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les tiers doivent-ils être complices de la fraude? Nous croyons que le préjudice suffit; à notre avis, la femme peut attaquer les actes du mari par cela seul qu'ils lui sont préjudiciables, quand même le mari aurait agi sans esprit de fraude et que les tiers seraient de bonne foi. Cela résulte de l'essence même de la séparation de biens. Pourquoi la loi permet-elle à la femme de la demander? Est-ce parce que le mari fait fraude à ses droits? Du tout; la loi n'exige pas même que la femme prouve la mauvaise gestion du mari (no 220 et 225). Il se peut qu'il n'y ait pas mauvaise gestion, bien moins encore fraude. La femme a le droit d'agir en séparation dès que l'état des affaires du mari compromet sa dot et ses reprises. Pour que la femme soit mise à l'abri de ce danger, la loi veut que la séparation rétroagisse au jour de la demande. Donc il suffit qu'il y ait péril pour que la femme jouisse du bénéfice de larétroactivité. Cela n'implique aucune fraude. Dès que les actes du mari lui sont préjudiciables, la femme peut agir; elle le peut donc quand même les tiers qui ont traité avec le mari seraient de bonne foi. Vainement invoque-t-on l'intérêt des tiers : la loi y a pourvu en prescrivant la publicité de la demande; les tiers sont avertis que la séparation est demandée et qu'elle rétroagira si elle est prononcée; c'est à eux de voir s'ils peuvent traiter en sûreté avec le mari. Dans notre opinion, les tiers peuvent contracter en toute sécurité dès que l'acte ne porte pas préjudice à la femme.

349. La doctrine que nous venons d'exposer n'est pas celle des auteurs ni celle de la jurisprudence. Les auteurs ne sont pas d'accord. Il y en a qui semblent admettre une rétroactivité absolue; Battur et Toullier enseignent que le jugement rétroagit contre les tiers comme entre époux (1). Toutefois ce serait dépasser leur pensée, nous semble-t-il, que d'admettre que, dans leur opinion, les actes du mari sont nuls de droit; ils ne discutent pas la question, et il est bien dangereux, en droit, de procéder par voie d'induction et de conclure de ce que dit un auteur

(1) Battur, t. II, p. 335, no 650. Toullier, t. VII, 1, p. 98, nos 101 et 102.

qu'il accepte toutes les conséquences qui résultent de ses paroles.

La plupart des auteurs distinguent entre les actes de disposition et les actes d'administration. Ils admettent que les actes d'administration sont valables, à moins que le mari ne les ait faits en fraude des droits de la femme; tandis que les actes de disposition sont nuls par cela seul que le mari n'avait pas le droit de les faire (1). Sur quoi cette distinction est-elle fondée? Ce n'est pas sur le texte de la loi, car elle ne dit pas que la séparation rétroagit quant aux actes de disposition et qu'elle ne rétroagit pas quant aux actes d'administration. Est-ce que l'esprit de la loi commande cette distinction? Pas davantage. La loi ne veut empêcher qu'une chose, que les actes du mari ne portent préjudice à la femme; donc sans préjudice, la femme est sans droit. Si les actes de disposition lui sont préjudiciables, elle agira et elle en obtiendra l'annulation en prouvant qu'elle est lésée. Mais si l'aliénation ne lui est pas préjudiciable, pourquoi aurait-elle le droit de l'attaquer? On dira que le mari n'avait plus le droit de disposer, puisque la communauté est dissoute au moment où il dispose. Nous répondons qu'il n'est pas vrai de dire que le mari soit sans droit aucun; tout le monde admet qu'il a un droit, il s'agit seulement d'en préciser la limite. Cela nous paraît si évident que nous supposons que les auteurs ont sous-entendu la condition du préjudice. Mais. dans une science exacte comme la nôtre, il vaut mieux dire les choses que de les sous-entendre.

Quant aux actes d'administration, on dit qu'il est nécessaire de les valider, parce qu'il y a nécessité pour le mari d'administrer pendant l'instance, et lui seul en a le droit. Si ce motif justifiait la distinction, il faudrait la restreindre aux actes nécessaires et annuler les actes qui ne le sont point. Or, les auteurs que nous combattons valident tous les actes d'administration, pourvu qu'ils ne soient pas frauduleux. C'est introduire dans la loi une distinction qui n'y est point. C'est de plus rendre la ga

(1) Aubry et Rau, t. V, p. 402, notes 49-52, § 516. Rodière et Pont, t. III p. 646, nos 2177 et 2178. Colmet de Santerre. t. VI. p. 243, no 94 bis II.

rantie de l'article 1445 à peu près illusoire. Remarquons d'abord qu'il était inutile de dire que la femme peut attaquer les actes que le mari fait en fraude de ses droits pendant l'instance en séparation, elle le peut en vertu du droit commun (1). Si donc la loi lui permet d'attaquer les actes d'administration, elle a dû lui accorder un droit spécial; nous avons dit quel est ce droit spécial; il consiste à empêcher le mari, dès le jour de la demande en séparation, de causer un préjudice à sa femme; par conséquent, la femme doit avoir le droit d'agir dès qu'il y a préjudice. On invoque la bonne foi des tiers. Nous avons dit bien des fois que l'on abuse singulièrement de la bonne foi des tiers, comme si la bonne foi légitimait tout, même les actes de ceux qui n'ont aucun droit de faire ce qu'ils ont fait : le mari est sans qualité d'agir, à partir de la demande en séparation, en ce sens qu'il ne peut plus faire aucun acte qui porte préjudice à la femme est-ce que la bonne foi des tiers peut avoir pour effet de valider ce que le mari fait au préjudice de sa femme? La question n'a pas de sens.

