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307. La femme peut-elle disposer de son mobilier à titre gratuit? On pourrait le croire d'après les termes de l'article 1449, mais il faut combiner cette disposition avec celles des articles 217 et 905. L'article 217 dit que la femme séparée de biens ne peut donner, aliéner sans autorisation; il distingue donc la donation de l'aliénation à titre onéreux. Or, l'article 1449 ne déroge à l'article 217 que pour ce qui regarde le droit d'aliéner, il ne parle pas du droit de donner; donc l'incapacité de donner subsiste. L'article 905 confirme cette interprétation. Il établit, en termes absolus, l'incapacité de donner qui est prononcée par l'article 217; pourquoi le législateur reproduit-il une prohibition qu'il avait déjà consacrée? C'est qu'il y a un motif spécial de déclarer la femme incapable de donner, quelles que soient les conventions matrimoniales des époux; les bonnes mœurs exigent que le mari intervienne pour autoriser les libéralités que la femme veut faire. Ce motif domine toute autre considération. Voilà pourquoi l'article 905 ne distingue pas sous quel régime la femme est mariée; l'intérêt moral sur lequel l'incapacité est fondée exclut toute distinction (1).

Il va sans dire que la femme ne peut pas faire indirectement ce que la loi lui défend de faire directement. Nous citerons un cas qui s'est présenté devant la cour de Paris; c'est un trait de mœurs. Pendant la maladie de son mari, une femme va consulter un magnétiseur. Celui-ci signa un billet par lequel il reconnaissait avoir reçu, pour sa vie durant, une somme de 16,000 francs, laquelle ne devait être remboursée qu'après sa mort; or, le prétendu débiteur était de beaucoup plus jeune que la dame, et il était dispensé des intérêts pendant sa vie. Il a été jugé que ce prêt déguisait une libéralité, laquelle était nulle, puisque la femme séparée n'a point le droit de faire des libéralités sans autorisation maritale (2).

(1) C'est l'opinion unanime des auteurs. Aubry et Rau, t. V, p. 409, note 79, § 516. Il faut ajouter Colmet de Santerre, t. VI, p. 256, no 101 bis IV.

(2) Paris, 29 janvier 1874 (Dalloz, 1874, 2, 224).

IV. La femme séparée de biens peut-elle s'obliger

1. PEUT-ELLE S'OBLIGER POUR L'ADMINISTRATION DE SES BIENS?

308. L'article 217, qui établit le principe de l'incapacité de la femme mariée, énumère les actes pour lesquels elle doit être autorisée du mari; il ne parle pas du droit de contracter ou de s'obliger. Mais l'incapacité de s'obliger résulte des articles qui suivent. Il n'y a aucun doute sur ce point; nous renvoyons à ce qui a été dit au titre du Mariage (t. III, no 97). La règle étant que la femme est incapable de s'obliger, il nous faut voir si la loi fait une exception pour la femme séparée de biens. Or, l'article 1449 se borne à dire que la femme séparée administre librement ses biens, puis qu'elle peut disposer de ses biens mobiliers et les aliéner. Résulte-t-il de là une capacité relative ou générale de s'obliger?

En disant que la femme séparée de biens peut faire les actes d'administration sans autorisation, la loi décide implicitement qu'elle peut s'obliger quand elle administre. En effet, il est impossible d'administrer sans s'obliger. La femme donne un de ses biens à bail, elle contracte des obligations comme bailleur : le même fait juridique est tout ensemble un acte d'administration et une obligation, l'acte d'administration ne peut être valable sans que l'obligation le soit. La loi consacre ce principe en ce qui concerne le mineur émancipé. Il peut demander la réduction des engagements qu'il contracte, par voie d'achat ou autrement, lorsqu'ils sont excessifs (art. 484); ce qui suppose que l'engagement est valable, parce qu'il est contracté pour un acte d'administration, car acheter, c'est administrer. Si le mineur émancipé peut s'obliger pour les besoins de son administration, à plus forte raison la femme séparée de biens a-t-elle ce droit, car ses pouvoirs sont plus étendus que ceux du mineur (n° 293).

309. Sur ce point, la doctrine et la jurisprudence sont d'accord. Ne faut-il pas aller plus loin et dire que la femme peut s'obliger, alors même qu'il ne s'agit pas d'un acte

d'administration, en ce sens du moins qu'en contractant elle oblige son mobilier? On invoque l'article 1449 à l'appui de cette opinion. La loi donne à la femme le droit de disposer de son mobilier et de l'aliéner, tandis qu'elle lui défend d'aliéner ses immeubles sans autorisation. Si la femme peut aliéner son mobilier directement, pourquoi ne pourrait-elle pas le faire indirectement en s'obligeant et en donnant aux créanciers le droit de saisir ses meubles? L'obligation sera donc valable, seulement elle donnera au créancier une garantie incomplète; il aura pour gage le mobilier de la femme, dont celle-ci pouvait disposer; il n'aura pas pour gage ses immeubles, parce que la femme n'en peut pas disposer.

La cour de cassation s'est d'abord prononcée en faveur de cette opinion. Un arrêt de rejet dit que la femme séparée étant autorisée à disposer de son mobilier et à l'aliéner, elle peut, par une conséquence naturelle, s'obliger jusqu'à concurrence dudit mobilier. La cour de Rouen avait jugé en sens contraire; le cas était on ne peut pas plus défavorable : il est dit, dans l'arrêt, que la femme s'était obligée en dehors des besoins de son administration, qu'elle avait compromis ses moyens d'existence et ceux de sa fille. Sur le pourvoi, l'arrêt a été cassé. Aucune considération, dit l'arrêt, ne peut l'emporter sur la loi. Dire que la femme ne peut s'obliger alors que la loi déclare qu'elle peut aliéner son mobilier, c'est restreindre la loi; c'est donc la violer et commettre un excès de pouvoir, car le juge, en restreignant la loi, y déroge, il se fait législateur (1).

