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édit décida que tout ouvrier devrait être porteur d'un livret et ne pourrait quitter son maître sans un congé écrit. Un autre édit de 1781 portait peine d'amende contre tout ouvrier sans livret et contre le patron qui embaucherait un ouvrier non porteur d'un livret et d'un congé du précédent maître. Ces deux édits ne concernaient que les ouvriers de l'industrie.

Sans avoir jamais été abrogés expressément, ils cessèrent d'être exécutés durant la période révolutionnaire.

Lorsque l'ordre se rétablit, un des premiers soins du gouvernement nouveau fut de faire, pour l'industrie qui n'en avait plus, quelques règles imitées le plus souvent de celles qui existaient sous l'ancienne monarchie. C'est ainsi qu'une loi du 22 germinal an XI exigea que tout ouvrier fût porteur d'un livret délivré : à Paris, Lyon et Marseille, par un commissaire de police; ailleurs par le maire. La première feuille du livret devait contenir le nom et le signalement de l'ouvrier. Tout ouvrier engagé par un patron devait lui présenter son livret pour que la date de son entrée y fût mise; ce même patron inscrivait sur le livret la sortie de l'ouvrier avec mention qu'il était libre d'engagement ou que des avances lui avaient été faites et en indiquant alors le montant de ces avances. Le patron chez qui l'ouvrier s'engageait ensuite devait faire, pour payer le précédent, une retenue des deux cinquièmes, au plus, du salaire. Le patron pouvait même retenir le livret de tout ouvrier qui n'avait pas accompli ses obligations, soit qu'il n'eût pas payé les avances reçues, soit qu'il n'eût pas achevé le travail promis. Or, retenir le livret de l'ouvrier c'était, en fait, et à ce moment du moins, l'empêcher de trouver à s'engager ailleurs.

Ces dispositions légales furent changées en quelques points en 1851 et 1854, dans le sens d'un adoucissement. La loi du 14 mai 1851 porte que le livret ne peut être retenu par le patron que si l'ouvrier n'a pas achevé le travail qu'il s'était engagé à faire. Si ce travail est fini, l'ouvrier peut exiger son livret même sans avoir remboursé les avances reçues. Le patron peut seulement alors en faire mention sur le livret, et le nouveau maître qui occupera l'ouvrier doit les retenir, mais la retenue ne peut excéder 30 francs au total, ni être supérieure en quotité au dixième du salaire.

La loi du 22 juin 1854, après avoir rappelé que les ouvriers industriels des deux sexes doivent être munis de livrets, porte que ces livrets sont délivrés par les maires; à Paris et à Lyon, ils sont délivrés par les préfets de police. Nul patron ne peut engager un ouvrier si celui-ci n'est porteur d'un livret; il fait sur ce livret mention de l'entrée de l'ouvrier dans son établissement, et reproduit sur un registre qu'il garde les mentions du livret nom et date d'entrée de l'ouvrier, date de la sortie et indication des avances reçues, s'il y en a. Le livret reste aux mains de l'ouvrier, et le patron (à son défaut le fonctionnaire qui a délivré le livret) y mentionne la date de la sortie avec l'indication des avances faites, mais pour une somme de 30 francs au plus. Il ne peut y mettre aucune anno

tation en bien ou en mal. Le livret visé par le maire ou le préfet de police sert de passeport. L'ouvrier sans livret est puni d'une peine de simple police.

Le décret du 30 avril 1855 règle l'exécution de la loi et y ajoute obligation pour l'ouvrier de présenter son livret à toute réquisition de l'autorité. Pouvoir fut donné aux autorités locales de prendre des mesures spéciales à l'endroit des livrels.

A ces lois principales s'ajoutaient trois lois spéciales: celles des 18 mai 1806 et 7 mars 1850, spéciales à l'industrie lyonnaise, et celle du 13 février 1852 applicable seulement aux colonies.

