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Le fondement de la théologie hébraïque se résume donc dans la double idée de la Toute-Puissance et de la Providence de Dieu, d'un côté, de l'anéantissement et de la résignation de l'homme, de l'autre côté. C'est un monothéisme prédominant; et sous ce rapport il est l'opposé de la théologie brahmanique; mais comme le panthéisme prédominant de celle-ci va au monothéisme, de même le monothéisme de l'autre va, sous divers rapports, au panthéisme. Ainsi déjà l'idée du néant des êtres en présence de Dieu, le seul Etre qui Est, renferme en germe le panthéisme par confusion, non pas de Dieu avec les créatures, mais de confusion, d'absorption des créatures en Dieu. Toute chair est de l'herbe, dit Isaïe (Livre 6, 7, 8, 17, 18); <toute gloire est comme la fleur d'un champ. L'herbe s'est desséchée « et la fleur est tombée quand l'esprit de Dieu a soufflé dessus. Le << peuple est vraiment de l'herbe, l'herbe sèche, la fleur tombe; << mais le verbe de Dieu demeure éternellement. Toutes les nations < sont devant lui, comme si elles n'étaient pas; elles sont comme un «rien, comme un vide. A qui ferez-vous ressembler Dieu? » Ainsi encore l'idée de la Providence universelle de Dieu, de son omni-présence substantielle, renferme dans elle un grain de panthéisme. Il y a même une analogie de ce panthéisme avec le panthéisme brahmanique et chinois. Selon le livre des Proverbes, dit M. Lenoir dans l'ouvrage déjà cité, la raison éternelle existait dès le principe, avant toute chose, étant là quand le Père étendait les cieux; se jouant dans l'orbe des êtres (VIII, 22, 27, 31); étant partout où n'est pas la mort.....; répandue dans toutes les œuvres et dans toute chair, selon l'Ecclésiaste (1, 10)..,; nous ayant dans sa main, nous et nos discours, selon le Livre de la sagesse (VII, 16)... ; une et multiple...; subtile, agile, pénétrante, active, bienfaisante, aimant l'homme, infaillible, pouvant tout, voyant tout, contenant avec soi tous les esprits, intelligible, pure, atteignant partout, la vapeur de la vertu de Dieu, l'émanation de sa clarté, la lumière éternelle, immuable et renouvelant tout ce qui change, répandue parmi les nations (Ibid, 22, 27)...; premier artisan des ouvrages de l'homme et des grandes vertus, de la justice et de la science; type enfin de la beauté que l'homme a vue dans les grandes choses dont il a fait des dieux (Sap. XIII, 2, 3, 6, 10). ›

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Nous ferons encore voir plus loin un point de doctrine de la théologie hébraïque qui la rapproche du panthéisme brahmanique.

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Quoique la doctrine de la déification des créatures soit repoussée par la théologie hébraïque, cependant cette répulsion ne se retrouve plus si expressément quant à la manière selon laquelle la Genèse envisage la création de l'homme. Suivant elle l'homme est formé à l'image de Dieu et son âme est un souffle de Dieu; par conséquent il contient en lui quelque chose de la divinité; il est le roi et le maître de la création terrestre, qui se rapporte à lui. Mais la préoccupation constante de la théologie hébraïque d'établir la distance infinie qui existe entre Dieu et l'homme et la subordination, ainsi que l'anéantissement de celui-ci vis-à-vis de Dieu, reparaît d'une manière saillante dans la légende du premier péché de l'homme. Dieu lui défend de toucher aux fruits de l'arbre de la science du bien et du mal; et lorsqu'Adam a transgressé la défense de Dieu, il est chassé du Paradis, de peur qu'il ne touche à l'arbre de vie; car dit Jehovah : « Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous, sachant le bien et le mal, que maintenant il n'aille pas étendre la main et prendre aussi de l'arbre de vie et en manger et vivre dans l'Eternité. » L'homme est puni pour n'avoir pas voulu servir Dieu, non servion, et pour avoir voulu devenir l'égal de Dieu, l'un des Dieux. Ici l'opposition des deux théologies apparaît dans tout son éclat. Dans la théologie brahmanique l'homme est déifié; portion immortelle de Dieu, il est sorti de Dieu et rentre dans Dieu; par conséquent il possède en lui, comme Dieu, la notion du bien et du mal, ou il confond en lui le dualisme du bien et du mal, ainsi que Dieu. Dans la théologie hébraïque la distance doit être maintenue entre Dieu, éternel et connaissant ou possédant en lui le dualisme du bien et du mal, et l'homme, tiré du néant par Dieu, ne vivant et ne connaissant que par l'effet de la volonté divine. Si l'homme dérobe à Dieu la notion du bien et du mal, comme Prométhée dérobé le feu du ciel, c'est pour lui une déchéance; car dans Dieu le dualisme bien et mal se résout dans sa Toute-Puissance absolue; dans l'homme il se manifeste, au contraire, dans un état relatif de puissance et d'impuissance, de grandeur et de petitesse, de bonheur et de misère, état de luttes et de fluctuations constantes, de changements perpétuels.

