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malheurs des ennuis d'affaires qu'elle n'aurait jamais dû connaître.

Je revis encore madame de Krüdner. A présent que je réfléchis à tout ce qui est arrivé de malheureux, après le retour des Bourbons en 1815, je ne comprends pas comment cette femme si bonne, si sensible, si bienfaisante, si compatissante aux souffrances du genre humain, ne chercha pas à soustraire quelques victimes aux réactions qui commençaient. Certainement cela était en son pouvoir, si elle avait usé de l'immense ascendant qu'elle avait pris sur l'esprit de l'empereur Alexandre; elle aura sans doute compté pour peu de chose la destruction de ce corps périssable, et se será peut-être contentée de prier pour ces âmes rappelées instantanément devant leur juge suprême. Car il n'est pas possible de douter d'un coeur comme celui de cette créature angélique. On ne peut non plus mettre en doute l'empire qu'elle exerçait sur l'esprit du plus puissant des souverains réunis à Paris, empire tout moral, basé sur l'élévation des sentiments de cette femme remarquable par ses vertus, par cette piété exaltée qui la détachait entièrement des intérêts de ce monde, par cette éloquence en

traînante qui versait dans l'âme du potentat le mépris des grandeurs, pour y placer en première ligne les pieuses convictions dont sa nouvelle amie faisait passer les consolations dans son coeur.

C'est de madame de Krüdner qu'est venue la première idée de la sainte-alliance, dont on a fait depuis un principe politique. Un soir que j'étais près d'elle, et qu'elle me contait le sujet de ses entretiens avec l'empereur Alexandre, elle me fit part qu'elle l'exhortait à arborer la bannière du Christ. « Le règne du Sauveur viendra, sire, lui disait-elle, gloire et bonheur à ceux qui auront combattu pour lui! Malédiction et malheur à ceux qui se seront élevés contre lui! Formez une alliance sainte de tous ceux qui sont fidèles à la foi ; qu'ils jurent de combattre d'un commun accord tous ces novateurs qui veulent abattre la religion, et vous triompherez éternellement avec elle !... »

Je ne sais si c'est d'après ses conseils que l'empereur Alexandre se conduisit; toujours est-il que, partant pour aller en Champagne passer une revue générale de toutes ses troupes, il exigea de madame de Krüdner qu'elle l'accompagnât, et qu'elle passât avec lui l'in

spection de ces nombreux bataillons et escadrons réunis pour recevoir les encouragements et les grâces de leur maître. Certes, nul homme au monde ne craignait plus que l'empereur de Russie le ridicule, que l'on sait si bien répandre en France sur ce qu'il y a de plus respectable et de plus sacré, comme sur ce qu'il y a de plus blåmable ou de plus burlesque; pour le braver, comme il le faisait, en affichant ainsi ses relations avec madame de Krüdner, il fallait que le besoin de sa présence et de son approbation l'emportât sur tout. Car l'âge, le visage de la pieuse inspirée, ses cheveux blonds jadis, aujourd'hui argentés; le tout ne formait plus d'elle une conquête à produire aux yeux des méchants qui auraient pu vouloir malignement interpréter ces relations.

XV.

Une tache éternelle.

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Pressentiment au sujet de M. de Lavalette Madame Dépréville et sa fille. - Libéralités de la Reine. Le mobilier ambulant. - Le docteur Léveillé. - La duchesse de Raguse. Notre Dame des exilés. - L'abbé Bertrand.-M. Appel, chevalier au visage de Kalmouk. - La poulet et le demoiselle. — La confusion des genres. — Le bonheur d'un puriste. M. de Canouville.

On conspire pour le duc d'Orléans. La bienfaisance en route. -L'infortune soulage la misère. - Fausse alarme. -Attentat contre la Reine par les gardes royaux. —M. de Na... et M. de Nan........, principaux auteurs du désordre.-Les grandes dames de Dijon. - Affreuse situation. Les rodomontades de ces messieurs. Le général LiLes rages d'un garde-du-corps.

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ger Belair et son stratagème.

Scènes de regrets, les bons s'en vont, les mauvais restent. · La Reine obligée de protéger sa sauve-garde.

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Le vieillard incrédule

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Revenons à cette bonne Reine, que l'on a vue se mettre en route, et qui, en partant, avait du moins pu emporter la consolation que l'empereur Napoléon ayant quitté à

temps Paris, était en sûreté, et que les soins qu'elle lui avait prodigués avaient eu le résultat qu'elle désirait, celui d'assurer sa retraite. Hélas! si son départ eût retardé de vingt-quatre heures, elle aurait appris, par les journaux du 18 juillet, la nouvelle positive de l'arrestation de l'empereur Napoléon sur le Bellérophon, bâtiment de guerre anglais, auquel il

s'était donné volontairement. Cette violation du droit des gens a laissé sur une grande nation une tache éternellement indélébile. La Reine ne le sut que beaucoup plus tard; moi j'en fus accablée : qu'allait devenir l'Empereur? quel serait son sort, à présent que des ennemis sans honte levaient le masque et foulaient aux pieds toutes les convenances et le respect que l'on doit à un ennemi vaincu?

Ce nouveau malheur fut bientôt suivi d'un autre, qui vint aussi me frapper au cœur : Lavalette, le bon, l'aimable, le digne Lavalette fut arrêté le 20 juillet; et l'inquiétude que j'en éprouvai pour lui fut, hélas! le triste pressentiment du sort qui le menaçait, et auquel il n'échappa plus tard que miraculeusement, et par le sang-froid et le dévouement de sa femme.

J'avais hâte de quitter Paris, de fuir les

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