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sans oser en sortir. Mais revenons au lendemain du 20 mars.

Lorsque, le 20 mars au soir, j'avais engagé la Reine, tout épuisée de fatigue, à faire violence au sommeil accablant qu'elle éprouvait, je croyais le courrier que l'on envoyait au prince Eugène prêt à partir; moi-même j'avais écrit à la hâte à la grande-duchesse de Baden et à la princesse Auguste, femme du prince Eugène. Dans ma précipitation, je ne savais en vérité ce que je leur avais mandé; mais, comme il fallait pour ce courrier un passe-port du ministre des affaires étrangères, son départ fut retardé de vingt-quatre heures; et, avant qu'il se mît en route, le duc de Vicence était venu prier la Reine, de la part de l'Empereur, d'écrire à l'impératrice Marie-Louise, et de l'assurer du bonheur qu'il aurait à la re

voir.

La Reine fit ce que l'Empereur désirait, sans demander d'explication, quoiqu'il lui parût fort extraordinaire qu'il n'écrivît pas luimême à sa femme et qu'il la chargeât d'une telle mission; ensuite elle pensa qu'il était peut-être un peu piqué contre celle qui l'avait en quelque sorte abandonné, et que ne voulant pas lui ôter tout espoir de raccommodement,

il prenait ce biais pour lui donner le courage de revenir en France, et même d'insister près de son père, pour rejoindre un mari qui lui avait toujours montré tant d'affection. Sûr comme il l'était de sa tendresse, il laissait son indulgence expliquer la conduite de sa femme, et attribuait à sa jeunesse et à sa timidité le peu de caractère qu'elle avait montré au moment de la catastrophe de 1814. Telles furent au moins les pensées de la Reine, et elle écrivit à sa belle-soeur une lettre tout encourageante, inspirée par l'idée qu'elle s'était faite du désir de l'Empereur, d'après la seule phrase qui lui avait été indiquée comme substance de sa lettre.

Ce même jour, pendant que Boutikim et le duc de Vicence conféraient chez moi, je rejoignis la Reine. Labédoyère vint la voir; elle le retint à dîner, nous l'entourions à l'envi, et c'était à qui le féliciterait d'avoir le premier rejoint l'Empereur à la tête de son régiment; aussi, dans tous les lieux où il avait passé, en venant de Grenoble à Paris, il avait été accueilli, fêté, entouré; c'était le héros du jour.

Quant à lui, toujours grave et sérieux, il repoussait les compliments. «J'ai agi pour mon

>> pays, disait-il, et parce que je suis convaincu » que l'Empereur seul convient à la France, » qu'il peut seul lui conserver sa gloire et lui » donner les constitutions qu'elle désire. Je >> ne m'estimerais pas si j'étais passé à lui par >> entraînement ou par un intérêt quelconque; >> bien au contraire, je perds la fortune que >> les Bourbons rendaient à ma famille; je perds » peut-être l'affection de ma femme, qui est » partie avec sa mère, en me reprochant de » l'avoir oubliée, sacrifiée !!...

» Qu'importe! Au reste, je crois avoir épar»gné à mon pays de grands malheurs, de » grandes réactions politiques; et si j'ai im» molé mon bonheur à cette noble cause, je >> ne m'en repentirai jamais! >>

En écoutant cet excellent jeune homme, on se sentait l'âme élevée; tant de désintéressement, tant de noblesse, rappelaient les temps héroïques, dont les sentiments se perdent tous les jours; et puis on se sentait attendri, en remarquant un nuage de tristesse répandu sur ce noble visage.

La Reine, voyant cette impression pénible, chercha à la calmer en lui rappelant que la tendresse de sa femme ne pouvait manquer de la ramener bientôt près de lui.

<< Son reproche est juste, disait ce digne » jeune homme ; j'ai sacrifié son intérêt, ce» lui de sa famille si dévouée aux Bourbons, >> aubien de mon pays. Je ne m'en repens pas; >> mais je conçois qu'elle puisse douter main>> tenant de ma tendresse, et il est difficile d'ê» tre heureux après cela. » Un soupir à demi étouffé laissa voir plus de sensibilité qu'il ne voulait en montrer.

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Écrivez tout de suite à votre femme ce que >> vous éprouvez, dit vivement la Reine, et >> vous verrez si elle ne reviendra pas promp

>>tement.

>> Oui, elle reviendra, dit-il; mais com» ment effacer un premier reproche, motivé » en quelque sorte par l'affection dont on ne » doutait pas auparavant?

>> Une femme est ramenée facilement, re» prit la Reine, quand elle a réellement ai» mé; votre vie entière, employée à la ren» dre heureuse, lui fera oublier un instant >> de chagrin.

- » A présent, reprit Labédoyère, je n'au» rai plus qu'à m'occuper de son bonheur, » car je ne veux aucun emploi ; j'ai refusé >> l'Empereur, qui voulait me nommer géné» ral; je lui ai dit que je ne voulais pas de fa

>> veur pour une action que j'avais faite >> de conviction; et aujourd'hui il n'a plus >> besoin de moi, à moins qu'il n'y ait la » guerre. »

Il nous conta ensuite comment il avait rejoint l'Empereur à Vizille, qui est un bourg assez fort, à distance de trois lieues en avant de Grenoble. « Une dépêche du général Mar

chand, nous dit-il, qui commandait la sep» tième division militaire, m'arriva par exprès » le 4 mars au soir, à Chambers, où se trouvait >> mon régiment; il m'ordonnait de le réunir au

plus vite, d'aller contre Bonaparte, qui ve»> nait de débarquer à Cannes, et d'arrêter sa >> marche aventureuse sur Grenoble.

>> J'étais bien décidé de lui conduire mon >> régiment, étant sûr que mes soldats suivraient >> en tout ma volonté; mais, ne voulant pas com» promettre ceux de mes officiers qui auraient >> été d'un avis contraire, je les réunis en cercle » devant le front du régiment, et je m'expri» mai ainsi d'une voix forte: Messieurs, » viens de recevoir l'ordre de me porter en » avant, et de m'opposer au retour de l'Em» pereur, qui vient de débarquer en France; >> marchons-nous contre lui, ou marchons» nous pour lui? - Pour lui! pour lui! pour

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