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séparée de disposer de son mobilier, mais sous la condition que l'aliénation concerne l'administration, c'est-à-dire qu'elle soit un acte d'administration. Tel est l'argument que la jurisprudence invoque en lui donnant une forme juridique qui semble décisive : l'article 217 établit comme règle l'incapacité d'aliéner, l'article 1449 consacre une exception; l'exception ne saurait détruire la règle; elle la modifie seulement, donc il faut restreindre le droit d'aliéner dans les limites du pouvoir d'administration. Nous croyons que la distinction que l'on propose n'est pas celle que le législateur a entendu faire. Sans doute, la disposition de l'article 217 est trop absolue en ce qui concerne la femme séparée de biens; elle est trop absolue, non-seulement dans ce qu'elle dit du droit d'aliéner, elle est encore trop absolue en ce qui concerne le droit d'acquérir à titre onéreux. Il y a donc une restriction à apporter à l'article 217 ou une exception à faire. Sur quoi porte l'exception? L'article 1449 l'indique très-clairement. Il contient deux principes: l'un pour le droit d'administration, l'autre pour le droit de disposition. Quant au pouvoir d'administrer, la femme le possède dans toute sa plénitude; elle administre librement, c'est déjà une dérogation à l'article 217 qui défend à la femme d'acquérir à titre onéreux, tandis que l'article 1449 lui donne ce droit en lui accordant la libre administration. La seconde règle que contient l'article 1449 est relative au droit de disposition. Ici la loi distingue : elle permet à la femme d'aliéner son mobilier sans autorisation, mais elle maintient la nécessité de l'autorisation pour l'aliénation des immeubles. Voilà la distinction ou l'exception qui concilie l'article 1449 avec l'article 217. La loi applique la règle de l'article 217 à l'aliénation des immeubles, elle y déroge quant à l'aliénation du mobilier.

Le lien que l'on prétend établir entre le deuxième alinéa de l'article 1449 et le premier est en opposition avec le texte et avec l'esprit de la loi. Il s'agit de deux ordres d'idées tout à fait différents : le premier alinéa traite du droit d'administration, le second du droit de disposition, ainsi que le troisième. Le droit d'administrer

n'est soumis à aucune restriction, il est libre. Le droit de disposition, au contraire, n'est pas libre; il ne l'est que pour le mobilier, il ne l'est pas pour les immeubles. Pour le mobilier, la liberté d'en disposer est exprimée en termes aussi absolus que l'est le pouvoir d'administrer. Rien dans le texte ne marque que la femme n'a le droit d'aliéner que dans les limites de son pouvoir d'administration. Et l'esprit de la loi ne permet pas non plus d'admettre cette restriction. Le droit d'aliéner intéresse les tiers autant que la femme; pour que la femme puisse vendre, il faut qu'elle trouve des acheteurs; or, ce que les acheteurs demandent avant tout, c'est une entière sécurité; ils n'acheteront pas si la femme ou si les créanciers peuvent prétendre que la vente est nulle, parce qu'elle n'est point faite pour les besoins de l'administration de la femme. Et comment veut-on que les tiers sachent si la femme vend son mobilier pour les besoins de son administration ou non? Dans l'incertitude où ils seront sur le sort de leur acquisition, ils n'achèteront pas, et le droit d'aliéner, que la loi consacre en termes si absolus, deviendra une lettre morte; disons mieux, on l'efface du code. En veut-on la preuve? La jurisprudence admet que l'aliénation est valable ou nulle, selon qu'elle est faite ou non pour les besoins de l'administration. Qui sera juge de cette condition? On lit dans un arrêt de la cour de Nancy: Il appartient aux tribunaux d'apprécier si l'aliénation consentie par la femme rentre ou non dans les limites du droit d'administration (1). » C'est dire qu'il dépend du pouvoir arbitraire du juge de maintenir l'aliénation ou de l'annuler. Est-ce là ce que dit l'article 1449?

302. Presque tous les auteurs se sont prononcés pour l'opinion que nous venons de soutenir (2). La jurisprudence paraît contraire. On lit dans plus d'un arrêt de la cour de cassation que l'article 1449 déroge à l'article 217; or, toute exception doit être entendue dans un sens restrictif; la cour en conclut que la faculté accordée à la

(1) Nancy, 24 juin 1854 (Dalloz, 1855, 5, 407).

(2) Aubry et Rau, t. V, p. 403, note 56, § 516. Colmet de Santerre, t. VI, p. 254, no 201 bis III.

femme séparée de biens de disposer de son mobilier et de l'aliéner doit être restreinte aux actes qui ont pour cause l'administration de ses biens (1). En apparence, l'arrêt tranche la question. En réalité, les décisions de la cour ne vont pas aussi loin que les considérants. La question qui lui était soumise n'était pas de savoir si l'aliénation directe du mobilier de la femme est valable sans autorisation maritale : la question, posée en ces termes, n'a jamais été jugée par la cour; il s'est toujours agi de savoir si la femme peut disposer indirectement de son mobilier en s'obligeant. La cour de cassation décide qu'elle n'a le droit de s'obliger que pour les besoins de son administration, ce qui est très-juste, comme nous le dirons plus loin. Mais la cour a tort d'appliquer au droit d'aliéner ce qui est vrai du droit de s'obliger. C'est confondre deux ordres d'idées tout à fait distincts; nous reviendrons sur ce point qui est très-important. Les cours d'appel jugent dans le même sens; la cour de Paris est si convaincue de la vérité de cette doctrine qu'elle la qualifie d'évidente (2). Il s'agissait aussi, dans l'espèce, d'une obligation contractée par une femme séparée de biens; de sorte que l'opinion que la cour trouve évidente repose sur la confusion d'idées. que nous venons de signaler. On pourrait dire aussi que cette confusion est une erreur évidente. Nous ne le dirons pas; contentons-nous d'établir les vrais principes; nous nous trompons tous; évitons donc de trouver évident tout ce que nous croyons et de traiter d'erreur ce que pensent nos adversaires.

