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reur Alexandre, reprit le duc, réclamer sa protection, lui demander des passeports.

- » Je sais bien! répondit la Reine, après un instant de réflexion, que je ne puis me passer de protection; devant quitter la France, traverser toute l'armée ennemie, il me faut une sauve-garde; mais j'aimerais mieux la devoir à l'empereur d'Autriche qu'à tout autre souverain: il ne me doit rien, je n'ai jamais compté sur sa bienveillance, je ne me suis point trompée sur ce que j'en attendais, et il m'en coûterait moins de lui avoir cette espèce d'obligation qu'à ceux qui me devraient des procédés qu'ils n'ont pas eus.

>> S'il en est ainsi, madame, attendez ce qui sera décidé sur vous; car je sais que les souverains tiennent conseil à cet égard; ils se partagent les résidences de la famille de l'empereur Napoléon, et il est possible qu'un reste de respect pour des relations de parenté porte l'empereur d'Autriche à se mettre en avant dans cette circonstance. >>

La Reine, qui sur le sujet qu'elle venait de traiter avec le duc de Vicence n'était pas d'accord avec lui, l'était pourtant sur bien d'autres points plus importants. Il n'appar

III.

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tenait qu'à une femme distinguée comme elle et à un homme remarquable comme l'était le duc de Vicence, de bien juger ce qui se préparait pour la France. Le parti triomphant, aveuglé par l'enivrement de ses succès, était peut-être de bonne foi dans les illusions qu'il se faisait sur la conduite des Alliés et sur le bonheur que leurs princes préparaient à la France; et le grand nombre de leurs partisans aimaient mieux les croire que de prévoir des malheurs qu'il n'était plus temps d'éviter.

Il y avait parfois des rassemblements dans les faubourgs, on y proférait des cris séditieux (c'est ainsi que cela s'appelait), et comme on ne voulait pas, par amour-propre, convenir que le peuple n'était pas content, on préférait dire que c'était la Reine qui payait ces manifestations si peu en harmonie avec la joie populaire que les belles dames s'efforçaient de montrer dans les rues et aux Tuileries.

Les oeillets rouges remplaçaient les violettes du printemps; et comme bon nombre de gens mécontents en portaient, on prétendit encore que c'était la Reine qui avait imaginé ce nouveau signe de ralliement.

A mon grand étonnement, Boutikim vint

me voir et ne me cacha point tout le danger de la position de la Reine; il m'assura que l'empereur Alexandre lui portait véritablement intérêt, et qu'il lui conservait la même amitié. Je lui témoignai toute la peine que j'avais à le croire d'après sa conduite présente ; je m'exhalai en plaintes contre son souverain, et lui contai bien au long mes griefs.

«Ne lui en voulez pas, me dit-il, il n'est pas le maître de faire ce qu'il veut ; et puis d'ailleurs ne serait-il pas en droit d'en vouloir un peu à la Reine? Eh! pourquoi? N'a-t-elle pas écrit des lettres à son frère? une, entre autres, arrivée dans une bouteille, et dont on a parlé à Vienne? Je ne sais ce que vous voulez dire. » Je reconnaissais aux paroles de Boutikim l'histoire que m'avait rapportée madame de Saint-Aulaire et je voulus en avoir le coeur net; mais il n'était pas facile de le faire parler: un diplomate est toujours sur la réserve. Je lui fis je ne sais pas combien de questions avant qu'il me dît tout ce que je désirais savoir. C'était, qu'une lettre de la Reine à son frère, arrivée à Vienne dans une bouteille, avait été interceptée; qu'on en avait donné connaissance à l'empereur Alexandre qui y était fort maltraité; que

plusieurs copies faites sur l'écriture originale de la Reine avaient circulé chez les souverains réunis à Vienne, et dans les mains de leurs ministres.

J'y ai bien souvent pensé depuis, et comme il est très-positif que la Reine n'a jamais écrit, ni à son frère ni à personne, un seul mot désobligeant sur l'empereur Alexandre, dont elle faisait beaucoup de cas; qu'elle n'a jamais envoyé de lettre dans une bouteille à qui que ce soit; il est certain que toute cette affaire était une fable, une machination diabolique contre la Reine, pour la brouiller avec l'empereur Alexandre, et pour l'éloigner du prince Eugène, dont il était réellement devenu l'ami. Il est affreux de penser jusqu'où peuvent aller les intrigues de la politique, puisqu'on ne peut pas supposer autre chose, sinon que l'on avait contrefait l'écriture de la Reine, et substitué cette fausse lettre à celle qu'elle avait écrite à son frère. Pour en arriver à de pareilles infamies, il faut y avoir un grand intérêt, et il n'est pas difficile de trouver quels étaient, au congrès de Vienne, les plus grands ennemis de l'empereur Napoléon, et conséquemment de sa famille.

Je reviens à la visite de Boutikim : il n'insista

pas sur cette lettre, dont la seule pensée merendait furieuse; il voulait probablement me laisser penser que, vraie ou fausse, son Empereur était au-dessus de pareille susceptibilité; mais il insista beaucoup sur ce que son souverain n'était pas maître de faire ce qu'il voulait, sur ce qu'il devait compte, dans les circonstances où il se trouvait en France, de ses moindres démarches aux souverains ses alliés; sur ce qu'ils s'étaient engagés réciproquement, les uns les autres, à ne rien faire que d'un commun accord. Puis Boutikim ajouta, en prenant un air mystérieux, qu'il en avait beaucoup coûté à l'empereur Alexandre de ne pas voir la Reine, qu'il en avait eu l'intention bien arrêtée; mais que Louis XVIII avait tellement insisté pour qu'il n'en fit rien, que son Empereur n'avait su comment lui en refuser la promesse; qu'il avait été peiné de voir un vieillard aussi tenace dans sa demande, et que, craignant qu'il ne poussât l'instance jusqu'à formuler sa demande à genoux, il avait été obligé d'engager sa parole de ne pas voir la Reine.

Cette importance attachée à une démarche si simple de politesse vis-à-vis d'une femme, et ce tableau d'un roi de France suppliant

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