Page images
PDF
EPUB

RAPPORT VERBAL

SUR UN OUVRAGE DE M. ÉMILE LAURENT,

INTITULÉ :

DU PAUPÉRISME

ET

DES ASSOCIATIONS DE PRÉVOYANCE.

[ocr errors]

M. ADOLPHE GARNIER: Jai à rendre compte à l'Académie d'un ouvrage important de M. Émile Laurent, et qui a pour titre Du paupérisme et des associations de prévoyance. Cet ouvrage soulève les questions les plus intéressantes de la morale et de l'économie sociale. L'auteur envisageant l'état actuel des sociétés modernes, ne nie pas qu'il n'existe une amélioration notable si l'on compare l'état antérieur avec l'état présent; mais le bien-être est relatif, et ce qui a été suffisant à une certaine époque ne l'est plus à une autre. Aujourd'hui, l'on est devenu plus difficile. Autrefois le mal était à l'état sporadique; aujourd'hui la misère est plus agglomérée et frappe plus les yeux. Il ne serait pas exact de dire qu'il y a plus de misère dans les villes que dans les campagnes, et ce n'est pas de notre temps seulement qu'on se plaint du mouvement qui porte les populations rurales à déserter les champs pour les villes. Le mal est ancien et il est curieux de lire ce qu'écrivait Bernard de Palissy: « Sitôt que ces fols de laboureurs

ont acquis quelque chose à la grande sueur de leur front, ils veulent faire un monsieur de leur fils aîné; ils l'envoient aux écoles de la ville. Ce monsieur-là mange ses frères et sœurs qui sont appauvris par les dépenses qu'il coûte, etc... >>

Je dois dire tout d'abord que M. Émile Laurent, en s'occupant de ce sujet si délicat et si intéressant de la bienfaisance publique, est au courant des principes de l'économie politique sur cette matière: il a lu tous les livres et traités qui s'en sont occupés, et au premier rang de ces lectures figurent les ouvrages des membres de cette Académie. Peut-être y a-t-il quelque confusion dans l'emploi de ces matériaux; l'auteur divise mal, et chaque chapitre renferme en substance la matière de tous les autres. Cette observation faite, j'ajouterai à l'honneur de M. Laurent qu'il est de l'avis des meilleurs économistes sur la bienfaisance. Il reconnaît qu'elle est quelquefois nuisible et toujours insuffisante. La bienfaisance publique entretient chez les classes indigentes cette idée, qu'elles ne sont que trop portées à se forger d'elles-mêmes, que l'État dispose de trésors inépuisables. De ce que les pouvoirs publics interviennent dans bien des circonstances, notamment pour la taxe du pain, pour la taxe de la viande, les classes indigentes sont amenées à supposer que l'État a le moyen de venir au secours de toutes les misères et que, quand il ne le fait pas, il existe un moyen légitime de l'y contraindre, l'émeute. Tout cela montre quels sont les inconvénients de la bienfaisance publique. En voici maintenant l'insuffisance. Dans la partie de son ouvrage consacrée aux bureaux de bienfaisance, M. Émile Laurent fait connaître les ressources de

leur budget; la moyenne des sommes allouées annuellement est de 12 fr. par tête; aussi les pauvres ne regardent-ils pas ce secours comme sérieux et l'appellent-ils seulement : une douceur.

Remontant aux causes de la misère, M. Émile Laurent signale au premier rang l'imprévoyance, le défaut d'épargnes, l'ivrognerie, le vice, la paresse, etc... L'habitude de l'épargne serait le remède préventif par excellence, préfé– rable même à l'élévation des salaires. L'épargne enfante des prodiges. Ne voit-on pas le plus pauvre Bas-Breton se constituer un petit pécule à force de privations et d'économie.

