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cette seigneurie n'est pas un pouvoir absolu, elle était déjà limitée dans l'ancien droit par le principe des récompenses; le code l'a encore restreinte davantage en donnant une plus grande extension à ce principe. Ne serait-ce pas là le motif de la dérogation que le code apporte à l'ancien droit? Le législateur n'a pas voulu du pouvoir absolu dans le sein de la famille, pas plus que dans l'Etat. Il ne dit pas que le mari est seigneur et maître, il se garde bien de dire qu'il peut dissiper et perdre les biens communs; il organise la communauté pour le bien des époux et des enfants, il veut que les biens qui la composent soient employés dans l'intérêt de la famille; dès que l'un des époux se sert des biens communs dans un intérêt particulier, il se constitue débiteur envers la communauté des sommes qu'il y prend; la loi ne veut pas qu'il spécule aux dépens de la communauté, ce serait détourner les fonds de la destination qu'ils doivent recevoir. La doctrine du code est plus morale tout ensemble et plus juridique que celle de l'ancien droit.

480. Les auteurs dont nous suivons l'opinion ont donné au principe une forme qui fait tort à notre doctrine, parce que la formule n'est pas exacte. Ils disent que l'époux qui prend une somme sur la communauté l'emprunte, et ils en concluent qu'il doit rendre la somme qu'il a prise, sans qu'il puisse opposer à la communauté que le profit qu'il a retiré de l'emprunt est moindre que la somme empruntée(1). La formule est commode et répond à toutes les objections, mais elle n'est pas exacte; de sorte qu'au lieu de fortifier le principe des récompenses tel que nous l'entendons, elle l'affaiblit et le compromet. C'est ce que M. Colmet de Santerre a très-bien établi (2). La communauté n'est pas une personne civile qui prête ou qui emprunte; elle n'est autre chose que les deux époux associés, et, dans cette société, c'est le mari seul qui agit, lui seul la représente. En ce sens, on peut encore dire qu'il est seigneur et maître. Dire que le mari emprunte à la communauté, ce serait dire que

(1) Marcadé, t. V, p. 562, no I, et les autorités qu'il cite. (2) Colmet de Santerre, t. VI. p. 213, no 84 bis IV.

le mari emprunte à lui-même; le prêt entre la communauté et le mari n'est donc pas possible. Conçoit-on que la commuuauté qui prête stipule l'intérêt des sommes qu'elle avance au mari? Ce serait le mari qui stipulerait l'intérêt contre lui-même; cela n'a pas de sens."

Il faut donc abandonner cette explication; mais de ce que l'explication est inexacte, il faut se garder de conclure que l'obligation de l'époux ne soit pas de rembourser la somme qu'il a prise dans la communauté. L'époux est débiteur de la récompense quand il prend une somme sur les biens communs, de même qu'il est créancier d'une récompense quand le prix de ses propres est versé dans la communauté. Qu'importe qu'il ne soit ni emprunteur ni prêteur? Il suffit qu'il soit débiteur, et il l'est en vertu des rapports qui existent entre les époux et la communauté; il en résulte que les époux, comme associés, ont des intérêts communs, un patrimoine commun, mais ils ont aussi, comme propriétaires, des intérêts particuliers et un patrimoine propre; il ne faut pas qu'ils puissent se servir des biens communs dans un intérêt qui n'est pas celui de la communauté; s'ils le font, il est juste qu'ils soient tenus à récompense, et cette récompense doit être de tout ce qu'ils prennent sur la communauté, sinon celle-ci serait en perte. Cela est surtout très-important pour la femme, qui reste en dehors de l'administration. Dans l'opinion que nous combattons, le mari peut spéculer à son aise aux dépens de la communauté; il fera des travaux, des constructions sur ses propres : la spéculation réussit-elle, il en a tous les bénéfices; la spéculation est-elle ruineuse, il se contentera de rapporter à la communauté le bénéfice qu'il a fait, c'est-à-dire qu'il ruinera la communauté, tout en augmentant son patrimoine propre. Est-ce pour cela que la communauté est établie?

II. Application du principe.

481. Il y a des cas dans lesquels le bénéfice de l'époux équivaut à la somme qu'il a prise dans la communauté; les deux principes contraires aboutissent alors au même

résultat. Tel est le cas de récompense prévu par l'article 1409; l'époux doit 10,000 francs comme prix ou partie du prix d'un immeuble qu'il a acheté avant son mariage; la communauté paye cette somme, elle a droit à une récompense. De quelle somme? Dans notre opinion, on répond: Des 20,000 francs que l'époux a pris dans la communauté. Dans l'opinion contraire, on dit que l'époux doit récompense jusqu'à concurrence du bénéfice qu'il a tiré du payement; or, il profite de tout ce qui a été payé, puisqu'il aurait été obligé de payer le prix sur la poursuite du vendeur.

Il en est de même quand l'un des époux dote un enfant d'un précédent lit avec des valeurs prises dans la communauté; tout le monde admet que la récompense est de la totalité de la somme que l'époux prend sur les biens communs (1). La décision se justifie très-bien d'après notre principe: l'époux prend 20,000 francs, il en rend 20,000. Il n'en est pas de même dans l'opinion contraire; elle estime le chiffre de la récompense d'après la quotité du bénéfice. Où est le bénéfice que fait l'époux en dotant? C'est une pure libéralité; or, donner, c'est perdre, disent lesjurisconsultes. Partant il ne devrait pas y avoir lieu à récompense.