Nulle part le sentiment de cette dualité relative, de cette lutte, de cette fluctuation entre le bien et le mal, entre la grandeur et la petitesse et l'impuissance, entre le bonheur et la misère, l'espérance et la désespoir, la consolation ou la joie et la tristesse, nulle part les

sentiments de la grandeur de Dieu, de l'anéantissement et de la résignation finale de l'homme, vis-à-vis de Dieu ne sont exprimés avec des accents aussi énergiques et presque surhumains que dans le Livre de Job. Ce livre est le plaidoyer le plus sublime de l'humanité déchue, qui a le souvenir de ses grandeurs passées et les espérances de ses grandeurs futures, en même temps que le sentiment de son néant actuel devant la grandeur de la Toute-Puissance de Dieu. En voici quelques fragments: « L'homme né de la femme vit un petit nombre de jours et il est rassasié de peines. Il surgit comme la fleur de l'herbe et il est foulé aux pieds; il fuit comme l'eau, il glisse comme l'ombre. Est-il digne de vous Seigneur de regarder ce, je ne sais « quoi, qu'on appelle un homme et de vous mesurer avec lui, dans ⚫ un jugement entre vous et lui ?........ Pourquoi l'homme ne peut-il « pas entrer en jugement avec Dieu, comme son égal? Pourquoi donc <les impies vivent-ils dans l'opulence?....... Parmi les hommes, les uns meurent pleins de jours, riches et heureux, les autres dans l'amertume de leur âme, sans avoir goûté aucun bien; et cepen<dant tous dorment ensuite également dans la poussière, et les vers < rampent également sur leurs cadavres !..... Qu'on ose m'accuser! Que le Tout-Puissant me réponde. Eh quoi! qui prétendez-vous donc gourmander? Est-ce celui qui nous a donné la vie et la parole? • Devant sa pensée les ténèbres de la mort palpitent, la mer frémit avec tous les habitants de ses abîmes. Il fait porter et il étend la « voûte des cieux sur le vide; il fait flotter la terre sur le néant. Il < condense les eaux dans les nuées et les nuées soutiennent leur propre < poids..... Que puis-je répondre au Seigneur, moi faible créature? « J'adore et je me tais... Oui, je m'accuse, je m'anéantis moi-même. Je vais expier mon ignorance et mon audace dans la poussière et << dans la cendre.... Nu, je suis sorti du sein de ma mère, la terre, <nu, j'y rentrerai. Dieu m'a donné, Dieu m'a repris. Que sa volonté soit faite et que son nom soit loué! » L'on voit déjà dans ces derniers passages le germe de l'humilité et de la résignation chrétiennes. Dans aucune théologie, l'intervention surnaturelle de Dieu dans les choses d'ici-bas et son gouvernement direct ne paraissent d'une manière plus sensible et plus évidente que dans la théologie hébraïque. Le Dieu personnel, non seulement a tout créé et réglé, mais il intervient directement dans la production des phénomènes particuliers de la nature. Il fixe, dirige ou arrête le cours des astres, règle les sai