Peut-être dans la constitution actuelle de l'industrie, telle qu'elle est sortie du mouvement politique de la fin du XVIIIe siècle, l'ouvrier ne trouve-t-il plus les sûretés que lui présentaient autrefois les corporations et les jurandes. Aussi M. Émile Laurent voudrait-il, pour ainsi dire, des jurandes ouvertes, pour fournir à l'ouvrier l'assistance dont il a quelquefois besoin. Tel sera le rôle des sociétés de secours mutuels qui doivent habituer l'ouvrier à compter sur lui-même, à prendre la responsabilité de sa conduite. Chez les Anglais, les sociétés d'amis atteignent ce but; aussi quelle différence pour la situation morale entre celui qui reçoit de la société d'amis des secours qu'il s'est pour ainsi dire ménagés à l'avance, et celui qui est nourri par la paroisse !

Dans un parallèle entre les sociétés de secours mutuels et les caisses d'épargne, M. Émile Laurent fait ressortir les différences qui les séparent. Dans les caisses d'épargne l'ouvrier n'est pas tenu à verser continuellement; de plus,

il peut retirer à son gré ce qu'il a versé. Par la constitution des sociétés de prévoyance, l'associé est obligé de persévérer dans l'économie et par conséquent dans la tempérance; il profite des versements de ses coassociés, ne peut rien retirer de ses versements, et perd même ce qu'il a versé s'il se retire. Il y a donc là une véritable supériorité au profit de la société de secours mutuels, et cela, non-seulement au point de vue matériel, mais aussi au point de vue moral; car l'ouvrier, alors même qu'il ne profiterait pas personnellement et directement de ses versements, trouverait encore dans les cotisations auxquelles il s'astreint, une occasion d'exercer sa bienfaisance.

Les sociétés de secours mutuels ne sont pas dit-on sans inconvénients. Elles peuvent engendrer les coalitions et procurer aux ouvriers le moyen de forcer la main aux maîtres et aux fabricants, en assurant des secours pendant le chômage. M. Émile Laurent ne croit pas ces dangers réels; il invoque, à l'appui de son opinion, l'exemple de l'Angleterre, où aujourd'hui l'inutilité des coalitions pour amener la hausse des salaires est démontrée; il y a là de quoi dégoûter les sociétés de secours mutuels d'entretetenir le chômage volontaire. M. Laurent croit que les réunions périodiques des sociétés de secours mutuels seraient d'excellentes occasions pour faire entendre aux ouvriers de bons et utiles enseignements d'économie politique.

M. Émile Laurent voulant tracer l'histoire des sociétés de secours mutuels, présente un tableau digne d'éloges par la pensée qui l'a inspiré et par les recherches qu'il contient sur les précédents historiques du sujet en Grèce, à Rome, en Asie, et offre des faits dignes d'intérêt.

M. Laurent nous montre à Sheffield une association d'ouvriers en aciers, constituée comme une corporation. du moyen-âge. Le patron ne peut pas prendre dans ses ateliers des ouvriers au-delà d'un certain nombre déterminé; il est tenu de recevoir les fils de ses ouvriers, et il lui est interdit de modifier le taux du salaire.

En Russie on voit des associations passagères sous le nom de Pomotch, dont le but est d'organiser des services mutuels dans certains cas pressants, comme celui de moissons à couper et à rentrer, de maisons à élever...

[ocr errors]

En France, lorsque les esprits commençaient à se remettre des terribles émotions de la Terreur, les ouvriers s'apercevant du vide qu'avaient laissé les anciennes institutions brisées par la Révolution et non remplacées, demandèrent aux pouvoirs publics la permission de former des sociétés de secours mutuels le député Chapellier répondit que l'État se chargeait d'assurer du travail aux ouvriers, et les sociétés de secours mutuels furent obligées de s'ajourner.

En 1806, des sociétés de secours mutuels avaient été autorisées, mais à la condition qu'elles se formeraient de professions diverses. Plus tard on s'est relâché de cette exigence, les sociétés professionnelles furent reconnues sans danger.

En 1821, le gouvernement accorda aux sociétés de secours mutuels une subvention de 50,000 fr. On vit alors le nombre s'en doubler.

Arrivant à l'organisation actuelle des sociétés de secours mutuels, M. Laurent explique avec détail l'organisation intérieure de l'une des plus anciennes, de la Caisse de

« PreviousContinue »