482. Il y a des cas où le bénéfice peut être moindre que la somme prise dans la communauté. L'un des époux prend une somme sur les biens communs pour faire des travaux sur son fonds : de quoi doit-il récompense? Dans l'opinion traditionnelle, on distingue. Si les dépenses sont nécessaires, il est dû récompense de toute la somme prise dans la commuuauté, quoique le bénéfice proprement dit, c'est-à-dire la plus-value qui résulte des travaux, soit moindre que la dépense ou nul. C'est une conséquence de la nature des dépenses dites nécessaires; elles conservent la chose, qui périrait si l'on ne faisait pas les travaux de conservation; or, tout bon père de famille doit conserver la chose; en prenant une somme sur la communauté pour faire ces dépenses, l'époux épargne

(1) Colmet de Santerre, t. VI. p. 212, no 84 bis IV.

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donc autant sur son patrimoine; en ce sens, il profite de toute la somme, et partant il en doit récompense. Il en serait ainsi quand même le bâtiment que les travaux ont conservé viendrait à périr; les dépenses n'en ont pas moins profité à l'époux propriétaire; le profit s'estime au moment où la dépense se fait, et la dépense reste un acte de gestion nécessaire, quoique la chose soit ensuite venue à périr (1).

Il n'en est pas de même des dépenses utiles qui se font pour améliorer l'héritage. Dans l'opinion traditionnelle, on enseigne que la récompense pour les travaux d'amélioration n'est due que jusqu'à concurrence de ce que l'héritage se trouve en être plus précieux lors de la dissolution de la communauté; de sorte que si la dépense est de 20,000 francs et la plus-value de 15,000, la récompense ne sera que de 15,000 francs, et elle se réduira à la plus-value existante à la dissolution de la communauté (2). Pothier dit, pour justifier cette décision, que les dépenses utiles étant de celles qu'on peut se passer de faire, le conjoint sur l'héritage de qui elles ont été faites n'a pas épargné d'autant son propre patrimoine; s'il n'avait pas trouvé dans la communauté les deniers dont il s'est servi pour exécuter les travaux, il ne les aurait pas entrepris. Il n'en profite que dans la mesure de l'augmentation de valeur qu'ils procurent à son fonds, augmentation qui doit être estimée au moment où la communauté se dissout. La différence entre la plus-value et la dépense. est une perte pour la communauté. Pourquoi la perte estelle pour la communauté, quoiqu'elle n'ait fait autre chose que de fournir l'argent? La raison en est, dit Pothier, que le mari étant maître absolu des biens de la communauté, il peut employer les deniers communs à tout ce que bon lui semble, pourvu qu'il n'en avantage ni lui ni sa femme (3). Il a done pu les employer aux travaux

(1) Pothier. De la communauté, no 635. Colmet de Santerre. t. VI.p. 212, no 84 bis IV. et tous les auteurs.

(2) Pothier, De la communauté, no 636. Aubry et Rau, t. V. p. 368. note 5, § 511 bis et les autorités qu'ils citent. Il faut ajouter Metz.24 decembre 1869 (Dalloz. 1871. 2. 36). Liége, 25 fevrier 1865 (Posicrisie, 1865. 2, 67). (3) Pothier, De la communauté, no 636.

qu'il lui a plu de faire, sans en devoir compte, sinon jusqu'à concurrence de ce dont lui ou la femme sont avantagés.

On le voit la doctrine traditionnelle n'a d'autre fondement que le pouvoir absolu du mari; il fait ce qu'il lui plaît de faire, c'est la communauté qui paye. Est-ce là la doctrine que les auteurs du code ont consacrée? Est-ce un pareil régime dont ils ont entendu faire le droit commun de la France, comme étant le plus favorable à la prospérité de la famille? Non, certes. Ils ont donné, il est vrai, au mari le pouvoir absolu d'administrer et d'aliéner les biens communs, mais c'est en vue de l'intérêt de la famille. Dès que le mari agit dans un intérêt qui lui est particulier, la loi met fin à son pouvoir absolu en l'obligeant au rapport de tout ce qu'il prend dans la communauté. Cette restriction du pouvoir appartenant au mari est essentielle si l'on ne veut pas mettre la communauté à sa merci. Tel est le but de l'article 1437. Vainement dit-on que le mari peut dissiper et perdre les biens communs, et faire tout ce que bon lui semble, avec cette seule réserve qu'il ne s'avantage pas; cette réserve était insuffisante. Il se trouvera peu de maris qui s'amusent à dissiper et à perdre les biens communs; il s'en trouvera beaucoup qui spéculent sur la communauté et sur les biens. que la femme y met; ils s'en serviront pour améliorer leur patrimoine propre; ils y feront des constructions à d'excellentes conditions; le profit est pour eux, la perte pour la communauté, c'est-à-dire pour la femme. Il n'y a qu'un moyen de prévenir ces spéculations intéressées qui vicient le régime de communauté dans son essence, c'est de poser comme règle que le mari doit rapporter tout ce qu'il prend dans la communauté dans un intérêt qui lui est propre.

Chose remarquable! les auteurs modernes qui enseignent la doctrine traditionnelle n'ont pas reproduit les motifs que Pothier donne à l'appui de cette doctrine. Ils ne parlent plus du pouvoir absolu du mari, au moins quand il s'agit de dépenses utiles; à les entendre, il s'agirait, non de l'intérêt du mari, mais de l'intérêt de la communauté. Des travaux se font sur un fonds du mari ou de la

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