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prélèvement s'exerce en immeubles? Il nous semble que, dans l'opinion consacrée par la dernière jurisprudence de la cour de cassation, la réponse ne saurait être douteuse. Elle est fondée sur le principe que la femme n'a qu'un droit de créance; or, tous les droits de créance sont mobiliers, parce qu'ils tendont à mettre dans les mains du créancier une somme d'argent, c'est-à-dire une chose mobilière; on peut donc appliquer aux reprises cette vieille définition: Jus est mobile quod tendit ad mobile. Toutefois la question est controversée. Constatons d'abord quel est l'intérêt pratique du débat, si l'on applique aux reprises les principes qui régissent les droits mobiliers. La veuve qui a un droit de reprise dans une première communauté se remarie sous le régime de la communauté légale; son droit de reprise entrera-t-il dans l'actif de la communauté? Oui, puisque c'est un droit mobilier; si donc la première communauté se liquide et que la femme prélève ses reprises en immeubles, ces immeubles entreront en communauté, parce que la femme les reçoit à titre de reprise, c'est-à-dire de droit mobilier. De même si la femme ou le mari font un legs universel de leur mobilier, le légataire aura droit aux reprises, alors même que, lors de la liquidation de la communauté, les reprises s'exerceraient par un prélèvement sur les immeubles. Il n'y a qu'une restriction à faire à cette décision la volonté des parties contractantes fait leur loi, et l'intention du testateur fait aussi loi pour l'interprétation de ses dispositions; il faut donc avant tout voir ce que veut le disposant et ce que veulent les parties (1). C'est le droit commun.

536. Dans l'opinion qui a régné pendant cinq ans dans la jurisprudence sur les reprises de la femme, la nature des reprises dépendait du prélèvement. La femme étant censée les exercer à titre de propriétaire, son droit était considéré comme mobilier quand elle prélevait des meubles, et comme immobilier quand elle prélevait des immeubles. Un arrêt rendu par la chambre des requêtes, sous l'empire de la nouvelle jurisprudence, réfute dans des

(1) Aubry et Rau, t. V, p. 358, § 511, et les arrêts cités plus bas.

termes très-vifs cette doctrine qui est, en effet, étrange; elle est contraire à tous les principes du droit, dit la cour, et repose sur une confusion qui ne résiste pas à l'examen. Il y a dans la femme mariée deux personnes distinctes qui ont des droits d'une nature toute différente. En sa qualité de femme commune, elle a sur la communauté un droit de copropriété qui aboutit à une action en partage quand elle accepte la communauté. En qualité de créancière de la communauté, elle a contre elle une action à l'effet de se faire. payer le montant de ses reprises dont la communauté est débitrice; et de quoi la communauté est-elle débitrice? Des valeurs qui y ont été versées du chef de l'aliénation des propres de la femme; elle reçoit des valeurs, et elle doit les restituer; sa dette est donc mobilière, et partant le droit de l'époux est mobilier. On objecte que la femme exerce ses reprises par voie de prélèvement sur les biens de la communauté. Ce prélèvement change-t-il la nature du droit de reprise? La reprise ne consiste pas dans le prélèvement; ce prélèvement est un mode d'exercer la reprise, c'est-à-dire un mode de payement. Est-ce que la mode de payer une créance en détermine la nature? Non, certes. Donc la nature de la reprise reste la même, que l'époux créancier prélève des immeubles ou des meubles; mobilière dans son principe, elle reste mobilière, de quelque manière qu'elle s'exerce (1).

537. On est étonné de voir l'ancienne doctrine survivre à la nouvelle jurisprudence inaugurée en 1858 par les chambres réunies. MM. Rodière et Pont qualifient de méprise évidente la décision de la chambre des requêtes que nous venons d'analyser (2). En quoi consisterait cette prétendue erreur? On invoque le principe de la rétroactivité du partage, et on l'applique au prélèvement. Il nous semble que si méprise il y a, c'est de la part de ceux qui parlent de la rétroactivité du partage, alors qu'il n'y a pas encore de partage. En effet, les prélèvements sont une

(1) Rejet, 2 juin 1862, sur le rapport de Renault d'Ubexi (Dalloz, 1862, 1, 420).

(2) Rodière et Pont, t. II, p. 348, no 1082, et t. Ier, p. 302, nos 383 et suiv. Comparez Mourlon, t. III, p. 100. note. En sens contraire, Aubry et Rau, t. V, p. 357 et note 13, § 511.

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opération préliminaire au partage; c'est ce que dit l'article 1474: Après que les prélèvements des deux époux ont été exécutés sur la masse, le surplus se partage par moitié entre les époux et ceux qui les représentent. » Si le partage ne se fait qu'après les prélèvements, on ne peut pas dire que le prélèvement soit un partage. Ce qui prouve encore que les reprises des époux n'ont rien de commun avec le partage de l'actif, c'est que la femme a droit à ses reprises, alors même qu'elle renonce (art. 1493), et l'article 1494 dit que la femme renonçante peut exercer ses reprises, tant sur les biens de la communauté que sur les biens personnels du mari. Il est vrai que la question de savoir si la femme qui renonce a les mêmes priviléges que la femme qui accepte est controversée. Mais peu importe; ce qui ne peut être contesté, puisque la loi le dit, c'est que la femme renonçante a les mêmes reprises que la femme acceptante; le droit de reprise est identique dans les deux hypothèses; s'il est mobilier quand la femme renonce, comment serait-il immobilier lorsque la femme accepte? Quant à la rétroactivité du partage, il faut l'écarter. Nous l'écartons parce qu'il ne saurait être question de faire rétroagir un partage qui n'existe pas. Et on ne peut étendre aux opérations préliminaires du partage un principe que la loi établit seulement pour le partage. Il y a de cela une raison décisive, c'est que la rétroactivité du partage est une fiction, et on n'étend pas les fictions. Or, la doctrine que nous combattons établit une nouvelle fiction, la rétroactivité des opérations préliminaires du partage; les interprètes n'ont pas ce droit-là, quand même ils auraient les meilleures raisons pour faire rétroagir les prélèvements. Nous croyons inutile d'insister, les principes ayant une certitude absolue. La jurisprudence des cours de Belgique est en ce sens (1); les cours de France sont divisées (2).