350. La jurisprudence est divisée et, il faut le dire, sans principe aucun. Il a été jugé que la vente d'un fonds de commerce, faite par le mari pendant l'instance en séparation, est nulle. La cour de Rennes établit en principe que, pendant la litispendance, les droits du mari, comme chef et administrateur, sont suspendus (2). L'article 1445 ne dit pas cela; ce serait rendre impossible tout acte d'administration, même le plus nécessaire, le plus avantageux à la femme. La cour ne recule pas devant cette conséquence les tribunaux, dit-elle, ne peuvent autoriser que les actes conservatoires. Il est vrai que la femme avait requis l'apposition des scellés, mais la femme peutelle rendre l'administration du mari impossible sous le prétexte d'une mesure de conservation? Il y a une décision en sens contraire du tribunal de la Seine, qui a jugé que le mari peut vendre un fonds de commerce pendant l'in

(1) Rejet, chambre civile, 30 juin 1807 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1932).

(2) Rennes, 3 juillet 1841 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1933).

stance, pourvu que ce soit sans fraude (1). La cour de Bruxelles s'est aussi prononcée pour la validité de la vente d'une maison. Elle se fonde sur le motif qui, à notre avis, est le véritable, c'est que la vente n'était pas préjudiciable à la femme (2).

350 bis. La même divergence existe quant aux actes d'administration. Il a été jugé que le bail d'un moulin était nul, quoiqu'il eût été fait sans fraude; la cour dit que, d'après les circonstances de la cause, c'était un acte de mauvaise gestion; puis elle ajoute que le bail était suspect, comme ayant été consenti après la publication de la demande en séparation (3). On ne sait pas, en définitive, si le bail était fait en fraude de la femme ou non, ni même s'il était préjudiciable à la femme.

La cour de Rennes a décidé, au contraire, en termes absolus, que le bail est valable, à moins qu'il ne soit frauduleux (4). C'est également dépasser la loi, puisqu'un bail, quoique fait sans fraude, peut porter préjudice à la femme, et c'est le préjudice que l'article 1445 a voulu empêcher; quant à la fraude, les principes généraux de droit et l'article 1167 y avaient suffisamment pourvu.

Une autre cour a posé en principe que le mari conserve l'administration, puisque la femme ne la reprend qu'à partir du jugement; la femme n'ayant pas le droit d'administrer ses biens, il faut que le mari l'ait, car il ne saurait rester en suspens. Cela est très-vrai, mais il faut concilier cet état de choses avec la rétroactivité du jugement qui prononce la séparation. La cour arrive à une conclusion inadmissible, c'est que la rétroactivité ne concerne que les fruits des biens, et les biens qui pourraient échoir la femme pendant l'instance; qu'elle est étrangère aux actes d'administration que ferait le mari après la demande en séparation. C'est limiter et restreindre un texte conçu dans des termes généraux, et c'est laisser la femme sans

(1) Jugement du tribunal de la Seine, 22 juillet 1836 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1934).

(2) Bruxelles. 6 janvier 1820 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1935, et Pasicrisie, 1820, p. 9).

(3) Riom, 20 février 1826 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1929). (4) Rennes, 2 janvier 1808 (Dalloz, ibid., no 1381).

garantie contre les actes de mauvaise gestion, alors que le but de la loi était de garantir ses intérêts. La cour n'avait pas besoin de cette fausse théorie pour maintenir l'acte litigieux, car elle constate en fait que le bail attaqué par la femme lui était avantageux, cela suffisait pour rejeter l'action en nullité (1).

La cour d'Angers a jugé que le mari ne pouvait faire que les actes strictement nécessaires. C'est encore restreindre une loi générale et c'est y apporter une restriction sans aucun profit pour la femme: pourquoi ne pas maintenir les actes qui lui sont avantageux, quoiqu'ils ne soient pas précisément nécessaires? Dans l'espèce, il s'agissait d'un bail, et la cour déclare qu'il est préjudiciable et frauduleux (2); c'était un motif péremptoire pour l'annuler, sans qu'il fût besoin de recourir à la théorie des actes nécessaires.

351. Le code de procédure autorise la femme à provoquer les mesures conservatoires de ses droits (art. 869). Est-ce un droit analogue à celui que l'article 270 accorde à la femme demanderesse ou défenderesse en divorce? Elle peut, aux termes de cet article, requérir, pour la conservation de ses droits, l'apposition des scellés sur les effets de la communauté; les scellés ne sont levés qu'en faisant inventaire avec prisée et à la charge par le mari de représenter les choses inventoriées ou de répondre de leur valeur comme gardien judiciaire (3). Il est douteux que cette disposition soit applicable à la demande en séparation de biens. Quand il y a une action en divorce ou en séparation de corps, la haine qui divise les époux fait tout craindre et justifie toutes les précautions. Il n'en est pas de même en cas de séparation de biens. Les mesures conservatoires que le code de procédure autorise sont celles qui se concilient avec le pouvoir d'administration du mari. Telle serait une opposition entre les mains des débiteurs de la femme (4); le mari peut, à la rigueur, admi

(1) Poitiers, 21 mai 1823 (Dalloz, au mot Contrat de mariage, no 1928). (2) Angers, 16 août 1820 (Dalloz, ibid., no 1930).

Aubry et Rau, t. V, p. 402, note 52, § 516 (4o éd.).
Colmet de Santerre, t. VI, p. 244, no 94 bis III.

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