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523. Nous avons dit que la femme n'est pas tenue de faire inventaire pour jouir des priviléges que les articles 1471 et 1472 lui accordent (no 519). A notre avis, le mari n'a aucun de ces priviléges; mais, dans l'opinion générale, qui est aussi la nôtre, le mari a le droit de s'approprier, en biens de la communauté, notamment les immeubles, lorsque le mobilier est insuffisant. Faut-il, sous peine de déchéance, qu'il fasse inventaire pour établir Î'insuffisance du mobilier? Non; par la raison, qui est décisive, que la loi ne lui impose pas cette obligation et ne le frappe pas de cette déchéance. Il y a un arrêt en sens contraire, mais les considérants témoignent contre la décision. Dans l'espèce, le mari était resté en possession de tous les biens de la communauté sans faire constater, par un inventaire, la consistance du mobilier. Cette négligence, dit la cour de Caen, doit avoir pour conséquence de faire présumer qu'il a trouvé dans la communauté des valeurs mobilières équivalentes aux reprises qu'il avait à exercer; la cour en conclut que le mari ou ses héritiers ne pouvaient exercer leurs reprises sur les immeubles. Ainsi la cour déclare le mari déchu d'un droit légal sur une présomption qu'elle a imaginée! C'est dépasser le pouvoir de l'interprète (1). L'arrêt a été cassé pour d'autres motifs; celui que nous signalons suffisait pour entraîner la cassation, car la cour violait l'article 1350, et elle subordonnait le droit que l'article 1471 accorde au mari à une condition que la loi ignore, en sanctionnant cette obligation par la peine de déchéance; ce qui constitue un excès de pouvoir.

No 5. DES DROITS DE LA FEMME A L'ÉGARD DES CRÉANCIERS.

524. La faculté que l'article 1471 donne à la femme de se payer sur les biens de la communauté, par un prélèvement avant partage, lui donne un droit de préférence à l'égard de son mari, pour ce qui concerne ses reprises; le mari est copropriétaire des biens qui composent la masse, mais il ne peut exercer ce droit qu'après les prélèvements (1) Caen, 17 juillet 1857 (Dalloz, 1859, 1, 491).

que sa femme a le droit de faire; de sorte que la créance de la femme l'emporte sur la propriété du mari. Rien de plus juste que cette préférence. Les reprises que la femme est dans le cas d'exercer ont leur cause dans l'emploi que la communauté a fait des propres de la femme dans son intérêt. Dans les rapports de la communauté avec les époux, on peut dire que les reprises qui représentent les propres n'appartiennent pas à la communauté; si elle en est devenue propriétaire en vertu de son quasi-usufruit, c'est à charge de restitution, il faut donc les déduire de la masse; c'est seulement après cette déduction que la masse partageable sera formée et que le mari pourra en demander le partage.

525. La femme jouit-elle aussi de cette préférence à l'égard des tiers créanciers? Il faut d'abord distinguer les créanciers du mari et les créanciers de la communauté. Quant aux créanciers du mari, il est certain que la femme peut leur opposer son droit de préférence. La raison en est simple et décisive : les créanciers n'ont d'autres droits que ceux du débiteur, au nom duquel ils agissent; ce sont les droits du débiteur qu'ils exercent; ils sont soumis, dans cet exercice, aux mêmes restrictions que le débiteur luimême. Or, le mari n'a de droit sur les biens de la communauté que déduction faite des prélèvements de la femme; donc ses créanciers doivent aussi permettre à la femme d'exercer ses reprises, avant de pouvoir agir sur les biens communs ; la femme, ayant un droit de préférence à l'égard du mari, l'a par la force des choses contre les créanciers du mari. Nous venons de dire (no 515) que la femme peut exercer ses reprises sur les immeubles de la communauté, lorsque le mari a vendu sa part indivise dans ces immeubles; les acquéreurs sont des ayants cause du vendeur et n'ont d'autres droits que leur auteur. Si la femme peut opposer son droit de préférence aux tiers propriétaires, à plus forte raison peut-elle s'en prévaloir contre de simples créanciers chirographaires. Sur ce point, il n'y a aucun doute, et tout le monde est d'accord (1).

(1) Aubry et Rau, t. V, p. 362 et note 27, § 511. Colmet de Santerre, t. VI, p. 291, no 132 bis II.

