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de prétendre, dit la cour, qu'en concédant à la femme séparée de biens le pouvoir de disposer de son mobilier et de l'aliéner, l'article 1449 l'autorise à s'obliger indéfiniment pour toutes causes, sauf à n'exécuter l'obligation que sur son mobilier; il s'ensuivrait que, du moment où la séparation serait prononcée, la femme pourrait aliéner son mobilier présent et à venir et opérer sa ruine et celle de ses enfants; ce qui ne peut être entré dans les vues du législateur. Non, certes, tel n'est pas l'esprit de la loi. Mais si le texte était en faveur de ce pouvoir dangereux, il faudrait s'y tenir; c'est donc le texte qui avait d'abord paru décisif à la cour qu'elle aurait dû interpréter, en établissant les vrais principes. La cour a, au contraire, persévéré dans sa première erreur en continuant à confondre le droit d'aliéner et le droit de s'obliger. Elle ne s'est pas bornée à juger que la femme ne peut s'obliger que dans les limites de son pouvoir d'administration, elle a décidé aussi que la femme ne pouvait aliéner que pour les besoins de son administration; de sorte que, dans la pensée de la cour, le droit de s'obliger dépend toujours du droit d'aliéner. Elle avait cru d'abord que le droit d'aliéner de la femme était illimité, et elle en avait conclu que son droit de s'obliger était également illimité. Puis elle a considéré le droit d'aliéner comme limité par le pouvoir d'administration, et elle a admis la même limite pour le droit de s'obliger. Nous avons combattu cette confusion de deux droits très-distincts. Ajoutons que c'est donner à la nouvelle doctrine une base très-fragile que de l'appuyer sur le droit limité d'aliéner; car ce droit, loin d'être limité par le texte, est illimité, comme le disait très-bien la première jurisprudence de la cour. Il faut donc chercher un autre fondement au principe que la femme séparée ne peut s'obliger indéfiniment. Nous l'avons trouvé dans le texte du code; c'est un appui inébranlable. Quant au droit absolu d'aliéner, il n'emporte pas le droit absolu de s'obliger, parce que autre chose est aliéner, autre chose est s'obliger.

312. Notre doctrine, qui est celle de la plupart des auteurs, et la doctrine de la cour de cassation s'accordent

dans le principe auquel elles aboutissent: la femme n'a le droit de s'obliger que pour les besoins de son administration. Reste à savoir quand on peut dire que l'obligation contractée par la femme concerne son administration. En théorie, la réponse est très-simple. La femme n'a le droit de s'obliger que parce qu'elle ne peut administrer sans s'obliger; il faut donc voir si l'acte juridique à l'occasion duquel elle s'est obligée est un acte d'administration; dans ce cas, l'obligation est valable; si l'acte dépasse les limites de l'administration, l'obligation sera nulle. Dans l'application, il reste toujours une difficulté, c'est de distinguer les actes d'administration que la femme a le droit de faire. Nous avons examiné la question plus haut (nos 292-300).

Suffit-il que la femme déclare qu'elle s'oblige pour les besoins de son administration pour que l'obligation soit valable? Non, certes; le soin même qu'elle prend de constater qu'elle fait un acte d'administration est suspect. Dans une affaire qui a été portée devant la cour de cassation, la femme, en souscrivant un billet de 2,000 francs, avait déclaré qu'elle devait bien légitimement cette somme au créancier, laquelle somme était destinée à l'utilité de ses enfants, à l'entretien de son ménage et aux frais occasionnés par une demande en séparation. On voit que le billet était dicté par le créancier, qui voulait se mettre à l'abri d'une action en nullité. Cette précaution était suspecte. La cour de Bordeaux annula la reconnaissance par le motif que la femme, en la souscrivant, avait excédé les bornes de son pouvoir d'administration. Cette appréciation, dit la cour de cassation, est dans les attributions exclusives des juges du fait (1).

313. La preuve, d'après la cour, est une difficulté de fait. Elle est de fait en ce sens que la loi ne définit pas les actes d'administration; toutefois, pour décider si tel acte est ou non un acte d'administration, on s'appuie sur des textes, et alors la question devient une question de droit. Peut-être la cour, en disant qu'il appartient au juge d'ap

(1) Rejet, 18 mars 1829 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1971, p. 415).

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précier souverainement la nature et le caractère de l'acte, a-t-elle voulu dire autre chose. L'acte peut être un acte d'administration, et l'engagement peut néanmoins être excessif. Sera-t-il valable? La cour d'Aix a jugé que des engagements répétés étaient des actes de dissipation, parce que ces dettes excédaient de beaucoup les revenus de la femme et menaçaient, par conséquent, son capital mobilier et même sa fortune immobilière (1). Nous doutons que cette façon de considérer les actes d'administration soit conforme à la loi; elle revient à dire que l'acte doit être d'une sage gestion pour que l'obligation soit valable. On trouve cette expression dans un arrêt de la cour de cassation (2). En fait, cela paraît très-raisonnable, mais nous n'hésitons pas à dire qu'en droit cette doctrine est inadmissible. La femme administre librement; donc tout acte d'administration par elle fait est valable, ainsi que l'obligation que la femme contracte en administrant; elle n'en peut donc pas demander la nullité. La loi aurait pu lui donner le droit d'agir en réduction, comme elle le donne au mineur quand ses engagements sont excessifs; mais elle ne l'a pas fait. Dès lors il est impossible à l'interprète d'admettre ni réduction ni nullité. Il n'a qu'une chose à voir l'acte pour lequel la femme s'est obligée est-il un acte d'administration? Si oui, l'obligation est valable, quelque excessive qu'elle soit; car, dans les limites de son pouvoir d'administration, la femme séparée a pleine capacité; et une personne capable ne peut attaquer ses engagements pour cause d'excès (3).

