Page images
PDF
EPUB

sa composition ne diminue de charme et de prix; qu'elle ne blase et fatigue le public en parlant aux yeux sous toutes les formes; qu'elle ne s'use et ne vieillisse par la satiété qu'amène la prodigalité des reproductions. Il n'en est pas de ces traductions comme de la translation d'un livre d'un idiome dans un autre. Un livre gagne à la popularité qui le met dans toutes les mains; s'il est naturalisé dans plusieurs langues, l'original n'en est que mieux connu et plus demandé. Un objet d'art, au contraire, gagne à se produire avec réserve, et doit souvent une partie de son prix à sa rareté.

Dans l'opinion contraire, non-seulement on conteste que la jurisprudence ait eu juste raison de regarder comme une contrefaçon une copie qui, n'étant faite que dans la vue d'un changement complet de destination, ne peut diminuer ni le profit, ni la gloire de l'œuvre originale; mais on va plus loin, et l'on soutient que cette jurisprudence est parfaitement conciliable avec celle qui permet de reproduire par les procédés d'un autre art les œuvres d'un art différent d'abord parce que plus les procédés diffèrent et s'éloignent, moins la concurrence est possible; ensuite, et surtout, parce que l'imitation d'un art par un autre ne peut jamais s'effectuer par une copie servile, et exige, au contraire, un emploi divers et nouveau des forces de l'intelligence.

Je pense, quant à moi, que l'une ou l'autre de ces solutions. ne doit point être portée à l'extrême ; et qu'il est sage d'adopter la distinction introduite par la loi prussienne, que je citerai tout-à-l'heure, entre les arts plastiques et les arts délinéatoires.

De même donc que la loi défend formellement au graveur de copier le dessinateur ou le peintre, de même, pour rester fidèle à l'esprit de la loi, on ne doit pas permettre qu'un dessinateur copie une gravure, qu'un peintre s'empare de la composition d'une gravure ou d'un dessin.

Mais le sculpteur pourra copier le dessinateur ou le peintre, et le peintre ou le dessinateur copier le sculpteur. Ces arts

diffèrent trop essentiellement, soit dans leurs résultats matériels, soit dans leurs effets artistiques, soit dans la nécessité de leur composition, soit dans le talent d'exécution qu'ils exigent, pour qu'ils puissent se nuire l'un à l'autre ni commercialement, ni intellectuellement.

Le sculpteur ne pourra pas copier le sculpteur. On ne pourra pas transporter une statue, un bas-relief, une médaille à des ornemens de bronze ou à des modèles de pendules. Si on tolérait ces imitations, on verrait bientôt naître une fraude dont les progrès récens de l'industrie rendraient les conséquences très graves. Aux procédés de moulage anciennement connus, des découvertes récentes ont ajouté des procédés par le moyen desquels on obtient, non par imitation, mais mécaniquement, et dans telles proportions que l'on veut, je ne dirai pas des copies, mais des reproductions qui, aux dimensions près, sont absolument identiques. Ajoutons d'ailleurs qu'il est de toute équité d'accorder aux arts plastiques, comme aux arts délinéatoires, toutes les applications de leurs œuvres, quelle qu'en soit la destination. Il n'y a pas plus de différence entre une statue et un modèle de pendule, entre un bas-relief ou une médaille et un ornement de bronze, qu'entre un tableau et une gravure ou un devant de cheminée.

Dans l'espèce suivante on a jugé qu'un fabricant de bronze avait pu, sans délit, imiter un tableau; et en outre que cette imitation n'ôtait pas à toute autre personne le droit de faire une imitation nouvelle. Cet arrêt se concilie parfaitement avec la jurisprudence qui déclare que l'on ne peut, sans contrefaçon, copier servilement un modèle de bronze imité d'un tableau.

M. Picot avait conclu avec M. Vittoz, fabricant de bronze, un traité par lequel il lui avait cédé le droit exclusif de reproduire en France son tableau représentant Raphaël et la Fornarina. Un autre fabricant de bronze ayant fabriqué une pendule sur le même modèle fut condamné comme contrefacteur, par jugement du 5 août 1831.

