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la cour suprême. Le mari avait fait une donation d'effets mobiliers à ses sœurs qui étaient ses héritières présomptives. Devait-il récompense? La cour commence par citer l'article 1422, qui permet au mari de donner sans le soumettre à une récompense. C'est déjà mal poser la question et mal raisonner. L'objet de l'article 1422 n'est pas de décider si le mari doit ou non récompense, le seul but de la loi est de déterminer ce que le mari peut donner. Puis la cour écarte l'article 1469 que le pourvoi invoquait pour en induire que cette disposition devait être appliquée par analogie; l'arrêt répond que l'article 1469 est absolument limitatif et ne s'applique qu'aux enfants dotés par le mari, que les donations faites à toutes autres personnes sont régies par l'article 1422. C'est dire qu'il n'est dû récompense que dans le cas de l'article 1422; qu'il n'en est pas dû dans les donations en général. Nous venons de prouver que cela n'est pas exact. Après avoir dit qu'il n'était pas dû récompense, la cour, en se fondant sur l'arrêt attaqué, dit que le mari n'avait retiré aucun profit personnel des donations faites à ses sœurs. Ce considérant est inutile s'il est vrai qu'il ne soit pas dû de récompense. Il suppose donc qu'il y a des cas où une récompense est due. Quels sont ces cas? La cour n'en dit rien; elle se borne à combattre un argument que le pourvoi faisait valoir. La donation faite à des successibles est rapportable, elle profite à la succession, donc au défunt; étrange argument que la cour repousse par le texte de l'article 1437: la loi ne soumet le mari à une récompense que lorsqu'il tire un profit personnel de la communauté. Est-ce que le rapport fait à la succession du donateur peut être qualifié de profit personnel pour le donateur (1)?

Ce qui nous confirme dans l'opinion que la cour de cassation confond les donations sujettes à récompense et les donations faites en fraude de la femme, c'est que la cour n'a point hésité à appliquer le principe de la récompense aux donations feites par les époux quand ils en retiraient un profit personnel. Telle est une donation faite avec

(1) Rejet, 30 avril 1862 (Dalloz, 1862, 1, 522).

charge, quand la charge profite au donateur; nous rapporterons l'espèce plus loin. Il en serait de même d'une donation rémunératoire : elle profite toujours au donateur, quand il acquitte une dette soit civile soit naturelle; dès lors il doit récompense.

45. Nous revenons aux donations que le mari fait à un enfant d'un autre lit; l'article 1469 décide que le mari doit récompense de ce chef. Dans notre opinion, cette disposition ne fait qu'appliquer le principe de la récompense. On dira si ce n'est que l'application du principe de l'article 1437, la disposition est inutile. Il y a quelque chose de spécial dans le cas prévu par l'article 1469. Quand, lors de la liquidation, on soutient que le mari doit récompense soit pour une libéralité, soit pour un acte à titre onéreux, c'est à celui qui réclame l'indemnité à prouver que le mari a tiré un profit personnel des biens de la communauté; question de fait que le juge décide. Dans le cas de l'article 1469, c'est la loi qui décide; c'est elle qui assujettit le mari à la récompense de tout ce qu'il prend dans la communauté pour doter l'enfant; le demandeur n'a aucune preuve à faire, sinon d'établir l'existence de la donation faite à titre de dot à l'enfant d'un premier lit; il ne doit pas prouver que le mari a tiré un profit de la libéralité. Pourquoi? Parce que la preuve du profit résulte de la nature même de la libéralité. Le père est naturellement obligé de doter ses enfants; or, rien n'est plus personnel qu'une obligation naturelle : le débiteur reconnaît, en payant, qu'il est obligé. C'est donc sur ses biens qu'il doit acquitter sa dette; on ne peut pas dire que c'est une dette de communauté, puisqu'elle ne peut être poursuivie contre la communauté. Il y a encore une autre raison pour laquelle la loi a cru devoir décider elle-même la question de récompense pour les donations faites à un enfant d'un premier lit. La récompense étant une question de fait, les tribunaux auraient pu juger qu'il n'y avait pas lieu à récompense; c'eût été encourager les pères à faire des libéralités à leurs enfants d'un autre lit aux dépens de la communauté. En d'autres termes, le législateur n'a pas cru devoir parler des libéralités ordinaires que peut faire

le mari; il n'est guère disposé à se dépouiller au profit d'un étranger et même d'un parent; tandis que la voix de la nature lui commande de doter ses enfants; et il les aurait dotés trop libéralement s'il avait pu le faire aux dépens de la communauté (1).

46. L'article 1469 ne suppose pas qu'il y ait fraude, puisqu'il ne soumet la donation qu'à une récompense, ce qui implique qu'elle est valable et qu'elle est maintenue. Si la donation était faite en fraude des droits de la femme, celle-ci en pourrait demander la nullité. Quand y a-t-il fraude? Nous l'avons dit plus haut (n° 39). Dans le cas de l'article 1469, la fraude sera plus difficile à établir, car la libéralité a une cause légitime, puisqu'elle a pour objet d'acquitter une dette naturelle. Néanmoins il pourra y avoir fraude si le mari, sous couleur de payer une dette que la nature lui impose, cherche à dépouiller sa femme des droits qu'elle a comme associée. Nous n'insistons pas, parce que la difficulté est de fait; c'est au juge de la décider d'après les circonstances de la cause. Notons seulement l'intérêt que la femme a d'agir en nullité plutôt que de demander une récompense. La récompense s'exerce sur la communauté et contre le mari; or, la communauté peut être épuisée et le mari insolvable. Dans ce cas, la femme est très-intéressée à poursuivre la nullité de la donation si réellement elle est frauduleuse, puisque son action réagit contre les tiers (2).

