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à la femme séparée de biens? Non, sa position est toute spéciale. En lui donnant la libre administration de ses biens, la loi l'autorise à faire un commerce, à exercer une industrie; or, il est difficile à un commerçant ou à un industriel de ne pas contracter d'emprunt. Emprunter peut être pour lui un acte de très-bonne gestion, puisque le crédit lui donne le moyen de multiplier ses opérations et d'accroître sa fortune. On dira qu'il en est de même du mineur émancipé. Oui, mais il y a cette différence essentielle entre le mineur et la femme séparée, que le premier est incapable à raison de son âge, tandis que nous supposons la femme majeure.

Est-ce à dire que l'on doive déclarer la femme séparée capable d'emprunter, quel que soit l'objet de l'emprunt? Non. Ce peut être un acte relatif à l'administration de ses biens; dans ce cas, l'emprunt sera valable; mais s'il ne sert qu'à favoriser les dissipations de la femme et ses folles dépenses, l'emprunt sera nul en vertu du principe général qui défend à la femme de s'obliger en dehors des besoins de son administration. Par application de ces principes, la cour de Paris a annulé un prêt fait à une femme séparée de biens, parce qu'il n'était pas justifié que les sommes eussent été empruntées pour les besoins de son administration: la femme avait été pourvue d'un conseil judiciaire à raison de ses folles dépenses (1).

318. La femme séparée peut-elle s'engager pour un tiers en se portant caution? Il suffit de mettre la question en regard du texte de la loi pour la résoudre. La loi limite à l'administration de ses biens sa capacité de s'obliger. Est-ce que la femme administre ses biens en cautionnant l'engagement d'un tiers? Ajoutez à cela que le cautionnement est un acte d'imprudence, même pour une personne pleinement capable. Cela suffit pour refuser à la femme séparée, et d'une manière absolue, le droit de se porter caution. La jurisprudence est en ce sens (2). Il a été jugé, par application de ce principe, que la femme séparée de

(1) Paris, 27 novembre 1857 (Dalloz, 1857, 2, 209). Colmet de Santerre, t. VI, p. 259, no 101 bis X.

(2) Rejet, 7 décembre 1829 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1972)

biens ne peut cautionner la dette d'un tiers, sous forme d'aval, alors qu'elle n'a aucun profit à tirer des valeurs ou marchandises à raison desquelles le tiers a contracté l'obligation (1).

Cependant il y a des arrêts en sens contraire. Il a été jugé que la femme séparée de corps avait pu cautionner son gendre failli pour une somme de 3,000 francs; le cautionnement, dans l'espèce, avait pour objet de faire obtenir la liberté du débiteur (2). De même la cour de Paris a validé le cautionnement d'une femme séparée de biens pour la dette d'une sœur, causée pour nourriture et logement. L'arrêt constate que la dette ne formait que le sixième des revenus de la femme séparée (3). C'est le seul motif que donne la cour. Il est clair que ces décisions ne sont pas des décisions de droit, ce sont des arrêts de faveur, en ce sens que les juges de fait sont entraînés, par la faveur de la cause, à juger contre la rigueur des principes. La science ne peut tenir aucun compte d'une jurisprudence pareille.

319. Il a été jugé que la femme séparée de biens ne peut pas contracter une société en commandite (4). Les engagements que contracte un associé dépassent de beaucoup la limite étroite de l'administration pour laquelle il est permis à la femme de s'obliger.

La cour de Paris a jugé que toute société de biens contractée entre mari et femme était radicalement nulle (5). Cela n'est-il pas trop absolu? Quand la femme contracte avec son mari, celui-ci l'autorise nécessairement. On n'est donc plus dans le cas de l'article 1449, qui suppose des actes faits par la femme séparée sans autorisation maritale. La question est donc de savoir si la femme peut contracter une société avec autorisation. L'affirmative n'est pas douteuse quand la femme s'associe avec un tiers; et si elle peut s'associer avec un tiers, pourquoi ne le pourrait-elle pas avec son mari? Aucune loi n'interdit aux

(1) Poitiers, 3 février 1858 (Dalloz, 1859, 2, 72).

(2) Paris, 7 décembre 1824 (Dalloz, au mot Faillite, no 389).

(3) Paris, 23 août 1825 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1978). (4) Paris, 19 janvier 1838 (Dalloz. ibid., no 1989).

(5) Paris, 24 mars 1870 (Dalloz, 1872, 2, -3,.

époux de contracter ensemble. La cour de Paris dit que les époux ne peuvent s'associer que par voie de communauté légale ou conventionnelle. C'est confondre la communauté avec la société ordinaire, et la différence est grande la première est une conséquence du mariage, et irrévocable comme toute convention matrimoniale; l'autre n'a qu'un objet particulier et une durée passagère. La société entre époux n'a rien de commun avec l'ordre public, les deux époux y ont des droits égaux, tandis que l'inégalité règne dans la société conjugale. On craint que, sous le nom d'une société ordinaire, les époux séparés ne rétablissent la communauté, sans observer les formes et les conditions que la loi prescrit. Nous répondons qu'en droit la communauté subsistera, et si les époux font fraude à leurs créanciers, il va sans dire que ceux-ci auront le droit d'agir en nullité.