La première loi, celle du 18 mai 1806, est celle qui commença l'organisation des tribunaux de prud'hommes en établissant d'abord ceux de Lyon. Elle portait en outre que tout fabricant serait tenu d'avoir deux livrets pour chacun de ses métiers (il s'agissait des métiers à tisser la soie) délivrés par les conseils de prud'hommes. L'un de ces livrets devait rester en ses mains, l'autre devait être remis à l'ouvrier à façon qui travaillait à ce métier. Lorsqu'un façonnier cessait de travailler pour un fabricant, il faisait arrêter son compte par ce dernier qui mentionnait sur les livrets l'acquit ou le débet. S'il y avait dette de l'ouvrier, le nouveau patron devait en retenir le montant au moyen d'une retenue d'un huitième des salaires au plus. S'il avait commis la faute d'engager un ouvrier sans livret, il était responsable de la dette de ce dernier, mais à concurrence seulement d'une somme de 500 francs.

La loi du 7 mars 1850 reproduisait les usages de la fabrique lyonnaise relatifs au tissage et au bobinage. Le patron, en livrant la matière première à l'ouvrier à façon, mentionnait les poids et quantité ainsi que les prix de main-d'œuvre sur deux livrets dont l'un restait en ses mains. En cas de contravention, la peine était une amende et s'il y avait récidive, une insertion du jugement dans un journal aux frais du condamné.

La loi du 13 février 1852 sur les colonies exigeait un livret des travailleurs engagés pour un an au plus, ce qui mettait en dehors les travailleurs chinois et indous, tous engagés pour trois ans au moins.

Il convient d'ajouter que la loi du 19 mai 1874 réglant le travail de enfants employés dans l'industrie a établi un livret spécial à l'usage de ces enfants, livret où le maire qui en doit faire la délivrance inscrit, avec les noms et prénoms de l'enfant, les date et lieu de sa naissance et l'indication du temps pendant lequel il a suivi l'école.

Le livret, depuis longtemps, était l'objet de réclamations de la part de certains ouvriers et de la part surtout des publicistes. On lui reprochait d'être « une mesure policière» ; d'aller contre l'égalité, puisqu'il n'était exigé que des ouvriers et encore que des ouvriers de l'industrie, sans l'être ni des employés, ni des domestiques, ni des ouvriers ruraux. On faisait valoir aussi que le livret était tombé en désuétude dans les centres industriels les plus importants et notamment à Paris. Les ouvriers délégués à l'exposition de Londres en 1862 constatèrent que les ouvriers anglais n'étaient point tenus d'avoir un livret et ils surent bientôt que les

ouvriers des autres pays, à l'exception des Belges qui ont nos lois, n'y étaient pas non plus astreints. Le gouvernement impérial ouvrit une enquête sur la question du maintien ou de l'abrogation du livret. Le maintie fut demandé par 45 chambres de commerce sur 54; par 47 chambres Consultatives des arts et manufactures sur 50; par 167 tribunaux de commerce sur 183, enfin par 66 conseils de prud'hommes sur 95. Les événements de 1870 étant survenus, les choses restèrent en l'état.

C'est en 1881 qu'un projet de loi fut présenté par M. Dautresme, projet qui ne contenait que deux articles portant suppression du livret obligatoire et renvoi au droit commun pour la preuve à faire des services accomplis.

Ce projet, voté par la Chambre, fut modifié par le Sénat, et renvoyé à la Chambre qui maintint son premier texte. Le Sénat saisi de nouveau adopta un texte différent de celui qui lui était transmis par la Chambre, mais différant également en quelques points de celui qu'il avait d'abord voté. C'est ce texte qui fut enfin adopté par la Chambre; huit années s'étaient écoulées entre la présentation de cette loi et le vote définitif.

Les deux assemblées étaient d'accord pour voter la suppression du livret obligatoire; le sentiment des chambres de commerce, des chambres consultatives et des conseils de prud'hommes ne fut nulle part cité comme méritant qu'on s'y arrêtât. On invoqua l'égalité et la démocratie, l'abrogation tacite existant en nombre d'endroits; enfin il y eut accord pour condamner le principe de l'obligation. Ce qui fit le débat fut cette autre question: doit-on, en abolissant le livret obligatoire, permettre un livret facultatif dont la forme toutefois sera réglée par la loi pour qu'il ait autorité et soit efficace?