310. La cour de cassation se trompait. Elle a reconnu son erreur en changeant de jurisprudence. Mais une fois que l'on est engagé dans une fausse voie, il est difficile d'en sortir la nouvelle jurisprudence de la cour suprême est également sujette à critique. Elle a commencé par confondre le droit d'aliénation avec le droit qu'a le débiteur de s'obliger en donnant pour gage au créancier les biens

(1) Rejet, 16 mars 1813; Cassation, 18 mai 1819 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1970).

qu'il peut aliéner; et cette même confusion se trouve dans la dernière doctrine de la cour suprême. Il importe donc d'établir nettement la distinction que la cour de cassation méconnaît. Rien, au premier abord, ne paraît plus naturel et plus logique que le raisonnement qui a égaré la cour. La femme séparée de biens peut disposer directement de son mobilier : pourquoi ne pourrait-elle pas en disposer indirectement? Elle pourrait vendre ses effets mobiliers à son créancier; conçoit-on qu'elle ne puisse lui donner le droit de les faire vendre? En réalité, la différence est grande entre ces deux faits juridiques, aliéner et s'obliger. Celui qui aliène se dépouille immédiatement; il ne le fera qu'en cas de nécessité actuelle, ou s'il y trouve un avantage certain. La situation de celui qui s'oblige est tout autre. La femme emprunte, elle reçoit les deniers; et quoiqu'elle sache qu'elle doit les restituer, elle ne se prive, pour le moment, d'aucun de ses biens, elle ne songe pas même qu'elle engage son mobilier et que le créancier aura le droit de le saisir, parce qu'elle espère rembourser ce qu'elle a emprunté. Cette facilité de s'engager pour l'avenir est un immense danger pour le débiteur imprudent; donc la loi doit l'en empêcher quand il n'est pas pleinement capable. Le droit de s'obliger n'est donc pas une conséquence du droit d'aliéner; la loi peut accorder à la femme le droit d'aliéner et lui défendre de s'obliger à raison de son incapacité; car elle ne doit pas donner à la femme incapable un droit qui lui faciliterait le moyen de se ruiner elle et sa famille. La loi suit ce principe dans tous les cas où il y a incapacité. Le mineur émancipé n'acquiert qu'une demi-capacité; capable de faire les actes de pure administration, il reste incapable quand l'acte dépasse les limites de l'administration; de là la conséquence que le mineur peut s'obliger seulement dans les limites de son pouvoir d'administration. La femme séparée de biens n'a aussi, en principe, que la libre administration de ses biens; donc elle ne peut s'obliger que dans cette limite; hors de là elle reste incapable. De ce que la loi lui permet d'aliéner son mobilier, on ne peut pas conclure qu'elle a le pouvoir illimité de s'obliger, car l'aliénation peut être

nécessaire ou avantageuse, tandis que le droit de s'obliger serait pour elle une cause de ruine (1).

Telle est la théorie de la loi; elle est certes plus prévoyante pour la femme que la première jurisprudence de la cour de cassation. Toutefois on peut objecter l'intérêt des tiers qui traitent avec la femme. Nous avons reconnu à la femme, avec la plupart des auteurs, le droit illimité d'aliéner son mobilier; et, à l'appui de cette opinion, nous avons invoqué l'intérêt des tiers, auxquels il serait impossible de savoir si l'aliénation se fait ou non dans l'intérêt de l'administration des biens de la femme. N'en est-il pas de même des tiers envers lesquels la femme s'oblige? L'obligation sera valable si elle concerne l'administration, elle sera nulle si elle est étrangère à l'administration. Si l'on tient compte de l'intérêt des tiers en cas d'aliénation, pourquoi n'en tient-on pas compte quand il s'agit d'obligations? La différence que la loi fait entre ces deux faits juridiques se justifie très-bien. Le nombre d'actes d'administration est très-limité, il est donc facile aux tiers de savoir si la femme qui traite avec eux administre et s'oblige pour son administration; tandis que l'aliénation du mobilier n'a aucun rapport direct avec l'administration des biens; il serait donc impossible aux tiers de savoir si la femme qui aliène fait ou ne fait pas un acte d'administration. Ajoutons que la cause des tiers auxquels la femme vend est plus favorable que la cause des tiers envers lesquels la femme s'oblige en dehors de son administration : les tiers acheteurs rendent un service à la femme, les tiers créanciers l'aident à se ruiner (2).

311. La cour de cassation est revenue sur sa jurisprudence; six arrêts, dont trois de la chambre civile, ont consacré la doctrine nouvelle (3). Il n'est pas raisonnable

(1) Rodière et Pont, t. III, p. 661, no 2193; Colmet de Santerre, t. VI, p. 261, 101 bis XII.

(2) C'est l'opinion presque genérale des auteurs. Voyez les citations dans Aubry et Rau, t. V. p. 408, note 77, § 516, et dans Rodiere et Pont, t. III, p. 661, note 1. Ajoutez Colmet de Santerre, t. VI, p. 257, nos 101 bis VII et VIII.

(3) Rejet, 12 février 1828, 18 mars 1829, 7 décembre 1829; Cassation, 5 mai 1829, 7 décembre 1830 et 3 janvier 1831 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1971).

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