314. Il reste une dernière difficulté qui concerne le principe même que nous venons d'établir. La femme s'oblige dans les limites de son administration: cet engagement donne-t-il au créancier un droit de gage sur tous les biens de la femme, ou la femme, en s'obligeant, n'obliget-elle que ses biens mobiliers? Nous croyons qu'il faut appliquer le principe formulé par l'article 2092 (loi hyp.,

(1) Aix, 25 juin 1824 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1971, p. 413).

(2) Rejet. 29 août 1839 (Dalloz. ibid., no 1982).

(3) Colmet de Santerre, t. VI, p. 258, no 101 bis IX.

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art. 7) Quiconque est obligé personnellement est tenu de remplir ses engagements sur tous ses biens, mobiliers ou immobiliers. Quiconque, dit la loi; donc tout débiteur, dès qu'il est obligé personnellement. Or, la femme est engagée personnellement, donc ses biens sont aussi engagés. On objecte que l'article 2092 suppose un débiteur capable, et surtout capable d'aliéner, puisque le gage qu'il donne au créancier sur ses biens conduit à l'aliénation par la saisie et l'expropriation. Sans doute il faut être capable pour engager ses biens, mais il suffit d'avoir la capacité de s'obliger, il ne faut point la capacité d'aliéner. Ici revient notre distinction: autre chose est de s'obliger, autre chose est d'aliéner. Celui qui s'oblige n'aliène pas, donc il ne doit pas avoir la capacité d'aliéner. Qu'importe que les créanciers aient le droit de saisir ses biens et de les vendre? Ils tiennent ce droit de la loi, qui attache cet effet à toute obligation valablement contractée; ce n'est pas le débiteur qui vend en cas de saisie, ce sont ses biens qui sont vendus; il dépend de lui d'empêcher la vente en exécutant ses engagements: preuve qu'en s'obligeant il ne vend point. Ceux qui ont contesté l'application de l'article 2092 aux incapables n'ont pas réfléchi que les simples administrateurs des biens d'autrui obligent ceux dont ils gèrent le patrimoine; quoiqu'ils n'aient pas le droit d'aliéner, les biens sont engagés par les obligations qu'ils contractent dans les limites de leur pouvoir d'administration. Est-ce que le tuteur n'oblige pas le pupille par les engagements qu'il prend en administrant? Et ces engagements ne peuvent-ils pas être exécutés sur tous les biens du mineur? Cependant le tuteur n'a pas le droit d'aliéner. Mais il suffit qu'il ait le droit de s'obliger au nom du mineur pour que celui-ci soit tenu de remplir ces engagements sur tous ses biens meubles et immeubles (1).

(1) Aubry et Rau, t. V, p. 408, note 78, § 516. En sens contraire, Zachariæ, dont ses éditeurs avaient d'abord adopté l'opinion (Voy. Zachariæ, édit. de Massé et Vergé, t. IV, p. 150 et note 65), et Marcadé, t. V, p. 595, no III de l'article 1449.

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2. APPLICATION.

315. La femme séparée de biens peut-elle accepter une succession? Dans la théorie du code, l'acceptation d'une succession n'est pas considérée comme un acte d'administration le tuteur a plein pouvoir d'administrer, il ne peut néanmoins accepter une succession qu'avec l'autorisation du conseil de famille, quoique la succession doive être acceptée sous bénéfice d'inventaire (art. 461). Par la même raison la femme ne peut pas accepter une succession. Accepter purement et simplement, c'est contracter la plus dangereuse des obligations, puisque c'est s'obliger indéfiniment de payer les dettes du défunt. Accepter sous bénéfice d'inventaire, c'est encore s'obliger, puisque l'héritier bénéficiaire est comptable et responsable; et il l'est pour une administration qui intéresse surtout les créan ciers et les légataires. Cela est décisif quant à la femme, puisqu'elle ne peut s'obliger que pour l'administration de ses biens (1).

316. La femme séparée peut-elle accepter une donation sans autorisation du mari ou de justice? L'article 217 répond à la question; il dispose que la femme séparée ne peut acquérir à titre gratuit sans y être autorisée; l'article 934 reproduit cette disposition en termes absolus qui excluent toute distinction. Peu importe que la femme s'oblige ou non en acceptant une donation; en principe, le donataire ne s'oblige pas, il reçoit un bienfait. Si néanmoins la loi ne permet pas à la femme séparée d'accepter une libéralité, c'est que les bonnes mœurs exigent que le mari intervienne, comme nous l'avons dit ailleurs : l'intérêt de la moralité domine tout (2).

317. La femme séparée de biens peut-elle emprunter? Ceux qui n'ont qu'un pouvoir d'administration ne peuvent pas emprunter la loi considère l'emprunt comme un acte de disposition quand il s'agit du tuteur et du mineur émancipé (art. 457 et 484). Faut-il appliquer le même principe

(1) Aubry et Rau, t. V, p. 409, § 516 (4o édit.). (2) Aubry et Rau, ibid., p. 410, § 516 (4° éd.).

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