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LETTRE DE SAINT-JUST, A M. D'AUBIGNY

Le 20 Juillet, 1792.

«Je vous prie, mon cher ami, de venir à la fète. Je vous en conjure; mais ne m'oubliez pas, toutefois, dans votre municipalité. J'ai proclamé ici le destin que je vous promets. Vous serez un jour un grand homme de la république. Pour moi, depuis que je suis ici, je suis remué d'une fièvre républicaine qui me dévore et qui me consume. J'envoie par le même courrier, à votre frère, la deuxième. Procurez-vous la dès qu'elle sera prête. Donnez-en connaissance à MM. de Lameth et Barnave; j'y parle d'eux. Vous m'y trouverez grand quelquefois. Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris. Je me sens de quoi surnager dans le siècle. Compagnon de gloire et de liberté, prêchez dans vos sections. Que le péril vous enflamme! Allez voir Desmoulins; embrassez-le pour moi, et dites-lui qu'il ne me reverra jamais. Que j'estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, par qui j'ai pénétré dans son ame, et qu'il craint que je le trahisse! Dites-lui qu'il n'abandonne pas la bonne cause, et recommandez-le lui, car il n'a point encore l'audace d'une vertu magnanime. Adieu, je suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout; mais je dirai la vérité. Vous êtes tous des lâches qui ne m'avez point apprécié; ma palme s'élèvera pourtant et vous obscurcira peut-être. Infâmes que vous êtes ! je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n'ai pas d'argent à vous donner. Arrachez-moi le cœur et mangez-le; vous deviendrez ce que vous n'êtes point grands!

« J'ai donné à Clé un mot par lequel je vous prie de ne pas lui remettre d'exemplaires de ma lettre. Si vous le faisiez, je le regarderais comme le trait d'un ennemi. Je suis craint de l'Administration et envié, et tant que je n'aurai pas un sort qui me mette à l'abri de mon pays, j'ai tout ici à ménager. Il suffit; j'espère que Clé reviendra les mains vides ou je ne vous le pardonnerais pas.

<< O Dieu! faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome!

Mon parti est pris, cependant. Si Brutus ne tue point les autres, il se tuera lui-même ! »

Epaulé par Maximilien Robespierre, Saint-Just fut nommé député du département de l'Aisne à la Convention nationale. Brutus ne languit plus loin de Rome, et il put se servir de son poignard avant de descendre dans la tombe. Il parut à la tribune le 13 novembre 1792 : c'était son début dans la carrière parlementaire. Tel il fut pendant le régime de la terreur, tel il se montra ce jourlà, sombre, fanatique, rhéteur inflexible, échafaudant des amplifications boursoufflées sur un thème qu'il devait user à force de s'en servir les crimes des tyrans, la conspiration de l'étranger, la corruption des aristocrates. Il avait à peine vingt-quatre ans; il sortait pour ainsi dire du collége; il avait encore présents à l'esprit, avec toute leur rudesse et leur crudité classique, les meurtres politiques dont les poètes et les historiens ont dénaturé si souvent la cause et le but. Il rêvait chaque nuit de la mort de Charles Stuart et des vingt-deux coups de poignard qui délivrèrent Rome de son tyran, et il se demandait, avec une horrible naïveté d'écolier, pourquoi l'on employait tant de formes avec Louis XVI, lorsqu'il était si facile de l'envoyer à la mort. Il s'étonnait de bonne foi que les hommes, au dix-huitième siècle, fussent moins avancés que du temps de César, et que l'on crut nécessaire de faire son procès à un prince assassin de son peuple, et que l'on avait surpris en flagrant délit, les mains dans le sang. Les gens qui font des révolutions à demi, disait-il, ne parviennent qu'à se creuser un tombeau. Partant de ce principe, tous les excès lui paraissaient légitimes pour compléter la révolution, et il n'avait qu'un pas à faire pour arriver à l'affreux régime de la terreur.

Nous avons trouvé, épars dans nos divers récits, plusieurs des actes de la vie publique de Saint-Just. Nous savons que, spécialement chargé par Robespierre des rapports sur les conspirations intérieures, au nom du Comité de salut public dont il était membre, c'est. lui qui demanda et qui obtint la tête des Girondins, celle des Hé

bertistes et des partisans de Danton. Nous l'avons vu frapper Camille Desmoulins, pour une spirituelle plaisanterie du Vieux Cordelier sur l'importance qu'il se donnait. L'ame se serre de douleur, lorsque, en allant au fond des faits politiques, nous découvrons tant de haines particulières, tant de misérables vengeances d'amour-propre, derrière les grandes questions de nationalité et d'inté rêt public qui furent agitées et résolues par la Convention nationale. On a souvent répété, et nous sommes les premiers à le reconnaître, que le gouvernement révolutionnaire, dont Saint-Just, Robespierre et Couthon furent les triumvirs, sauva l'unité de la France, et jeta les bases de la société actuelle. Des écrivains sérieux ont écrit: <«< Est-ce à nous, parés des dépouilles du privilége abattu, d'insulter aux vainqueurs? Est-ce à nous d'appeler la flétrissure sur la tombe de ceux qui vécurent dans les alarmes et qui périrent misérablement pour nous assurer la jouissance des avantages sociaux dont nous sommes si fiers? » - Non, ce n'est pas à nous à traîner dans la fange des pamphlets, la génération dont nous avons hérité; ce n'est pas à nous à anathématiser en masse une époque qui s'est immolée de ses propres mains à notre profit; mais c'est à nous à éclairer avec le flambeau de l'histoire, le sombre dédale de 1793, et à faire à chacun la juste part d'éloge ou de blâme, d'estime ou de mépris qui lui est due. Certes, le supplice des Girondins, celui de Camille et de Danton, les massacres de Septembre et les rigueurs épouvantables des représentants du peuple en mission, ont été de quelque utilité pour notre déplorable patrie; mais s'ensuit-il que nous devions placer au rang des grands hommes et des bienfaiteurs de l'humanité, sans aucune espèce d'examen, tous les provocateurs de ces terribles coups d'État ? Et c'est dans ce cas, surtout, qu'il est bon de jeter un coup-d'œil sur la vie intérieure de ces révolutionnaires fameux, pour nous défendre d'une admiration trop exclusive envers eux. Que de fois les mauvaises passions, la haine, la jalousie, le dépit, ont été leurs seuls moteurs, tandis qu'ils se proclamaient à haute voix les sauveurs de la patrie. Desmoulins dit de Saint-Just: Il porte sa tête comme