320. Il s'est présenté une question plus étrange et qui révèle un des désordres de notre état social. Une femme séparée de biens joue à la Bourse; elle y engage toute sa fortune, près de 300,000 francs, et elle se ruine. Ces engagements sont-ils valables? Oui, a-t-on dit; car jouer à la Bourse, c'est vendre, ce n'est pas s'obliger, puisque la femme avait les deniers nécessaires pour payer les valeurs qu'elle achetait. Cela est très-spécieux, et si l'on s'attachait à la lettre de la loi, qui permet à la femme de disposer de son mobilier et de l'aliéner, il faudrait dire que la femme peut aussi vendre ses actions à la Bourse. Mais est-ce bien là ce que la loi a entendu autoriser? La femme qui joue à la Bourse spécule, et elle se livre à la plus dangereuse des spéculations. Ce n'est pas là ce que la loi lui permet : elle peut aliéner, elle ne peut pas jouer. La cour de cassation s'est prononcée en ce sens (1).

V. De l'incapacité de la femme séparée de biens.

1. QUELS ACTES LA FEMME NE PEUT PAS FAIRE.

321. La séparation de biens laisse subsister le mariage et toutes les obligations qui en naissent. Donc la femme (1) Rejet, 30 décembre 1862 (Dalloz. 1863, 1, 40).

reste sous puissance maritale; par suite elle ne peut, en principe, faire aucun acte juridique sans y être autorisée. Ce principe est d'ordre public, il est de l'essence du mariage; la loi le consacre comme une règle générale dans l'article 217. Voilà pourquoi cet article dit : « La femme, même non commune ou séparée de biens ne peut donner, aliéner, etc. Toutefois la séparation de biens déroge en un certain sens à la puissance maritale en permettant à la femme séparée de faire sans autorisation les actes d'administration et d'aliéner son mobilier. C'est une exception qui confirme la règle et qui, par sa nature, est de la plus stricte interprétation, puisqu'il s'agit de la dérogation à une règle d'ordre public. Donc, en dehors des actes d'administration et des aliénations, la femme reste incapable.

322. « La femme ne peut ester en jugement sans l'autorisation de son mari, quand même elle serait non commune ou séparée de biens» (art. 215). Aucune disposition du code ne déroge à cette incapacité absolue de plaider, soit en demandant, soit en défendant. Nous en avons dit la raison ailleurs. La femme peut administrer librement; mais si un procès s'élève au sujet d'un acte d'administration, elle doit être autorisée pour le soutenir. On a prétendu que la femme séparée de corps n'a plus besoin de cette autorisation, parce que, de fait, l'intervention du mari ne sera qu'une affaire de forme. Cela se peut, mais, en droit, il n'y a aucune différence entre la femme séparée de corps et la femme séparée de biens : l'une et l'autre sont sous puissance maritale, l'une et l'autre ont donc besoin d'être autorisées pour ester en jugement (1).

Le défaut d'autorisation entraîne une incapacité radicale; la femme peut opposer cette exception en tout état de cause, même devant la cour de cassation; cela est fondé en raison comme en droit, la femme n'est pas plus capable de plaider en cassation que de plaider en appel ou en première instance (2).

323. La femme séparée peut-elle compromettre? D'après le code de procédure, toutes personnes peuvent compro

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(1) Cassation, 6 mars 1827 (Dalloz, au mot Appel civil, no 1094) (2) Cassation, 13 novembre 1844 (Dalloz, 1845, 1, 33).

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mettre sur les droits dont elles ont la libre disposition. En faut-il conclure que la femme séparée de biens peut compromettre sur ses droits mobiliers et qu'elle ne le peut pas sur ses droits immobiliers? Non, car l'article 1004 ajoute que l'on ne peut compromettre sur aucune des contestations qui seraient sujettes à communication au ministère public; » or, l'article 83 déclare communicables les causes des femmes non autorisées de leur mari. Donc la femme ne peut compromettre sur ses droits mobiliers, car c'est précisément sur ces droits qu'elle peut traiter sans autorisation. Nous avons dit, au titre de la Tutelle, pourquoi la loi n'autorise pas le compromis sur les procès qui doivent être communiqués au ministère public.

324. Aux termes de l'article 1449, la femme ne peut aliéner ses immeubles sans le consentement du mari, ou sans être autorisée en justice, à son refus. » Pourquoi la loi maintient-elle l'incapacité de la femme pour l'aliénation de ses immeubles, tandis qu'elle lui permet de disposer de son mobilier sans autorisation? Il n'y a pas de raison juridique de cette différence; en droit, la disposition du mobilier et la disposition des immeubles sont des actes identiques; il n'y aurait donc lieu de les distinguer, au point de vue de la capacité de la femme séparée, qu'à raison de la valeur qu'ont les meubles et les immeubles. Jadis la différence entre la richesse mobilière et la richesse immobilière était énorme; on connaît le vieil adage : Vilis mobilium possessio. Les choses sont bien changées. Nous venons de citer un cas où la fortune de la femme, de 300,000 francs, était exclusivement mobilière; elle aurait pu disposer de tous ses droits par aliénation, tandis qu'elle n'aurait pu aliéner sans autorisation la moindre pièce de terre. Il y a désharmonie entre la législation et notre état social. Nous la signalons au législateur.

L'article 1449 dit que la femme ne peut aliéner ses immeubles sans y être autorisée. Ce principe reçoit son application non-seulement à l'aliénation totale, mais aussi à l'aliénation partielle, c'est-à-dire à la constitution de droits réels; la femme ne peut donc hypothéquer, ni grever ses biens de servitudes, ou d'un droit d'emphyteose ou de

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