sons ou intervertit leur cours, dirige les nuages et le feu céleste, commande aux eaux de la mer et aux cours des fleuves, fertilise la terre ou la dessèche, envoie les, fléaux dévastateurs, convertit les substances, fait parler les animaux, adoucit leur caractère féroce, fait jaillir l'eau des sources, fait couler des ruisseaux de lait et de miel, envoie des épidémies, la stérilité ou l'abondance des récoltes. Mais c'est dans la vie de l'homme que l'action de cette Providence se manifeste de la manière la plus saillante. L'homme, placé par la main de Dieu de l'abîme du néant dans le domaine de la réalité, pauvre, délaissé, nu, ignorant, avait besoin de l'assistance continuelle de son créateur et maître. Dieu sera l'impulsion première et la cause première de ses actes et de ses pensées les plus intimes. Au paradis terrestre, Dieu assiste continuellement l'homme, converse avec lui, l'instruit, comme un père instruit son enfant. Il veut qu'il continue à demeurer dans cet état de surbordination, qui constitue son innocence. Il ne doit pas avoir d'autre volonté que celle de Dieu et il doit se laisser conduire en lesse par Dieu, comme un enfant par sa mère. Mais dès qu'il veut avoir une volonté propre, dès qu'il veut connaître le bien et le mal, comme Dieu les connaît, il intervertit l'ordre providentiel qui faisait son bonheur. De là sa chûte, sa nudité, ses misères et sa rentrée dans le néant. — L'histoire de l'humanité, telle qu'elle est esquissée par l'Ancien-Testament, n'est que le témoignage répété de l'intervention directe, réelle, agissante de Dieu dans les diverses phases de la vie des descendants du premier homme, jusqu'à l'avènement du Messie promis.

Dieu, dans la théologie hébraïque, n'est donc pas le Dieu abstrait et isolé des théistes: quoique distinct de la nature et de l'homme, il n'en est pas séparé absolument. S'il n'est pas mêlé à tous les phénomènes du monde, à tous les actes de la vie humaine, si son action semble se concentrer sur le théâtre où vivent le peuple d'Israël et ses ancêtres, si cette action n'est pas continue, si elle se manifeste à l'état intermittent et en quelque sorte occasionnel, du moins là où elle se manifeste, elle le fait d'une manière virtuelle, sensible et efficace. S'il ne s'incarne pas dans l'homme ou dans les créatures, comme dans la théologie brahmanique, il se manifeste du moins souvent par des formes sensibles, dans le buisson ardent, dans les nuages; il a des bras; il a des yeux; il parle le langage des hommes; il écrit la loi ; il a des passions, comme les hommes ; il est jaloux, il s'irrite, il se

repent, il est triste, il se contredit, il emploie des ruses et des subterfuges; bien plus, il souffre, accomplit ou fait accomplir des actes réputés mauvais par nos idées modernes: tels sont, l'inceste de Loth, le concubinage d'Abraham et de Jacob, les supercheries de Jacob, les concussions de Joseph, la fourberie du prophète Balaam, le vol des vases aux Egyptiens, accompli par les ordres de Dieu, le massacre de 20,000 Israélites par les mêmes ordres, pour délit d'idolatrie, celui de 24,000 Madianites, parce qu'un Israélite avait cohabité avec une Madianite, l'infanticide de Jephté par suite d'un vou fait à Dieu, l'action de vouer en holocauste au Seigneur le roi des Cananéens et son peuple, la cruauté de Moïse à l'égard des peuplades voisines de la terre de Canaan, dont il n'épargne ni les femmes ni les enfants, tout cela sur les ordres de Dieu et prévu par Dieu, quatre cents ans auparavant (1er Livre de Moïse, chap. 15, ve Livre. chap. 20, etc.). Enfin le prophète Isaïe va jusqu'à mettre les paroles suivantes dans la bouche de Jehovah : « C'est moi qui forme la lu<mière et qui forme les ténèbres, qui fais la paix et qui crée les maux. « Je suis le Seigneur qui fais toutes ces choses (45 7.) >

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Par ce dernier passage et par les faits qui précèdent, la théologie hébraïque se rapproche encore du panthéisme de la théologie brahmanique, où Dieu, dans ses incarnations terrestres, apparait sous les formes et avec les passions des hommes, et quelquefois sous les formes d'autres créatures, où le bien et le mal émanent de lui et se confondent en lui. Car, si le rapport d'union entre Dieu et le monde n'est pas permanent et absolu, dans la première de ces théologies, comme dans la seconde, la séparation n'y est pas non plus absolue, et le rapport d'union y est au moins relatif et successif, par le dogme de la Providence. Chacune de ces théologies peut donc être considérée comme le correctif et le complément de l'autre. La théologie brahmanique peut emprunter à la théologie hébraïque sa distinction de Dieu et du monde et corriger ainsi sa confusion panthéistique de Dieu avec l'univers (quoiqu'elle n'y soit pas absolue, comme nous l'avons vu) par le dogme hébraïque de la Providence, qui fait en quelque sorte défaut dans la première. Par contre celle-ci peut emprunter à l'autre l'idée d'un rapport continu et universel avec le monde et corriger ainsi le caractère restreint, relatif, local et périodique sous lequel elle envisage l'action de la Providence.

C'est surtout dans la question du bien et du mal que les deux

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