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TRAHISON ET ESPIONNAGE

CHAPITRE PREMIER

Définitions et caractères généraux

Quiconque lit, sans y prêter une attention spéciale, ces deux mots : « Espionnage Espionnage » et « Trahison », ne fait entre eux aucune distinction; la langue courante les employant constamment l'un pour l'autre, ils se présentent à notre esprit comme deux synonymes. Mais la réflexion nous. montre entre eux cette différence capitale que, pour employer des expressions précises, si, pour nous, Français

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espionnage» et « trahison » caractérisent tous deux le fait de favoriser, aux dépens de notre patrie un gouvernement étranger, l'espionnage est l'acte d'un étranger, la trahison est l'acte d'un national. La nature de la faute est la même le caractère de l'auteur est différent. Ou plutôt l'espionnage est le crime simple, la trahison est un double crime, en raison de la nationalité de celui qui le commet. Pour étendre ici, et sortir un peu de son sens usuel, une

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expression de la langue juridique allemande, la trahison est de l'espionnage (1) avec idéalconcurrenz. Nous favorisons un gouvernement aux dépens d'un autre crime simple. Nous favorisons un gouvernement aux dépens de notre patrie idéalconcurrenz, car il y a deux caractères dans l'objet lésé c'est un gouvernement, et ce gouvernement est le nôtre. Cette distinction, qu'il faut établir constamment entre l'espionnage et la trahison, nous la trouvons chez très peu d'auteurs; et ceux qui la formulent ne s'y attachent point résolument. On ne la rencontre pas dans les documents législatifs.

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Toutefois, elle ressort du rapport déposé, le 26 juin 1895, par M. Marc Sauzet, à la Chambre des députés (2). Il dit que la Commission de l'Armée « jugeait essentielle, tant au point de vue de la réalité des faits, que pour la satisfaction de l'équité, de distinguer absolument l'acte du Français qui, méconnaissant le premier de ses devoirs envers sa patrie, se rend coupable de trahison et l'acte de l'étranger qui, par les investigations diverses comprises sous le mot d'espionnage, sert son pays en menaçant le nôtre.

« L'un, en temps de paix, comme en temps de guerre,

(1) Il faut bien entendre que je n'emploie pas le mot « espionnage » dans le sens usuel, que je ne l'applique pas toutes les fois qu'il y a certaines investigations ou recherches, mais que je veux l'employer toutes les fois qu'il s'agit du fait d'un étranger.

(2) Rapport fait au nom de la Commission de l'Armée chargée d'examiner le projet de loi sur la Trahison et l'Espionnage (urgence déclarée). Annexe au procès-verbal de la séance du 26 juin 1895 (no 1111-1186).

commet un abominable forfait. L'exposé des motifs du 24 décembre 1895 a raison de le dire, et nul n'y contredira. L'autre manque assurément au respect de ces convenances internationales, de cette courtoisie réciproque que les nations policées se sont toujours fait un point d'honneur d'ériger en principe. Mais, sans scruter les mobiles, souvent très honorables, qui, en fait, le sollicitent, on doit reconnaître qu'il ne mérite à aucun degré la qualification du traître, ni son châtiment, même devant la loi du pays dont il compromet la sûreté.

L'idée de cette distinction est presque banale. On la retrouve dans toutes les propositions et dans toutes les discussions. Aucune législation, à ma connaissance ne la consacre. Aucun projet ne fonde résolument la classification des actes qui menacent la sûreté extérieure de l'État sur la nationalité

de leurs auteurs ».

Voilà, bien nettement établie cette distinction. Avec M. Sauzet, je constate qu'elle s'impose. Avec lui aussi, je dirai que, chose étrange, on ne la retrouve, malgré cela, dans aucune législation, dans aucun projet. Cette anomalie est absolument injustifiable. C'est en vain que l'on alléguerait l'identité des deux actes, puisque toute leur gravité repose sur le caractère de leur auteur envisagé au point de vue de sa nationalité, puisque surtout la pénalité diffère comme aussi l'opinion, selon qu'elle s'attache à l'espionnage ou à la trahison. J'étudierai, du reste, dans un autre chapitre le caractère moral de ces deux crimes. J'ai voulu seulement indiquer ici une bizarrerie des législations,

oublieuses de consacrer, ce qui est dans les vœux et dans la pensée de tout homme.

Cette confusion, qu'elles apportent dans l'emploi de ces deux termes bien différents, m'obligera souvent dans le cours de ce travail, à étudier parallèlement l'espionnage et la trahison, au lieu de consacrer à chacun de ces crimes une partie distincte. Ce serait en effet enlever parfois le caractère extérieur de notre législation française et des législations étrangères que j'analyserai, que de mettre une division aussi tranchée là, où elles l'omettent quoique involontairement. Elles confondent en général les deux fautes, et au point de vue de la dénomination qu'elles leur donnent et au point de vue de la pénalité.

Je devrai procéder souvent de la même façon. A défaut d'harmonie complète, nous aurons ainsi une vue meilleure de l'ensemble, d'où découlent pour nous plus spécialement les caractères distinctifs de toute œuvre législative.

Avant de donner une définition de ces deux actes, je vais analyser, dans les principaux auteurs ou dispositions législatives, les passages s'y référant, et indiquer ainsi l'ensemble des opinions qui se sont fait jour à leur endroit (1). Les auteurs que nous allons étudier ne s'occupent en général que de l'espionnage en temps de guerre, beaucoup considérant que c'est le seul qui mérite le nom d'espionnage. Cela nous permettra d'avoir une sorte de commune mesure des idées

(1) Je serai forcé d'examiner dans ce chapitre certains points qui auraient pu l'être plus loin, ou dont je reparlerai : l'embarras dans la classification des paragraphes, et les redites, étaient un peu inévitables.

qu'ont eues ceux qui ont traité ce sujet avant nous. Cela nous donnera également l'occasion de les examiner et quelquefois de les critiquer. Qu'on me pardonne le procédé en considération de l'intention, et qu'on veuille bien y voir autre chose qu'un catalogue des idées d'autrui.

Pour M. Guelle (1), l'espion est celui qui clandestinement cherche des informations. Le savant lieutenant-colonel du 43° de ligne ne pose pas la distinction précitée avec la trahison, distinction fondée sur la nationalité de l'auteur et n'en donne une qu'entre l'espionnage en temps de guerre (qu'il étudie seulement et qui relève des conseils de guerre), et l'espionnage en temps de paix, justiciable des tribunaux ordinaires. Il dit que l'espion sera prisonnier de guerre s'il est étranger, et qu'il relèvera des tribunaux français s'il est national. Il ajoute toutefois que la trahison consiste à favoriser les ennemis de son pays; mais n'insiste pas sur ce qu'il n'a pas l'air de considérer comme une différence. Il exige qu'il y ait toujours un jugement.

Pour Holtzendorff (2), l'espionnage est licite comme ruse de guerre, mais doit néanmoins être puni de mort (3), vu sa gravité. Je reviendrai plus tard sur cette anomalie apparente de punir de la peine la plus forte un acte que nous considérons comme licite lorsque nous en sommes les au

teurs.

(1) Précis des lois de la guerre, t. I, p. 122; La guerre continentale et les personnes, t. I, p. 85.

(2) Éléments de droit international public, trad., p. 167.

(3) Il s'agit de l'espionnage en temps de guerre.

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