47. L'article 1469 a soulevé récemment une autre difficulté. Il parle d'une libéralité faite à un enfant pour le doter. En faut-il conclure que le mari peut faire une libéralité à un enfant d'un autre lit pour une autre cause, et que cette libéralité ne sera pas sujette à rapport? La cour de cassation a jugé que la disposition de l'article 1469 est Jrestrictive, en ce sens qu'il n'y a que les donations dotales pour lesquelles le mari doive récompense. Ainsi formulée la décision serait trop absolue et inexacte. L'article 1469 n'est pas une exception à la règle des récompenses, c'est

(1) Comparez Colmet de Santerre, t. VI, p. 145, no 66 bis VI. Rejet, 21 novembre 1871 (Dalloz, 1872, 1, 189).

(2) Colmet de Santerre, t. VI, p. 146, no 166 bis XI.

plutôt une application de cette règle (no 45). Toute libéralité, comme tout acte du mari, est sujette à récompense quand le mari en a retiré un profit personnel; donc aussi la donation faite à un enfant d'un premier lit, quand même cette donation n'aurait pas été faite à titre de dot. Seulement, s'il s'agit d'une libéralité ordinaire, c'est à la femme de prouver que le mari en a tiré un profit, car ce n'est plus une donation faite en l'acquit d'une obligation naturelle.

En réalité, la décision de la cour de cassation n'a pas la portée qu'on lui a donnée (1). S'il y a un reproche à lui faire, c'est d'avoir confondu la récompense avec la fraude. Le pourvoi a contribué à induire la cour en erreur. Il prétendait qu'il fallait appliquer l'article 911 à la libéralité que le mari fait à un enfant d'un premier lit et que, par suite, elle devait être annulée comme présumée faite par personne interposée en faveur du mari. C'était une erreur palpable, bien qu'elle soit professée par Merlin et Toullier. L'article 911 n'a rien de commun avec la donation que le mari fait à l'enfant d'un premier lit; il annule la libéralité faite à un incapable par personne interposée, c'est-à-dire à l'une des personnes que la loi déclare incapables de recevoir. Or, dans l'espèce, il ne s'agit pas d'une incapacité de recevoir, il s'agit de savoir si la donation est sujette à récompense, ou si elle est nulle comme étant faite en fraude des droits de la femme. C'est sur ce point qu'il y a confusion dans l'arrêt. Toute disposition, dit la cour, quoique faite en apparence au profit de personnes capables de recevoir, est susceptible d'être annulée lorsque en réalité, elle est destinée à enrichir le mari aux dépens de la communauté (2). Voilà la donation faite en fraude de la femme; la cour dit très-bien que pour qu'une donation puisse être annulée, il faut que le but frauduleux soit prouvé; et, dans l'espèce, la fraude n'était point constatée par l'arrêt attaqué. Mais la donation, quoique non frauduleuse, pouvait donner lieu à récompense s'il

(1) Voyez la note de Beudant sur l'arrêt de la cour. dans Dalloz, 1870, 1. 5. (2) Cassation, 23 juin 1869 (Dalloz, 1870, 1, 5).

avait été établi que le mari en avait retiré un avantage aux dépens de la communauté. C'est ce point que la cour semble confondre avec la donation frauduleuse. La différence est grande : la récompense suppose une donation valable, tandis qu'en cas de fraude la donation est nulle. Dans l'un et l'autre cas, le mari s'avantage aux dépens de la communauté, mais dans le cas de récompense, il le fait sans dessein de fraude; il ne faut donc pas dire que toute donation destinée à enrichir le mari aux dépens de la communauté est frauduleuse et nulle à ce titre.

48. La jurisprudence admet la validité d'une donation immobilière quand la femme concourt à l'acte. On a prétendu que ces donations donnaient lieu à récompense par elles-mêmes. Cette prétention ne pouvait être accueillie, car elle ne repose sur rien comment y aurait-il récompense alors qu'aucun des deux époux ne s'enrichit aux dépens de l'autre, ni aux dépens de la communauté? Dans une première espèce jugée par la cour de cassation, la donation était faite avec charge, et la charge, consistant en une rente viagère, était stipulée dans l'intérêt des donateurs. L'arrêt attaqué de la cour de Limoges distinguait très-bien la libéralité faite comme témoignage d'affection ou de reconnaissance et la charge la libéralité ne pouvait donner lieu à récompense, mais il en était autrement de la charge, puisqu'elle procurait un profit personnel aux donateurs. Ce dernier point a également été contesté; la rente viagère était stipulée au profit des deux époux; donc, disait-on, il n'y avait d'avantage personnel pour aucun. C'était mal raisonner. La cour de cassation rétablit les choses dans leur réalité : le profit était aléatoire, mais il n'en résultait pas moins de la donation; donc il y avait lieu d'appliquer le principe de la récompense (1). Si l'avantage n'existe qu'au profit de l'un des époux, celui-là seul devra récompense. Telle serait une donation au profit d'un enfant d'un premier lit par le mari avec le concours de la femme la femme ne tire aucun profit de la donation, donc elle ne doit aucune récom

(1) Deux arrêts de Rejet, 29 avril 1851 (Dalloz, 1852, 1, 25 et 26).

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