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colportait jusque dans les hameaux. On en faisait à la portée de tout le monde. On écrivait des romans, on faisait des contes pour ceux qui n'auraient pu supporter quelque chose de plus solide; on composait des pièces de théâtre pour ceux qui ne lisaient pas : l'Encyclopédie, espèce de gouffre où l'on jetait pêlemêle les choses bonnes et mauvaises, toujours incohérentes et disparates, était pour les savants. Il y avait concert et émulation pour détruire. Bientôt plus rien ne restait debout; l'athéisme était proclamé comme un principe régénérateur.

Pour le coup, Voltaire trouvait que son armée était allée trop loin, et il donna l'ordre de battre en retraite, et de s'arrêter devant le dogme de l'existence de Dieu. Il avait peur des athées. « Si le monde, disait-il, était gouverné par des athées, il vaudrait autant être sous l'empire de ces êtres infernaux qu'on nous peint acharnés contre leurs victimes (1).» «Non, s'écriait-il, je veux que les princes et leurs ministres reconnaissent un Dieu, et même un Dieu qui punisse et pardonne: sans ce frein, je les regarderai comme des animaux féroces, qui certainement me mangeront quand ils auront faim (2). » Mais le philosophe avait beau faire, la brèche était faite : le point de l'existence de Dieu ne sera point épargné, et la France sera gouvernée par des athées.

Le clergé se plaignait amèrement de tant de coups portés à la religion. Les évêques répandaient des instructions pastorales, faisaient des remontrances au roi, et s'adressaient aux ministres pour les engager à ne point souffrir ce scandale; la Sorbonne y (1) Homélie sur l'athéisme.

(2) Lettre à Villevieille, 26 août 1768.

opposait ses censures. Mais les réclamations du clergé, les censures de la Sorbonne, les condamnations des évêques, les proscriptions de l'index, devenaient un sujet d'émulation pour ceux qu'elles frappaient. Elles montraient que l'ouvrage avait porté ; c'est le succès qu'on ambitionnait, et l'on ne craignait pas la réprobation, qui était d'ailleurs un titre de gloire. Car, plus les évêques condamnaient, plus le public applaudissait. Le monde élégant avait adopté les nouvelles doctrines. La philosophie, devenue une affaire de mode, avait pénétré dans les châteaux, dans les salons de la bourgeoisie, dans les académies, dans les conseils des ministres, et jusque dans le palais des rois. Catherine II, Frédéric II, l'empereur Joseph et son frère Léopold, et la plupart de leurs ministres, étaient philosophes. Le clergé luimême n'avait pas été exempt de la contagion. Les nouvelles doctrines s'étaient introduites dans les couvents et dans les rangs du clergé séculier; on voyait des moines philosophes, on voyait des prêtres dans l'école de Voltaire. L'abbé Raynal travaillait de concert avec Diderot, Deleyre et le baron d'Holbach, et se distinguait par ses blasphèmes (1). La Sorbonne avait beau censurer ses écrits, cette faible digue était emportée par le torrent (2). Il n'y avait plus que le Parlement qui pût se faire écouter, parce qu'il avait le droit de mettre obstacle à la publication, et de faire emprisonner l'auteur. Mais on trouvait le moyen d'éluder ses proscriptions. Quand un ouvrage était condamné, on le distribuait sous le manteau, on le faisait paraître comme étant imprimé à (1) Mémoires pour servir à l'Hist. ecclés., t. III, p. 27. (2) Ibid.

Londres ou en Hollande. Ce mystère, ces difficultés mises à la circulation, donnaient à l'œuvre le mérite de la rareté, et la faisaient rechercher avec plus d'empressement (1). Puis, Malesherbes, qui était à la tête de la librairie de 1750 à 1768, et qui était partisan de la liberté de la presse, favorisait la circulation des nouveaux livres, et indiquait aux philosophes les moyens d'éviter la rigueur des lois. Il ne prévoyait guère que ces beaux livres le conduiraient à défendre la tête de Louis XVI, et à porter la sienne sur l'échafaud (2).

Rousseau, esprit inquiet, bizarre, âme exaltée, homme indéfinissable, ne s'est pas rangé sous les étendards de Voltaire, quoique celui-ci eût fait des avances pour l'y enrôler. Il n'aimait pas Voltaire, comme il l'a déclaré à lui-même, et il affectait du mépris pour ses disciples, qu'il trouvait tous fiers, affirmatifs, dogmatiques même dans leur prétendu scepticisme, n'ignorant rien, ne prouvant rien; triomphants quand ils attaquent, sans vigueur quand ils se défendent, n'ayant des raisons que pour détruire, et ne s'accordant que pour disputer (3).

Ce sont eux qu'il attaque, quand il établit en vrai théologien, et avec un charme qui entraîne et par des raisons qui n'ont jamais été réfutées, nonseulement l'existence de Dieu, mais la liberté de l'homme, la spiritualité de l'âme, l'existence d'une autre vie et les récompenses futures, et quand il représente avec une noble indignation le vide que creuse l'absence de ces vérités.

(1) Hist. parlem., édit. compacte, t. I, p. 151.
(2) Idem. Biogr. univ., art. Malesherbes.
(3) Émile, liv. IV.

Fuyez, dit-il, fuyez ceux qui, sous prétexte d'expliquer la nature, sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu'eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner, pour les vrais principes des choses, les inintelligibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés jusqu'à la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l'espoir de la vertu, et se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n'est nuisible aux hommes je le crois comme eux, et c'est, à mon avis, une grande preuve que ce qu'ils enseignent n'est pas la vérité (1). »

Ce morceau est évidemment dirigé contre Voltaire et ses associés, qui avaient l'habitude de s'appeler les bienfaiteurs du genre humain.

Il les attaque avec plus de véhémence encore dans plusieurs autres passages de son Émile.

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L'irréligion, dit-il, et en général l'esprit raisonneur et philosophique, attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l'intérêt particulier, dans l'abjection

(1) Émile, liv. IV.

du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société; car ce que les intérêts particuliers ont de commun est si peu de chose, qu'il ne balancera jamais ce qu'ils ont d'opposé. Si l'athéisme ne fait pas verser le sang des hommes, c'est moins par amour pour la paix que par indifférence pour le crime... Ces principes ne font pas tuer les hommes (la révolution française montrera le contraire), mais ils les empêchent de naître, en détruisant les mœurs qui les multiplient, en les détachant de leur espèce, en réduisant toutes leurs affections à un secret égoïsme, aussi funeste à la population qu'à la vertu...

« Que tous les autres hommes fassent mon bien aux dépens du leur, que tout se rapporte à moi seul; que tout le genre humain meure, s'il le faut, dans la peine et dans la misère, pour m'épargner un moment de douleur et de faim: tel est le langage intérieur de tout incrédule qui raisonne. Oui, je le soutiendrai toute ma vie, quiconque a dit dans son cœur, Il n'y a point de Dieu, et parle autrement, n'est qu'un menteur ou un insensé (1). »

Tel est le jugement que porte Rousseau sur les doctrines de l'école de Voltaire. Il ne trouve pas d'expression assez forte pour qualifier ses détestables systèmes. C'est toujours contre la même école qu'il fait un magnifique éloge de J. C. et de sa doctrine. Voltaire avait abaissé le fondateur du Christianisme, nié sa divinité. Il l'avait comparé aux philosophes anciens, et contesté sa supériorité sur eux.

(1) Émile, liv. IV.

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