(1) Cassation, 18 juin 1857 (Pasicrisie, 1857, 1, 319). Liége, 19 janvier 1850 (ibid., 1850. 2, 140). Bruxelles, 7 mars 1857; 12 janvier 1859; 16 novembre 1865; 18 juillet 1866 (ibid., 1857, 2, 14; 1864, 2, 34; 1866, 2, 174; 1867, 2, 259).

(2) Metz, 10 avril 1862 (Dalloz, 1862, 2, 141). En sens contraire, l'arrêt précité (p. 560, note 1) de la cour de cassation.

538. Il va sans dire que ces principes reçoivent leur application au cas où la femme renonçante exerce ses reprises. Peu importe que l'on accorde ou que l'on refuse à la femme renonçante les priviléges de la femme qui accepte, cela regarde l'exercice du droit, le mode de payement, et la nature du droit dépend de son objet et non de la manière dont il est exercé.

Par la même raison, le principe s'applique à toute espèce de reprises dues par la communauté, pour les indemnités du no 3 de l'article 1270, aussi bien que pour le prix des immeubles, cas prévu par le n° 2. Le principe est toujours le même; seulement en se plaçant au point de vue des objections que l'on fait à notre opinion, on peut dire qu'il y a un argument à fortiori dans le cas prévu par le n° 3. Ainsi quand la femme s'oblige solidairement avec son mari dans l'intérêt de la communauté, elle a droit à une indemnité. Comment soutenir, dans ce cas, que la créance de la femme est immobilière? Elle demande à être dédommagée d'une obligation; elle doit une somme d'argent, et elle a droit, à titre d'indemnité, à une somme d'argent. Tout est mobilier dans ce fait juridique. Qu'importe après cela comment se règle le payement?

II. Les prélèvements sont-ils une dation en payement?

539. On a souvent comparé le prélèvement à une dation en payement. Il y a, en effet, une analogie apparente. L'époux, créancier de la récompense, a droit à une somme d'argent; c'est ce que nous venons d'établir pour prouver que son droit est mobilier; en payement de cette somme d'argent, il prélève des meubles ou des immeubles; voilà, en apparence, une dation en payement. Toutefois la doctrine et la jurisprudence sont d'accord pour décider qu'il n'y a pas de véritable dation en payement. Aux termes de l'article 1243, le créancier ne peut être contraint de recevoir une autre chose que celle qui lui est due, et il va de soi qu'il ne peut demander que ce qui lui est dû. Si donc le créancier d'une somme d'argent reçoit en paye

ment une chose mobilière ou immobilière, cela se fait par concours de consentement, c'est-à-dire par une convention nouvelle qui équivaut à une vente, en ce sens, du moins, qu'elle est translative de propriété. Est-ce ainsi que les choses se passent en cas de prélèvement? Non; c'est une masse qui est débitrice; cette masse n'est pas une personne civile, elle n'a même plus de représentant dans le mari, puisque la communauté est dissoute; les deux époux ou leurs héritiers liquident, celui qui est débiteur rapporte à la masse ce qu'il doit, celui qui est créancier prélève ce qui lui est dû, et il fait ce prélèvement en effets de la communauté; c'est un droit pour lui, il l'exerce sans le concours de consentement de son conjoint ou de ses héritiers; c'est la loi qui règle ainsi le mode de payement des récompenses. Il y a une autre différence plus importante entre la dation en payement et le prélèvement. Le débiteur qui, du consentement du créancier, lui donne en payement un meuble ou un immeuble, donne une chose qui lui appartient dans le but d'en transférer la propriété, aussi la dation en payement est-elle essentiellement translative de propriété. Il n'en est pas de même quand l'époux, créancier d'une indemnité, prélève ce qui lui est dû en effets de la communauté; la masse sur laquelle il fait le prélèvement est une masse indivise dont il est copropriétaire; en prélevant un effet de la communauté, il prend en payement de ce qui lui est dû une chose dont il est copropriétaire par indivis; il ne peut s'agir de transférer la propriété à celui qui est déjà propriétaire. Le prélèvement n'opère donc pas une translation de propriété, c'est une liquidation de créances et de dettes qui se fait d'après des règles particulières, ce qui évite la lenteur et les frais d'une vente à laquelle, à défaut de prélèvement en nature, les parties intéressées auraient dû procéder (1).

540. Du principe que le prélèvement n'est pas un acte translatif de propriété suivent des conséquences très-importantes. Quand le débiteur donne un immeuble en payement de ce qu'il doit, il s'opère une translation de pro

(1) Aubry et Rau, t. V, p. 365, note 31, § 511, et les autorités qu'ils citent. Comparez les arrêts cités plus loin (nos 540 et 541).

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