« Attendu que Vittoz a régulièrement acheté de Picot le droit exclusif de reproduire en bronze la Fornarina, et que l'artiste créateur d'une idée en est le propriétaire absolu, de telle manière qu'on ne peut la reproduire qu'après avoir obtenu son consentement ou sa cession. » Ce jugement fut infirmé, le 14 décembre 1831, par la cour royale de Paris. (1)

« Considérant que la loi du 19 juillet 1793 a limité la propriété des auteurs, compositeurs, peintres et dessinateurs au droit exclusif de vendre, faire vendre et distribuer leurs ouvrages ou les gravures qu'ils en auront fait faire; que ce droit ne peut être étendu à la reproduction desdits ouvrages au moyen d'un art essentiellement distinct dans ses procédés comme dans ses résultats; qu'ainsi l'imitation d'un tableau ou d'une gravure, en tout ou en partie, par l'art de la sculpture, de la moulure, de la ciselure, ne constitue pas le délit de contrefaçon ; que ce délit dans le sens et suivant l'esprit de la loi pénale, indépendamment de l'imitation plus ou moins complète, doit être considéré sous le point de vue de la possibilité d'une concurrence commerciale pouvant causer un préjudice à l'auteur; que cette concurrence ne saurait exister entre des ouvrages de peinture ou de gravure, et des ouvrages de sculpture ou de moulure.....; que le peintre n'a pu céder à Vittoz, fabricant de bronzes, plus de droits qu'il n'en avait lui-même, et que lé droit de propriété d'un tableau ne s'étend pas jusqu'à celui d'empêcher l'imitation ou la reproduction de la composition par les procédés d'un autre art essentiellement distinct, tel que la sculpture; qu'il est constant au procès que Bertren, pour exécuter le bronze dont il s'agit, n'a pas employé le procédé de contremoulage réprouvé dans le commerce des fabricans de bronze; que, dès-lors, c'est par une fausse application des lois de la matière que Bertren a été condamné comme contrefacteur par le jugement dont est appel. >>

(1) Dalloz, 1832, 2, 81.

pa

42. On peut, sur les questions examinées dans les deux ragraphes précédens, consulter avec fruit la loi de Prusse du 11 juin 1837 qui a réglé avec soin les principales questions que cette matière offre à résoudre, et a évité les solutions trop absolues. Elle a défendu (SS 21, 22 et 23) les reproductions de dessins, tableaux et sculptures, même dans des proportions différentes, à moins de changemens assez importans pour constituer par eux-mêmes une œuvre d'art. Elle a permis les emprunts réciproques que peuvent se faire les arts délinéatoires et les arts plastiques, autorisant la reproduction d'un tableau par une sculpture, d'une statue par un dessin (S 24). Elle a permis d'employer les objets d'art comme modèles, pour les produits des manufactures, fabriques et métiers ($25), sans qu'il faille conclure de cette liberté d'imitation laissée à l'industrie, que les travaux et modèles des diverses branches de fabrication puissent être servilement copiées par d'autres fabrications de même nature. Elle a cherché à concilier les droits qui s'attachent à la conception première et ceux qui peuvent résulter de la possession de l'œuvre originale (S 26, 27 et 28); ce qui est une occasion fréquente de difficultés, sur l'examen desquelles nous aurons à revenir. Enfin elle s'est expliquée sur les reproductions par des procédés mécaniques (S 29).

Les diverses prévisions de cette loi sont sages et habiles. Il est à désirer qu'elles passent dans la législation française; et dans le silence de nos lois elles peuvent guider notre jurisprudence, sauf toutefois en ce qui concerne les SS 26, 27 et 28, qui, exigeant des formalités spéciales, modifient l'existence du droit par des conditions que nos tribunaux ne seraient pas compétens pour ordonner en l'absence de dispositions législatives.

43. La distinction que nous avons faite, pour les écrits et pour les compositions musicales, entre les copies faites dans des vues de spéculation et les copies que chacun a le droit de faire pour son plaisir, ou pour ses études, est applicable aux arts

du dessin. Mais je ne mets pas en doute que si chacun est libre de faire de telles copies totales ou partielles, pour son propre usage, il n'est pas permis d'en faire ensuite un objet de commerce; et l'auteur de l'original est en droit de s'opposer à la vente de ces copies, même lorsque d'abord elles ont été faites à titre licite.

44. Quant au droit d'exhibition, il nous paraît tenir non pas au droit de l'auteur, mais au droit de propriété mobilière du corps matériel de l'oeuvre. Il appartiendra donc au propriétaire de l'objet.

45. En examinant plusieurs des questions relatives aux arts du dessin, j'ai dû, pour ne pas interrompre les démonstrations, empiéter quelque peu sur le chapitre suivant consacré à indiquer quelles productions sont objets de privilège. J'aurai soin de rappeler ces points en quelques mots dans ce prochain chapitre, afin de conserver la sévérité de méthode, indispensable à l'ordre et à la clarté des idées, que j'ai mis tous mes efforts à atteindre dans le cours de cet ouvrage. Quant à ce qui concerne les dessins de fabrique, objets d'une législation spéciale, nous nous en occuperons dans les chapitres suivans.

[ocr errors]
« PreviousContinue »