Au Sénat, M. Marcel Barthe, rapporteur de la commission chargée d'examiner le projet de loi, et M. Lenoël soutinrent la nécessité du livret facultatif. Le livret, disaient-ils, est utile à la fois au patron et à l'ouvrier. Il est utile au patron afin de lui permettre de savoir qui il engage; i n'est pas indifférent pour un chef de maison de confier la conduite d'une machine, délicate parfois, ou la continuation d'un travail à un ouvrier compétent ou au premier venu se disant du métier, et qui peut, par son défaut de connaissance, causer un tort très grave, un tort qui peut être même sera difficilement réparable. Or le livret lui permettra de savoir si l'ouvrier qui se présente est bien du métier, s'il a travaillé dans des établissements analogues, ou s'il n'est qu'un manœuvre incapable d'un travail technique et délicat. Il ne renseigne pas moins le patron sur le degré de confiance que l'on peut avoir dans l'ouvrier en montrant ou qu'il est resté longtemps dans les mêmes maisons et encore dans des maisons honorables, ou, au contraire, qu'il passe de place en place sans se fixer et ne travaillant que d'une manière intermittente.

Et M. Marcel Barthe citait le témoignage du syndicat des constructeurs mécaniciens du Havre: si les législateurs désirent la prospérité des industries françaises, il ne faut pas qu'ils mettent les industriels dans l'impossibilité de pouvoir recruter des collaborateurs nationaux sérieux

et honnêtes et qu'ils les exposent à ouvrir leurs portes à des sujets étrangers et à des malfaiteurs.

Pour les ouvriers mêmes le livret n'est pas moins utile; s'il déplaît au nomade, à celui qui ne sait se fixer et qui ne travaille que par moments, il est au contraire pour l'ouvrir stable et laborieux un titre d'honneur et la meilleure des recommandations. « Nous avions un livret, écrivait en 1879 un ouvrier devenu patron, et nous n'avons jamais rougi de le montrer; nous en sommes fier au contraire... ce livret montrait de suite aux patrons qui nous embauchaient qui nous étions. Ils savaient de suite à quoi s'en tenir. Aussi obtenions-nous une considération qui nous était utile et fort agréable. » — ( Quiconque a été dans l'industrie, déposait à l'enquête la chambre syndicale des chaudronniers, sait que, bien que le livret ne soit plus requis, l'ouvrier est le premier à le présenter disant: j'ai mon livret; parce qu'il tient à établir ce qu'il a été, ce qu'il est. » Dans l'enquête belge de 1877 le conseil des prud'hommes de Gand déclarait à l'unanimité, patrons et ouvriers, que « le livret revêtu de signatures honorables et de congés peu nombreux est pour son possesseur un vrai trésor, une clé qui lui ouvre toutes les portes ».

Le livret est encore pour l'ouvrier un document d'identité remplaçant le passeport et pouvant au besoin servir à l'ouvrier sérieux pour obtenir du crédit. Dans les départements frontières et même sur les chantiers de l'intérieur, c'est un moyen pour lui de prouver sa nationalité, et on a vu que les mécaniciens du Havre ne tenaient pas cela pour indifférent. Le livret obligatoire tombé en désuétude dans les grands centres est encore employé et apprécié dans nombre d'endroits; pourquoi alors ne pas accepter le livret facultatif comme ont fait les chambres belges après un débat de neuf ans?

A la vérité on écrit dans la loi qu'il sera établi par le maire, mais c'est que lui seul peut certifier l'identité du porteur. Les patrons y écrivent ensuite les dates d'entrée et de sortie sans autre mention, ni indication d'avances faites.