526. Il en est autrement quand la femme est en concours avec les créanciers de la communauté; le mari, en s'obligeant, a obligé les biens communs, les créanciers ont donc un droit direct sur les biens de la communauté ; la femme ne peut pas leur opposer l'article 1166, comme elle peut l'opposer aux créanciers personnels du mari, car les créanciers de la communauté n'agissent pas en vertu de l'article 1166, ils agissent en vertu d'un droit qui leur est propre. Naît alors la question de savoir si la femme peut se prévaloir contre eux du droit de préférence que l'article 1470 lui donne contre son mari. C'était naguère une question célèbre, sur laquelle les auteurs étaient en désaccord avec la jurisprudence; la cour de cassation a fini par céder en répudiant une doctrine qu'elle avait consacrée par des arrêts répétés. Il y a un grand enseignement dans ces révolutions de la jurisprudence, et il faut nous y arrêter. Avant tout, il importe de préciser la question. Quand on demande si la femme peut opposer son droit de préférence aux créanciers, on entend parler des créanciers chirographaires; il va sans dire que ceux qui ont un privilége ou une hypothèque peuvent l'opposer à la femme ils restent sous l'empire du droit commun; cela n'a jamais fait de doute (1). Il faut encore faire une réserve pour l'hypothèque légale de la femme : elle peut l'exercer pour ses reprises; nous dirons, au titre des Hypothèques, sous quelles conditions et avec quels effets. La question que nous allons discuter est donc limitée au conflit de la femme avec les créanciers chirographaires; l'hypothèque légale de la femme est d'ordinaire hors de cause, parce que la femme et les créanciers agissent sur le mobilier de la communauté. Ce mobilier est le gage des créanciers: la femme peut-elle demander contre eux à prélever ses reprises en s'appropriant, jusqu'à due concurrence, des effets communs avant que les créanciers puissent exercer leur droit? Elle a ce droit à l'égard du mari, copropriétaire des biens communs : l'a-t-elle aussi à l'égard des créanciers de la communauté? Telle est la question.

(1) Rodière et Pont, t. II, p.358 et la note de la page 359, no 1087.

527. On s'étonne aujourd'hui qu'elle ait fait l'objet de si longs débats. La cour de cassation a jugé, chambres réunies, que la femme n'avait aucun droit de préférence à l'égard des créanciers de la communauté : simple créancière personnelle, elle n'a d'autre droit que les créanciers en général; on leur applique donc à tous, y compris la femme, cette disposition de l'article 2093 (loi hyp., art. 8): « Les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers, et le prix s'en distribue entre eux par contribution, à moins qu'il n'y ait entre les créanciers des causes légitimes de préférence. » La seule difficulté est de savoir si la femme est créancière personnelle de la communauté du chef de ses reprises. Cela a été jugé ainsi par la cour de cassation, chambres réunies, après un délibéré de trois jours fait peut-être unique dans les annales de la jurisprudence. On pourrait croire que la question doit être plus que douteuse. Eh bien, nous ne craignons pas de le dire, elle est très-simple, il n'y a pas un doute sérieux; les textes, les principes et la tradition sont d'accord pour décider que les reprises de la femme sont un droit de créance. Si les interprètes avaient plus de respect pour le texte de la loi, jamais il n'y aurait eu de controverse, ou un seul arrêt aurait suffi pour y mettre fin.

Nous disons que le texte du code décide la question. Il s'agit des reprises de la femme. Quand y a-t-il lieu à ces reprises? L'article 1433 répond : « S'il est vendu un immeuble appartenant à l'un des époux et que le prix en ait été versé dans la communauté, il y a lieu au prélèvement du prix au profit de la communauté, au profit de l'époux qui était propriétaire de l'immeuble vendu. » La femme a donc un droit au prix, qu'elle exerce par voie de prélèvement. Ce droit au prix est une récompense ou une indemnité. L'indemnité implique une perte causée à la femme et la réparation de cette perte. Voilà la matière d'un droit de créance il y a un créancier et un débiteur. L'article 1437 le dit en parlant des récompenses auxquelles la communauté a droit contre les époux : l'époux doit la récompense du profit personnel qu'il a tiré de la communauté. Ce mot doit indique une dette, un débiteur et un créan

cier; si l'époux est débiteur, la communauté est créancière. Or, les récompenses sont identiques, qu'elles soient dues à la communauté ou aux époux; si la communauté est créancière, l'époux est aussi créancier. L'article 1470, n° 3, reproduit cette expression : « Chaque époux prélève les indemnités qui lui sont dues par la communauté. » Donc le prélèvement est le mode de payement d'une créance; l'époux est donc créancier à raison des indemnités qu'il prélève (1).

Voilà les textes. Ils suffiraient pour décider la question de la nature des récompenses. Ce qui est dû par la communauté aux époux est une dette; donc la femme est créancière de la communauté. Les principes conduisent à la même conséquence. Quelle est la cause des récompenses? L'article 1433 indique la plus usuelle : des indemnités que l'époux réclame contre la communauté. Un propre de la femme est vendu, le prix est versé dans la communauté; la femme a le droit de prélever ce prix sur la masse. Quels sont les rapports qui naissent entre la communauté et l'époux à raison de ce versement? La communauté a la jouissance des deniers, elle n'en peut jouir sans les consommer; à ce titre, elle devient propriétaire, ou, comme le dit l'article 587, elle a le droit de se servir des deniers, à charge de les rendre lors de la dissolution. Cette charge est une obligation pour l'usufruitier, donc un droit de créance pour le nu propriétaire. Par analogie, la communauté, tenue d'une indemnité à raison du prix dont elle s'enrichit, est débitrice du prix à titre de récompense; donc l'époux en est créancier.

528. Si l'époux est créancier, il est sur la même ligne que tous les créanciers de la communauté; c'est dire qu'il vient à contribution avec eux. La conséquence est incontestable dès que le principe est admis; et le principe ne saurait être contesté, puisqu'il est écrit dans le texte de la loi. La tradition est en harmonie avec le code, qui n'a fait que la reproduire. Les témoignages abondent, il suffit à notre but d'en citer un seul, emprunté à un praticien;

(I) Colmet de Santerre, t. VI, p. 298, no 115 bis I.

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