un Saint-Sacrement. Saint-Just, qui n'entend pas raillerie quand il s'agit de sa gravité républicaine, répond qu'il lui fera porter la sienne comme un saint Denis. Desmoulins monte sur l'échafaud, pour son épigramme, et le supplice des Dantonistes communique une nouvelle énergie, donne une nouvelle force au Comité de salut public, qui avait besoin de tant de force et de tant d'énergie pour maintenir la France intacte, au milieu des assauts de l'Europe coalisée. Dresserions-nous des autels au héros de grand chemin qui, dans l'espoir d'une riche dépouille, trancherait les jours de notre ennemi mortel, et nous sauverait ainsi la vie?

Attribuant avec raison nos revers au désordre qui régnait dans les états-majors de l'armée, et aux rivalités de nos généraux, SaintJust fut le premier qui proposa à la Convention nationale de diriger elle-même, par l'entremise de ses Comités, nos opérations militaires. On vit alors des représentants du peuple, revêtus de pouvoirs illimités, se rendre sur les frontières, et exercer une dictature sans bornes sur tous les points où l'ennemi avait remporté quelques avantages. Notre armée du Rhin, entre autres, était dans un complet découragement. Toutes nos lignes avaient été forcées. Les Prussiens et les Impériaux menaçaient Strasbourg, et cette place si importante était livrée aux intrigues du parti royaliste. Le général Wurmser était parvenu à s'y ménager des intelligences, et il espérait y entrer bientôt par la trahison. Le Comité de salut public chargea Saint-Just lui-même et son collègue Lebas, du soin d'écraser, dans cette ville, la faction de l'étranger, tandis que Robespierre le jeune et Salliceti se rendaient dans le même but à l'armée d'Italie. Arrivés à Strasbourg, les deux représentants y organisèrent la terreur, créèrent une commission populaire, et «< s'élevèrent à la hauteur des circonstances, » pour nous servir du langage de Robespierre. Les aristocrates, les municipaux, les employés civils et militaires qui avaient trempé dans la conspiration, furent punis du dernier supplice, et la place fut sauvée. Saint-Just confia le commandement au général Hoche; nous reprimes l'offensive sur les lignes de Weissembourg; les deux armées

de la Moselle et du Rhin opérèrent leur jonction, et nos frontières furent délivrées, en quelques semaines, de la présence des coalisés Bien différent de la plupart de ses collègues en mission, qui ne paraissaient jamais sur le champ de bataille et ne savaient manier d'autre glaive que celui du bourreau, Saint-Just montra, en plusieurs rencontres, le plus grand courage. Il marcha au feu avec nos volontaires que ranimait son ardeur belliqueuse; il paya de sa personne, et son écharpe de représentant du peuple servit plus d'une fois de signe de ralliement à nos jeunes recrues inexpérimentées.

Le député de l'Aisne se trouvait de nouveau en mission auprès de nos armées, lorsqu'une rupture définitive éclata entre Robespierre et les membres des deux Comités. La victoire capricieuse se fixait enfin sous nos drapeaux, et les puissances coalisées reculaient chaque jour devant le choc impétueux de nos braves soldats. Toutes les vieilles réputations militaires s'en étaient allées; mais une brillante pléiade de généraux était sortie des rangs de nos armées. Une révolution s'était opérée dans notre tactique militaire; l'Europe, frappée de stupeur par nos succès, commençait à regarder la révolution comme un gouvernement sérieux, et désespérait tout bas de la cause de la légitimité. Tandis qu'elle s'en tenait encore, pour nous attaquer, à ses vieux capitaines et à ses vieilles routines, nos jeunes guerriers improvisaient sous le canon une nouvelle manière de combattre. Désormais, la victoire nous fut acquise, jusqu'au moment où nos adversaires, instruits à notre terrible école, nous surprirent le secret de notre force. Saint-Just opérait des merveilles à l'armée du Nord. Grace à son audace et à son fanatisme qui ne connaissaient pas de mesures, la victoire avait été mise à l'ordre du jour. Marceau, Jourdan, Championnet et Kléber avaient été placés par cet audacieux tribun, entre l'ennemi et le tribunal révolutionnaire. Ils devaient vaincre, sous peine de passer par les armes. Les coalisés vinrent nous offrir le combat dans le champ de Fleurus. Saint-Just fit former un cordon derrière l'armée, avec ordre de sabrer tous les fuyards; il déclara en outre que

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