Il y a sur notre question un jugement du tribunal de la Seine conforme à notre opinion, et mieux motivé que ne le sont tous les arrêts de la cour de cassation rendus en cette matière. Le tribunal signale la confusion entre le droit d'aliéner et le droit de s'obliger que nous avons rencontrée dans la jurisprudence, et il établit nettement la distinction qui résulte du texte comme de l'esprit de l'article 1449. On a fait une objection qui s'adresse au légis

(1) Cassation, 5 mai 1829, 7 décembre 1830 et 3 janvier 1831 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1971).

(2) Paris, 27 novembre 1857 (Dalloz, 1857, 2, 210).

lateur. Les valeurs mobilières vont tous les jours en s'accroissant; un grand nombre de fortunes sont exclusivement mobilières. N'est-il pas dangereux de permettre à la femme d'aliéner sans autorisation tout son mobilier? Cela est tout aussi dangereux que de lui permettre de s'obliger. Et quelle contradiction, en fait! On défend à la femme d'aliéner sans autorisation un lambeau de terre qui ne vaut pas cent francs, et on lui permet d'aliéner des valeurs qui montent à des centaines de mille francs! Le tribunal répond que si, éu égard à la transformation qui s'opère dans la nature des fortunes, il y a danger à laisser à la femme une entière liberté de disposer de son mobilier, c'est au législateur d'y pourvoir. Quant au juge, son droit consiste uniquement à interpréter la loi. Or, la loi doit être interprétée d'après la tradition et l'état social de l'époque à laquelle la tradition s'est formée. Quant à notre état social, il n'appartient pas au juge d'en tenir compte, c'est au législateur de modifier les lois quand la société change (1).

303. Qu'entend-on dans l'article 1449 par le mot mobilier? Le tribunal de la Seine, dans le jugement que nous venons de mentionner, décide que cette expression a le sens que lui donne l'article 535; c'est-à-dire qu'elle comprend non-seulement les meubles corporels, mais aussi les créances, obligations, actions, rentes sur l'État. Cela n'est guère douteux. Car l'article 1449 ne parle pas uniquement du mobilier, il parle aussi des immeubles; donc il embrasse tous les biens de la femme; la nécessité de l'autorisation n'est maintenue que pour l'aliénation des immeubles; la femme en est affranchie quant à l'aliénation du mobilier, donc elle peut aliéner librement tout ce qui n'est pas immeuble.

304. La femme peut-elle convertir en titres au porteur les titres nominatifs des actions industrielles ou commerciales? Ce qui rend la question douteuse, c'est que les lois ne permettent pas cette conversion aux personnes incapables. Et l'on a prétendu, devant la cour de cassation,

(1) Jugement du 9 juillet 1872 (Dalloz, 1872, 3, 96).

que la femme séparée de biens devait être rangée parmi les incapables. Cela dépend de l'interprétation que l'on donne à l'article 1449. Dans notre opinion, la femme peut aliéner ses actions, à plus forte raison peut-elle transformer des titres nominatifs en titres au porteur, ce qui n'est pas une aliénation; mais la transformation facilite l'aliénation, ce qui la rend très-dangereuse pour la femme séparée de biens, puisqu'on lui procure le moyen de se ruiner. L'objection, encore une fois, s'adresse au législateur. La cour de cassation s'est prononcée en ce sens (i).

305. La femme peut-elle partager des successions mobilières? Si l'on admettait que la femme n'a qu'un pouvoir d'administration, la question serait très-douteuse; car le droit d'administrer ne donne pas le droit de partager. La loi exige une capacité spéciale pour procéder à un partage: c'est moins que la capacité du propriétaire, c'est plus que celle de l'administrateur. Nous renvoyons à ce qui a été dit au titre des Successions. La femme ayant capacité d'aliéner ses droits mobiliers, la décision n'est pas douteuse (2).

306. L'article 2045 porte que pour transiger il faut avoir la capacité de disposer des objets compris dans la transaction. Si donc la transaction concerne des droits mobiliers, la femme séparée de biens peut la consentir, puisque la loi lui accorde le droit de disposer de ses effets mobiliers et de les aliéner. Sous ce rapport, la capacité de la femme séparée diffère grandement de la capacité d'un administrateur; le tuteur ne peut transiger que sous des conditions très-rigoureuses; tandis que la femme le peut, même sans autorisation, quand il s'agit de ses droits mobiliers. C'est que la femme est plus qu'un simple administrateur, elle est propriétaire, et propriétaire capable d'aliéner ses droits mobiliers; tandis que l'administrateur ne peut pas aliéner, au moins dans notre opinion (3).

(1) Paris, 12 juillet 1869, et Rejet, 8 février 1870 (Dalloz, 1870, 2, 29, et 1870, 1, 336). Comparez les lois citées en note (Dalloz, 1870, 1, 336).

(2) Bellot, t. II, p. 155. Comparez Troplong, t. I, p. 413, no 1421, qui donne une mauvaise raison. Qu'importe que le partage ne soit pas une aliénation? Cela prouve-t-il que c'est un acte d'administration?

(3) Aubry et Rau, t. V, p. 404, note 57, § 516 (4o éd.).

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