers sont mis par cette grande publicité en demeure d'agir; s'ils n'agissent pas immédiatement, on doit croire que la séparation est sincère (1).

271. Le délai d'un an a donné lieu à de longues controverses qui ne sont pas encore terminées. On demande si le délai s'applique à la liquidation des droits de la femme. Les créanciers peuvent l'attaquer si elle est faite en fraude de leurs droits; l'article 1447 leur donne l'action paulienne ou la tierce opposition pour deux causes : ils peuvent se pourvoir contre le jugement qui prononce la

(1) Toullier, t. VII, 1, p. 87, n• 93. Troplong, t. I. p. 406, no 1399.

« PreviousContinue »