Les adversaires du livret facultatif dont les principaux étaient au Sénat MM. Tolain et Millaud répondirent que si la loi réglait la forme d'un livret, il ne tarderait pas à devenir obligatoire par l'accord des patrons et qu'on verrait bientôt reparaître cette «mesure policière» dont les ouvriers ne voulaient plus. Le livret au fond servirait à faire savoir au patron que l'ouvrier sortait de tel établissement dont le personnel est en grève et il refuserait d'admettre le porteur; on verrait même les patrons signaler au moyen de marques spéciales peu apparentes, mais convenues entre eux, les ouvriers congédiés qui alors ne trouveraient plus à se placer. Un certificat qu'il serait loisible à l'ouvrier de demander ou non, loisible au patron de délivrer ou non, renseignerait bien mieux qu'un livret, puisqu'on y pourrait noter, ce que l'on ne fait pas sur un livret, la capacité de l'ouvrier. C'est ainsi que les choses se passent à l'égard des domestiques et des employés ; pourquoi imaginer un droit spécial à l'usage des ouvriers?

Si le Parlement belge avait accepté le livret facultatif, c'est parce que la Belgique n'a pas comme la France de chambres syndicales. Ces chambres seraient à l'avenir le vrai moyen de renseignement. Le mot même de livret était odieux et la démocratie n'en voulait plus.

Il fut répondu à cela que, pour les domestiques et les employés, le certificat n'empêche pas celui qui reçoit une offre de travail de s'adresser au maître précédent pour se renseigner; d'où une longue attente pour le postulant. Le moyen est-il bien pratique pour des ouvriers qui souvent s'engagent à la semaine ou même à la journée? Les signes secrets que l'on appréhende de voir mettre sur le livret ne pourraient-ils se trouver sur des certificats? Cette sorte de document a l'inconvénient d'être très facilement délivrée, ce qui lui ôte de sa valeur et de ne point contenir de constatation d'identité; un fabricant rapportait que le même certificat Ini avait été la même semaine présenté par trois ouvriers différents. A la Chambre, un député fabricant, M. Balsan, ajoutait que le certificat se détériore facilement, alors que le livret est très portatif et se garde dans la poche. Il appelait le livret « une suite de certificats reliés ». Quant à l'intervention des chambres syndicales, le même député, bien qu'appartenant à la gauche, la déclarait redoutable et funeste. « En ôtant à l'ouvrier, disait-il, le moyen de se faire reconnaître pour ce qu'il est, on veut le rendre dépendant de quelques associations qui veulent en faire leur homme; c'est là la vérité ».

La Chambre et le Sénat se prononcèrent cependant contre le livret facultatif en faveur du certificat, mais en ajoutant qu'il ne serait pas loisible au patron de le refuser.

La Chambre avait même été plus loin; elle avait aboli les livrets lyonnais établis par les lois de 1806 et 1850, en les déclarant inutiles et odieux au même titre que les autres. Ce fut le Sénat qui les fit maintenir en constatant l'attachement que montraient et les patrons et les ouvriers lyonnais pour ces livrets qui servaient seuls de preuve pour les quantités de matières premières livrées et rendues. La chambre de commerce de Lyon, les chambres syndicales, les prud'hommes de la soierie à l'unanimité, s'étaient prononcés pour leur maintien. La Chambre céda sur ce point et les lois de 1806 et 1850 resteront en vigueur.

Art. 1er. Sont abrogés la loi du 22 juin 1854, le décret du 30 avril 1855, la loi du 14 mai 1851, l'article 12 du décret du 13 février 1852, sur les obligations des travailleurs aux colonies, et toutes les autres dispositions de lois ou décrets relatifs aux livrets d'ouvriers.

Néanmoins, continueront à être exécutés : les dispositions de la loi du 18 mars 1806 sur les livrets d'acquit de la fabrique de Lyon; celles de la loi du 7 mars 1850 sur les livrets de compte pour le tissage et le bobinage, et l'article 10 de la loi du 19 mai 1874 relatif aux livrets des enfants et des filles mineures employés dans

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